En Finlande, comme dans tous les pays nordiques, le consensus social a régné en maître depuis 1945. Pourtant la reconnaissance du fait syndical y a été tardive. La situation a évolué pendant la guerre ; en 1944 fut conclue une première convention générale.
Au sortir de la guerre, la Finlande a su habilement gérer sa situation entre l’URSS et l’Occident. Tout en appartenant économiquement et idéologiquement au monde capitaliste, la Finlande, qui devait d’importants dommages de guerre à l’URSS, avait une économie dont les débouchés étaient assurés par son puissant voisin. Grâce à une politique volontariste de l’Etat, la Finlande a pu diversifier son économie en se spécialisant dans des créneaux à sa mesure, mais hautement technologiques, reposant sur l’exportation. L’électronique, la mécanique, la chimie, l’agro-alimentaire.. vont compléter l’activité industrielle liée à l’exploitation de ses vastes forêts. Dans le même temps la Finlande a entretenu avec l’URSS des relations économiques privilégiées, qui lui seront fort utiles au moment des crises pétrolières.
La prospérité économique a nourri le consensus social, au point qu’un dirigeant de la plus importante confédération syndicale du pays, la SAK, a pu déclarer : « D’une société de classe, nous sommes passés à une société d’intérêt et de pression où l’on essaie de se comprendre les uns les autres. » (1). Il ne s’agit pas de se défendre contre l’exploitation, mais de défendre ses intérêts dans un monde dont on juge les règles légitimes. La négociation est au coeur du système, car il est posé comme postulat que tout le monde est gagnant en sauvegardant la paix sociale. Ce fonctionnement supposait un réel partage des fruits de l’expansion économique, et un équilibre des forces. Le monde du travail a été toujours été fortement syndiqué -jusqu’à une hauteur de 80%-, ce qui lui donné un réel pouvoir. Le droit de grève est reconnu, mais il est fermement encadré pour permettre de résoudre les différends par la négociation : le gouvernement a le droit d’imposer un délai supplémentaire de quinze jours avant le déclenchement d’une grève, afin que le médiateur du gouvernement puisse remplir son office.
Dans les faits, le « consensus social » n’a jamais été tout à fait conforme ni à sa théorie ni à l’image d’Epinal qu’on a voulu en donner. Les syndicats avaient tendance à déclencher des grèves pour « accélérer » les négociations et le patronat à jouer de l’épreuve de force. Il n’a jamais manqué de voix pour réclamer des restrictions au droit de grève. Mais, globalement il avait permis aux salariés finnois de ne pas trop mal tirer leur épingle du jeu, dans les années d’expansion économique et dans les années de crises.
Le consensus social fonctionne toujours en Finlande : des menaces de mouvements, ou des arrêts de travail de courte durée, aboutissent à la signature d’accords. En juin 2010, SAK est fière d’annoncer que malgré la récession, ses syndicats ont défendu le maintien du niveau des salaires, des avantages et des droits des salariés. Un accord a été signé dans la métallurgie, et globalement SAK estime que malgré l’effondrement économique le pouvoir d’achat des travailleurs a pu être défendu.
La confédération SAK évoque cependant des ombres au tableau : le chômage persistant, l’emploi de briseurs de grève dans le conflit des dockers durant le premier trimestre. La confédération patronale déclare qu’elle ne veut plus désormais participer à des négociations globales pour des accords cadres sur les salaires. C’est un tournant par rapport aux relations sociales établies depuis des décennies : depuis la signature en 1968 d’un tel accord national, son renouvellement était devenu la règle. SAK souligne la faiblesse de la coordination syndicale : en réalité, le consensus social finnois est en train de se fissurer, ce que démontre la grève des dockers.
Une grève nationale des dockers de plus de quinze jours
En janvier 2010, le dialogue pour le renouvellement de l’accord collectif des dockers en arrive à un point de rupture. L’intervention du médiateur national n’a amené aucun résultat. Parmi les points en litige, le point principal concerne la protection en cas de licenciement. Les dockers veulent une indemnité équivalente à un an de salaire, ce que le patronat refuse catégoriquement. Le montant actuel correspond à six mois de salaire. Le syndicat des transport, (auquel sont affiliés les dockers), ATK estime que le niveau d’insécurité sur l’emploi et la montée du chômage sont tels qu’il justifie leur demande. Pour le patronat, cette demande est « hors des usages », et absurde dans le climat économique actuel. Pour les salariés, cette indemnité de licenciement est une proposition patronale, dont le montant n’avait pas été fixé.
Les dockers syndiqués - 3 100 permanents et 400 occasionnels - sont près à suivre le mot d’ordre . La grève est prévue à partir du 19 février s’ils n’obtiennent pas satisfaction à l’issue de la discussion. Ils se disent déterminés à aller jusqu’au bout.
