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Le Monde Diplomatique, février 2011

Constat de Serge Halimi dans le Monde Diplomatique de février 2011 : « L’impossible peut arriver. Les responsables politiques aiment invoquer la « complexité » du monde pour expliquer qu’il serait fou de vouloir le transformer. Mais, dans certaines circonstances, tout redevient très simple. Quand, par exemple, après le 11 septembre, l’ex-président George W. Bush enjoignit à chacun de choisir entre « nous et les terroristes » .A Tunis, ce fut plutôt entre un dictateur ami et « un régime du type taliban au nord de l’Afrique ». Ce genre d’alternative conforte les protagonistes : le dictateur se proclame seul rempart contre les islamistes ; les islamistes, seuls ennemis du dictateur.

Mais le ballet se dérègle quand un mouvement social ou démocratique fait surgir des acteurs qu’écartait une chorégraphie verrouillée pour l’éternité. Le pouvoir aux abois ausculte alors la moindre trace de « menée subversive » dans le mécontentement populaire. Qu’elle existe, il en profite ; dans le cas contraire, il l’invente.

Ainsi, le 13 janvier dernier, veille de la fuite de M. Zine El-Abidine Ben Ali. Face à M. Mezri Haddad, ambassadeur de Tunisie auprès de l’Unesco, M. Nejib Chebbi, opposant laïque à la dictature, mettait en accusation un « modèle de développement qui utilise les bas salaires comme seul avantage comparatif dans la compétition internationale ». Il fustigea « l’étalage provocateur de richesses illicites dans les grandes villes », signala que « toute une population désavoue ce régime ». M. Haddad en perdit son sang-froid : « Bientôt ils vont venir dans ton palais à La Marsa pour te piller parce que c’est la logique de toutes les sociétés qui n’ont plus peur du gendarme. (...) Ben Ali a sauvé la Tunisie en 1987 des hordes fanatisées et des intégristes. (...) Il doit se maintenir au pouvoir quoi qu’il arrive, parce que le pays est menacé par les hordes fanatiques et par les néobolcheviques qui sont leurs alliés stratégiques. »

Quelques heures plus tard, M. Haddad réclama néanmoins le départ du « sauveur de la Tunisie ». Et, le 16 janvier, M. Chebbi devenait ministre du développement régional de son pays… Les peuples arabes ne font pas la révolution tous les jours, mais ils la font vite.

Sans renvoyer forcément à la Révolution française, le cycle historique que vit la Tunisie semble familier. Un mouvement spontané s’étend, il rassemble des couches sociales plus diverses ; l’absolutisme chancelle. Très vite, il faut choisir : renoncer aux enchères et collecter son gain, ou doubler la mise. A cet instant, une fraction de la société (la bourgeoisie libérale) s’active pour que le fleuve regagne son lit ; une autre (ruraux, employés sans avenir, ouvriers sans emploi, étudiants déclassés) parie que la marée protestataire va balayer davantage qu’une autocratie vieillissante et un clan accapareur.

Cette dernière hypothèse, qui verrait le combat contre la dictature personnalisée de la famille Ben Ali s’élargir à la domination économique d’une oligarchie, n’enchante ni les voyagistes, ni les marchés financiers, ni le Fonds monétaire international (FMI). Eux n’aiment la liberté qu’appliquée aux touristes, aux zones franches et aux mouvements de capitaux. Dès le 19 janvier, l’agence de notation Moody’s a d’ailleurs dégradé la note tunisienne en prétextant « l’instabilité du pays, due au récent changement inattendu du régime ».

Même absence d’allégresse au Caire, à Alger, Tripoli, Pékin et dans les chancelleries occidentales. Au moment où des foules en majorité musulmanes réclamaient la liberté et l’égalité, la France éclairait à sa manière le « débat » sur la compatibilité entre démocratie et islam ; elle proposa au régime chancelant de M. Ben Ali « le savoir-faire de nos forces de sécurité ». Musulmanes, laïques ou chrétiennes, les oligarchies au pouvoir se montrent solidaires sitôt que leur population se réveille. L’ancien président tunisien se proclamait pilier de la laïcité et du droit des femmes contre les intégristes ; il présidait un parti membre de l’Internationale socialiste : il a trouvé refuge… en Arabie saoudite.

Imaginons qu’à Téhéran ou à Caracas on ait relevé ces derniers jours les corps d’une centaine de manifestants fauchés par des tirs de la police…

On le voit, l’idée d’une « dictature du moindre mal » parce que pro-occidentale et susceptible de s’amender un jour (à condition qu’on lui concède l’éternité pour y parvenir), la crainte de découvrir des fondamentalistes (autrefois des communistes) tapis derrière les manifestants démocrates, tout cela ne date pas d’hier. Le rôle négligeable des islamistes dans le soulèvement tunisien - qui a favorisé la constitution d’un large front social et politique contre M. Ben Ali - a tranquillisé les Etats-Unis. WikiLeaks avait dévoilé les sentiments du département d’Etat envers la « quasi-mafia » et le « régime sclérosé » du clan au pouvoir ; la Maison Blanche l’abandonna à son sort, confiante en l’existence d’une relève libérale et bourgeoise.

