Commandant de police, Philippe Pichon n’a pas été conçu à partir d’un plan Courant. A 39 ans, il est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages, dont un sur Céline, un sur Saint-John Perse, un sur la communauté Rom et un sur le viol qu’il a subi, enfant.
Il décide un jour de divulguer, par l’entremise de Bakchich, les fiches Stic de Djamel Debouze et de Johnny Halliday, l’ami du président. Il veut prouver de manière spectaculaire que ce fichier, légalisé en 2001, consulté 20 millions de fois par an par les policiers (!), est truffé d’erreurs (25% selon la CNIL) et s’avère d’autant plus redoutable qu’il est extrêmement difficile d’en sortir, que l’on soit totalement innocent mais qu’on y ait été inscrit par erreur, ou que l’on soit désormais en règle avec la justice (le type de peine le plus courant étant une infraction pour stationnement illégal). On peut rester 20 ans dans ce fichier, « pour rien ». Pichon fut lui-même victime d’une erreur du Stic qui lui barra une promotion en 2003.
En collaboration avec le sociologue Frédéric Ocqueteau, spécialiste des questions policières, Pichon a rédigé un fort ouvrage sur les dérives de la police, sur la totalitarisation de l’État, dont on peut se demander si, dans les domaines policier et pénal, il est encore réformable. L’ouvrage est très technique, et remarquablement écrit.
Dans une préface très éclairante, Me William Bourdon, l’avocat de Pichon, pose la seule interrogation qui vaille : « Comment peut-on aujourd’hui exercer dignement sa charge de policier ? » A l’évidence, la réponse est dans la question. L’avocat nous rappelle que nous vivons dans un pays où l’interconnexion des fichiers ne fait que s’accentuer, où nous pend au nez la suppression des juges d’instruction, ce qui permettra tous les excès à des Courroye de transmission, où les services publics sont privatisés les uns après les autres.
En propos liminaire, Pichon explique que l’utilisation exorbitante du droit du fichier Stic, permettant à la police d’enquêter sur tous les citoyens, bouscule la logique de la présomption d’innocence, un droit pourtant fondamental dans un État démocratique. Bien qu’en 1999 le Conseil d’État ait émis un avis très critique sur le Stic, les policiers ont continué à l’utiliser comme devant.
Les régimes autoritaires se caractérisent, notamment, par un discours clos. « La suspicion engendre le fichage », exposent les auteurs, et « le fichage la suspicion. » Comme, par ailleurs, la police et ses techniques ont toujours un temps d’avance sur le droit (les informations nous concernant, erronées ou pas, peuvent être conservées 40 ans en l’état actuel de la législation), même une amnistie ne peut entraîner l’effacement de données concernant les personnes qui en ont bénéficié (exception : l’ancien champion et actuel maire de Coulommiers Guy Drut).
En bon délinquant primaire, Pichon fut gardé à vue. On ne se réjouira pas à l’idée que, bien qu’officier de police, il subit cette expérience dans sa plus extrême rigueur. Dans sa chair, dans son esprit, il fut d’autant plus humilié que ses collègues prirent un malin plaisir à écraser la brebis galeuse subversive qu’ils voyaient en lui, le violeur d’omerta, l’assainisseur de moeurs plus que douteuses. On adhère à son jugement : la cuisine policière est « raffinée ». L’audition de sa compagne lève le coeur. Ce n’était certes pas la rue Lauriston, mais cela fait penser que dans toute zone de non-droit les comportements les plus excessifs peuvent survenir.
Les circonvolutions juridiques du ministre de l’Intérieur (l’excellente Alliot-Marie) pour ne pas respecter la suspension des décisions de justice seraient du plus haut comique si la vie d’un homme, son honneur n’avaient pas été en jeu (le jeune commandant fut radié des cadres d’une manière qui fait froid dans le dos, ne l’oublions pas). Pichon se voit un temps réintégré, mais privé de traitement pour service non fait, « compte tenu de son placement sous contrôle judiciaire avec interdiction d’exercer les fonctions de policier » ! Une telle entourloupe en Union Soviétique aurait fait hurler celle qui se voit un destin national, d’autant que l’administration fit tout pour faire passer Pichon pour un déséquilibré mental, ce qui n’avait jamais été attesté par la médecine du travail, et pour un réfractaire politiquement dangereux : il faut se figurer qu’il y avait en lui « une appétence non dissimulée pour des participations à des colloques et séminaires extraprofessionnels. »
Naturellement, Pichon fut soupçonné, sans le moindre fondement, d’avoir tenté de monnayer les informations glanées par lui dans le Stic. Mais à l’inverse de nombre de ses anciens collègues, il n’a jamais été un adepte de la " tricoche " (quand les flics trichent, font des ménages, des extras).
Durant sa carrière, Pichon aura voulu être un « serviteur loyal » de l’État, pas un « courtisan servile ». Ses réflexions finales ne portent pas à l’optimisme : « Jamais en France le service public de la police ne rendra véritablement des comptes de son action aux citoyens […]. Il est impossible d’admettre la déviance collective d’une institution, même si l’un de ses membres entend en faire la démonstration avec sa chair et avec les seules armes du droit à la disposition. »
Bernard GENSANE
Philippe Pichon, Frédéric Ocqueteau. Une mémoire policière sale ; 34 millions de citoyens fichés. Paris, Jean-Claude Gawsewitch, 2010.