Dans une économie qui repose pour l’essentiel sur ses exportations, les dockers ont effectivement une arme entre leurs mains. Dès l’annonce de cet arrêt d’une journée, le patronat des industries à haute technologie commence à pousser des cris d’orfraie : ATK joue un jeu dangereux, disent-ils ; les pertes seraient irréparables si le pays perdait sa fiabilité sur ses livraisons. Les dockers doivent renoncer à leur plan et revenir à la raison : sa mise à exécution saperait la base de la prospérité des finnois.
La fédération patronale des industries papetière monte également au créneau. Le projet de grève des dockers ne seraient pas en prise avec la réalité actuelle. Elle mettrait en jeu les emplois dans cette industrie, qui a entrepris un difficile changement structural et qui commençait juste à rétablir son équilibre.
Les dockers lancent le 2 février une grève d’avertissement, destinée à peser sur les négociations. Ils ont aussi décidé de ne plus effectuer d’heures supplémentaires. Seuls les membres des bureaux de la direction s’activent pour décharger quelques bateaux, et plusieurs dockers veillent que des produits tels que des médicaments ou de la nourriture ne soient pas laissés à l’abandon.
Mi-février, le ministère des affaires économiques décide d’exercer sont droit de reporter la grève, pour une durée de 15 jours, soit jusqu’au 4 mars. Il justifie sa décision par le fait que la grève, qui arrêterait 80% du trafic, infligerait de graves dommages au commerce extérieur et à la société tout entière.
Mais les pourparlers sous l’égide du médiateur national Esa Lonka ne permette pas d’éviter le déclenchement du mouvement, qui débute effectivement le 4 mars. Selon le conciliateur, les positions des deux parties sont si éloignées qu’il ne sert à rien d’élaborer une proposition d’accord.
Les employeurs mettent en avant des débrayages non autorisés pour réclamer des amendes et des dommages et intérêts pour les grèves illégales. Les syndicats soulignent que les demandes de la confédération patronale, EK, interfèrent essentiellement avec les efforts pour résoudre le conflit en cours : EK cherche des moyens pour exercer des pressions, ce qui ne fait que rendre les négociations plus difficiles.
La confédération patronale n’hésite pas à dramatiser lors d’une conférence de presse. La grève des dockers casserait le redémarrage de l’économie finnoise : elle détruirait plus d’emplois en Finlande qu’il n’y a de dockers ! L’argument clé est la perte de fiabilité et le détournement définitif des clients des ports et de la production nationale.
Le syndicat des dockers conteste la version de la confédération patronale, dont l’objectif reste de substituer des accords locaux au détriment d’un accord national.
La confédération patronale EK fulmine : il devrait y avoir un mécanisme pour contraindre de petits secteurs stratégiques à accepter des accords. Elle invite à une refonte approfondie du système de dialogue social, et exhorte le gouvernement et les syndicats à prendre rapidement des mesures qui contraindraient des syndicats comme AKT d’accepter un accord, quand un petit groupe professionnel menace le redressement économique dans un contexte de crise persistante.
La grève est estimée coûter 100 millions d’euros par jour au total aux exportateurs finnois : environ 70 pour l’industrie technologique et 30 pour les industries liées à l’exploitation de la forêt. La situation est particulièrement cruciale pour les entreprises papetières, qui ne disposent pas de capacités de stockage, et qui sont rapidement contraintes à l’arrêt technique si leur production n’est pas rapidement enlevée. Elles luttent depuis plus d’une décade avec les bas coûts et la surcapacité dans les marchés globaux. De fait, plusieurs usines arrêtent leur activité : dans ce cas, la loi n’oblige pas l’employeur à verser le salaire au-delà de sept jours.
Les discussions reprennent au 7ème jour de grève, sous la médiation d’Esa Lonka. Du côté patronal, on maintient que les discussions avaient seulement portées sur le financement des jours chômés : les opérateurs portuaires ont mis en place un fonds pour permettre aux compagnies d’apporter une aide financière à leurs employés licenciés. Le fonds contient actuellement 200.000 euros, mais aucun n’en a encore été utilisé. Les syndicats insistent sur le fait que les employeurs doivent contribuer au fonds, et l’utiliser pour leurs employés qui ont perdu leur emploi, pour l’équivalent d’un an de salaire.
Un autre point de désaccord concerne la flexibilité des heures de travail. Le patronat se plaint d’une « excessive rigidité » dans les horaires de travail dans la branche, alors que la nature du travail impliquerait plus de « flexibilité ».
Dans les jours précédents, les employeurs ont opposé une fin de non-recevoir aux demandes syndicales touchant la sous-traitance du travail portuaire. Ils demandaient que les sous-traitants appliquent les accords conclus avec le syndicat et que les délégués syndicaux soient consultés à propos du recours à la sous-traitance.
Les employeurs disent craindre, s’ils donnent suite à la revendication concernant l’indemnité de licenciement, de déclencher des demandes similaires de la part d’autres syndicats.