Mais le soulèvement tunisien résonne au-delà du monde arabe. Bien des détonateurs de l’explosion se retrouvent ailleurs : une croissance inégalitaire, un chômage élevé, des manifestations réprimées par des appareils policiers obèses, une jeunesse instruite et sans débouchés, des bourgeoisies parasites qui vivent en touristes dans leurs propres pays. Les Tunisiens n’auront pas raison de tous ces maux à la fois, mais ils ont soulevé le joug de la fatalité. « Il n’y a pas d’alternative », leur avait-on seriné. Ils nous ont répondu que, « parfois, l’impossible arrive »… »

Pour Hicham Ben Abdallah El Alaoui (" Tunisie, les éclaireurs " ), « Un régime despotique qui avait tourné à la kleptocratie - système fondé sur le vol et la corruption - doublée d’une autocratie répressive est tombé. Le pouvoir était incarné par une famille ayant mis à sac la société tunisienne. L’immolation d’un jeune bachelier désespéré, vendant fruits et légumes sur son chariot ambulant, a lancé une révolte qui a eu raison de l’un des régimes les plus autoritaires du monde arabe. Pourtant, la région ne manque pas de dictatures.

Ce soulèvement héroïque d’un grand peuple a valeur d’exemple. Imprévisible, sans véritable leadership politique, la révolte a bénéficié de son caractère non structuré. L’eût-elle été davantage, le régime l’aurait probablement écrasée. Unis par la seule logique du ras-le-bol contre la dictature de M. Ben Ali, les insurgés sont entrés via Internet dans un type de communication que le régime n’avait pas su anticiper (malgré le « mouvement vert » en Iran, maté en 2009 par la théocratie au pouvoir). En moins d’un mois, la révolte a réussi à renverser cette dictature qui fit de la Tunisie l’un des pays les plus verrouillés de l’Afrique du Nord et du Proche-Orient pendant près d’un quart de siècle.

Les atouts d’un tel soulèvement constituent désormais sa principale faiblesse : absence de dirigeant, de programme politique ou de capacité à prendre en charge la société après le renversement du président honni. Le pays, qui compte l’une des populations les plus éduquées et sécularisées du monde arabe, a su éviter, jusqu’à présent, que les islamistes radicaux n’exercent une prééminence quelconque. Ce qui se profile ne semble pas fournir à ces derniers l’occasion de prendre le pouvoir par la violence. Par la suite, si une partie des islamistes (comme ceux qui se revendiquent de la Nahda ) acceptent de jouer le jeu démocratique, il importera de les intégrer dans le système politique, pour mieux marginaliser les islamistes radicaux. »

Éric Rouleau se souvient. Il a rejoint son poste d’ambassadeur de France à Tunis en 1985 au moment où, à Paris, s’exprimaient des inquiétudes quant à la succession de Bourguiba.

Olivier Piot a observé comment l’indignation s’est transformée en sentiment révolutionnaire. Il rappelle également que jamais les soldats ne sont intervenus contre la rébellion.

L’Égypte, pour sa part, est « saisie par la fièvre régionale » (Sarah Ben Néfissa) : « Depuis 2005, l’Egypte connaît des mouvements de protestation. Malgré la répression, ils se sont amplifiés depuis la fin de janvier. L’ensemble de la classe politique, Frères musulmans compris, a été surprise.

C’est de l’Egypte que « devait » partir la démocratisation du monde arabe, dernière région du monde à n’avoir pas connu d’évolution politique significative depuis la chute du mur de Berlin. L’apparition, en 2005, du mouvement Kefaya - centré sur la revendication démocratique et le refus de la succession héréditaire du président Hosni Moubarak - puis l’arrivée dans le jeu politique, en 2009, de l’ancien secrétaire général de l’Agence internationale pour l’énergie atomique (AIEA), M. Mohammed El-Baradei, étaient perçus comme des signes annonciateurs. Il n’en a rien été.

Pourquoi le régime est-il tombé d’abord à Tunis et non au Caire ? A écouter certains, la principale différence entre les deux pays découlerait de la nature particulièrement oppressive et policière du régime de M. Zine El-Abidine Ben Ali. L’Egypte présenterait une version plus souple de l’autocratie : on peut y parler librement - dans la presse, à la télévision, sur les blogs " et même prendre quelques initiatives politiques, comme en témoigne le développement exponentiel des protestations sociales.

D’une telle photographie de l’Egypte, la Tunisie serait le « négatif » : apparemment dépourvue de racines, la révolte sociale aurait muté en bouleversement politique à une vitesse étonnante, malgré - ou à cause de - la répression sanglante qui avait tenté de l’étouffer. »

Renaud Lambert (" Le spectre du pachamanisme " ) explique qu’un seul pays a rejeté l’accord international de Cancun visant à lutter contre le changement climatique : la Bolivie. Aux mécanismes de marché que prévoit ce texte de 2010, le président bolivien Evo Morales préfère « un nouveau paradigme planétaire pour préserver la vie » : la défense de la Terre mère. Une tradition indigène qui contribuerait à décoloniser l’atmosphère idéologique.