Dans la deuxième semaine de grève, les négociations reprennent autour des autres points en négociation, en excluant des discussions le principal point d’achoppement. Le médiateur veut les concentrer sur les questions de la sous-traitance et de la « flexibilité ». Il a convié aux rencontres les confédérations patronale (EK) et syndicale (SAK). De son côté, le syndicat des transports a décidé, pour mettre les dockers en position de force, d’augmenter de façon significative l’indemnité qu’il verse aux dockers engagés dans l’action. Les confédérations, désormais associées à recherche de solutions, invitent à sortir de l’impasse. La confédération patronale propose que le conflit soit tranché par le tribunal du travail.
Parallèlement, les opérateurs portuaires ont commencé à recruter de la main-d’oeuvre non syndiquée. Les représentants des dockers font valoir que le recours à ces méthodes affectera l’état d’esprit des dockers même quand le conflit sera résolu. Pour Multi-Link Terminals, il n’y a rien là d’illégal et l’entrepreneur balaie les arguments de ses interlocuteurs : les offres d’emploi ne sont pas légion et l’entreprise ne doute pas de pouvoir, à l’avenir, embaucher d’enthousiastes travailleurs.
Le travail des briseurs de grève vient renforcer celui de l’encadrement. Facebook a été mis à contribution pour leur recrutement ; le site annonce vouloir réparer l’injustice causée par un petit groupe qui veut faire passer ses intérêts avant ceux de la société tout entière !
Près d’une centaine de dockers grévistes ont tenté de bloquer l’accès du port de Kokta et d’empêcher le déchargement des camions. Un cadre a tenté avec sa voiture de forcer le piquet de grève. Les manifestants en colère ont cogné la voiture, mais les dégâts se limitèrent à un bris de pare-brise. Le syndicat des transports lui-même a pris ses distances avec l’action, dont il reporte la responsabilité sur l’organisation locale, tout en disant « comprendre ».
Le recours à des salariés non syndiqués se généralise dans les ports.
Au 18 mars, la grève entre dans sa troisième semaine. Un porte-parole de la confédération patronale, dans le journal « Bloomberg Businessweek » s’en prend au droit de grève, au nom des 1,65 milliards d’euros qu’aurait entraîné le conflit. La Finlande a besoin de lois qui obligent les employeurs et les travailleurs à parvenir à un accord dans un certain nombre d’industries clés. La législation actuelle du droit de grève en Finlande date des années 1960, mais elle n’est plus adaptée au monde actuel mondialisé. Il extrapole le problème à l’échelle européenne : d’autres exportateurs en Europe pourraient subir le même sort. En Grande-Bretagne, les employés aériens peuvent cesser le travail cependant que la Grèce frappée par la crise a du faire face à deux rounds de grève quand le gouvernement a essayé de réduire les salaires pour stabiliser le plus important déficit de la zone euro. Selon un économiste cité par le journal, les grèves vont s’accroître car les gouvernements vont devoir prendre des mesures impopulaires.
Le recours aux briseurs de grève a choqué le monde syndical. La confédération des syndicats suédois, SAK, s’interroge sur la riposte. Une pétition est lancée, une grève est prévue pour le 26. SAK considère que le recours à une main-d’oeuvre non qualifiée ne se justifiait pas. Cela n’a fait qu’aggraver les tensions et mettre en danger les principes de la « société contractuelle » finnoise. Elle dénonce une tentative d’écrasement du droit de grève, au nom de la compétitivité nationale, ainsi qu’une remise en cause de la sécurité par les entreprises qui ont recours à une main-d’oeuvre non formée.
Le syndicat des cheminots proposent de bloquer les trains desservant les ports. Mais le 19 mars, les dockers reprennent le travail.
Ils ont accepté la proposition du médiateur et signé un contrat valable deux ans. Les dockers dont le contrat est terminé ne seraient pas automatiquement bénéficiaires de la prime de licenciement. En fait ces accords seront à renégocier localement avec chaque compagnie, à partir d’un panel de mesures d’assistance énumérées dans l’accord national. Elles sont relativement modestes. Quant aux hausses de salaires, elles s’aligneront sur celles obtenues par les routiers après un récent conflit. Selon le responsable du syndicat des transports, c’est une solution acceptable, tout en reconnaissant que les améliorations sont contrebalancés par des reculs.
Combien aurait coûté la satisfaction de la revendication des dockers ? Les opérateurs portuaires qui n’ont pas su mettre plus de 200.000 euros dans le fonds destinés à protéger les dockers en cas de licenciement, ont préféré faire perdre à l’économie finnoise 1,65 milliards d’euros ! L’intransigeance patronale est à comprendre dans le cadre plus général d’une offensive contre les salariés, permise par la montée du chômage et la concurrence instaurée entre les travailleurs.
LIRE LES TROIS PARTIES :
Finlande : le consensus social se fissure - 1 - La grève des dockers
Finlande : le consensus social se fissure - 2 - Montée du chômage et dégradation du rapport de force
Finlande : le consensus social se fissure - 3 - La main-d’oeuvre immigrée surexploitée
(1) La Finlande à la recherche d’un avenir La base veut participer à la concertation, Le monde diplomatique, octobre 1977