Michaël Rodriguez analyse le système de santé helvétique, un exemple pour J.-F. Copé : le pays étant dépourvu d’un système public de santé, les Suisses doivent souscrire une assurance auprès d’organismes privés. Rien ne semble pouvoir enrayer la hausse des cotisations, entièrement à la charge des citoyens - l’employeur ne payant rien. Aucune solidarité.

Par ailleurs, Berne a enfin consenti (Sébastien Guex) en 2009 à battre en brèche l’institution de secret bancaire. Mais ses concessions sont limitées, et la place financière s’emploie déjà à en atténuer la portée.

Que fait L’Allemagne en Afghanistan, demande Philippe Leymarie ? L’ancienne opération d’« assistance à la sécurité », devenue une véritable guerre, tourmente les dirigeants et les opinions des pays européens, qui cherchent à décrocher. Le débat sur le renouvellement du mandat du contingent allemand - le troisième de la coalition - renvoie aux fondements de la politique nationale outre-Rhin.

Beyrouth se trouve « dans les rets du Tribunal spécial » (Alain Gresh). Alors que le procureur du Tribunal spécial a remis au juge l’acte d’accusation concernant l’assassinat de Rafic Hariri, l’opposition a renversé le gouvernement de Saad Hariri et imposé un nouveau Premier ministre. La situation reste tendue.

Tristan Coloma se demande quand le fleuve Congo « illuminera l’Afrique » : « Un sous-sol regorgeant de minerais et un fleuve capable d’alimenter des barrages surpuissants, mais des caisses de l’État vides et des coupures de courant incessantes. Pour jouir de ses richesses, il manque au continent des infrastructures, notamment énergétiques. En échange de matières premières, la Chine construit des installations. Mais les populations en profiteront-elles ? »

Le régime de Khartoum est bousculé par la sécession du Sud (Gérard Prunier). La population du Sud a massivement voté pour l’indépendance. Inédite en Afrique, cette partition à l’amiable vise à mettre un terme à des décennies de conflits. Mais elle laisse en suspens des éléments clés de la stabilité régionale : le partage de la rente pétrolière et la délimitation des frontières.

« L’Amérique latine s’invite en Palestine » (Maurice Lemoine). En décembre 2010, le Brésil, l’Argentine, la Bolivie, la Guyana puis l’Équateur ont reconnu l’État palestinien " à l’intérieur des frontières de 1967 " - rejoignant ainsi le Costa Rica, Cuba, le Nicaragua et le Venezuela. Une nouvelle preuve de l’émancipation d’une région où Israël a souvent facilité la mise en oeuvre de la politique américaine ?

Xavier Monthéard évoque les « secrets et merveilles de la finance au Laos ». Quelle est l’urgence pour un pays dont les habitants gagnent en moyenne deux euros par jour ? La Bourse, bien sûr. Révolution culturelle, le Laos communiste ouvre en fanfare un marché financier. Son président évoque déjà « une autoroute de capitaux ».

A lire un très fort texte de l’écrivain écossais James Kelman, que le Times qualifie de " sauvage illettré " , sur la fin de la gauche de gauche en Grande-Bretagne : « Tous les quatre ou cinq ans, nos dirigeants sont pour partie obligés de se soumettre à nouveau au suffrage ; certains sont réélus, d’autres non. Pendant ce temps, les vraies affaires continuent. »

Pour Philippe Bacqué, l’industrie de l’agriculture biologique est « florissante ». Des poulets élevés en batterie, des tomates en toute saison, des vergers où l’on exploite des ouvrières immigrées… Oui, mais " bio " ! Comment un mouvement lancé par des militants soucieux de défendre la petite paysannerie tout en rejetant les logiques productivistes risque de s’échouer sur les têtes de gondole des supermarchés.

Deux savoureux articles sur nos élites : " Aux dîners du Siècle, l’élite du pouvoir se restaure " (François Denord et al.), " Parade de l’oligarchie à Saint-Germain des Prés " , par le couple Pinçon-Charlot. De gauche, comme de droite, ces élites. Pas facile d’intégrer. Il faut les bons codes.

Dans les pages culturelles, à noter un très bon questionnement de Serge Regourd de la politique sarkozyenne en matière culturelle. Le Louvre, musée de la République, devient « voisin de plage d’une succursale Guggenheim à Abou Dhabi ». Quand la culture française permet l’épanouissement de la mondialisation libérale…

Sous Sarkozy Ier, on aura vu beaucoup de choses, y compris l’assassinat de l’enseignement de l’Histoire (Bernard Chambaz) : « Quand le sujet du baccalauréat est la Méditerranée, quel intérêt de plancher sur le nombre de lits disponibles dans les complexes hôteliers du littoral tunisien ? »

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