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Quelques remarques sur le nationalisme français

S’il y a un préjugé fort répandu dans l’extrême-gauche française, ainsi que chez de nombreux étrangers, c’est que les Français sont très nationalistes. Un incident récent permet néanmoins de s’interroger sur la nature de ce "nationalisme".

Un article du magazine Rolling Stone (*) rapporte des propos non démentis du général américain Stanley McChrystal, au moment où il dirigeait encore les forces de l’Otan en Afghanistan. En visite à Paris, McChrystal déclare à son entourage qu’il préfère « se faire botter le cul par une salle remplie de gens que d’aller à ce dîner ». Après qu’il soit parti, le journaliste demande à un de ses assistants avec qui le général va dîner. Réponse : « Un ministre français - c’est un foutu truc de pédés » ("It’s fucking gay", en anglais).

Suite à cet article, McChrystal a été démis de ses fonctions par Obama. Mais bien entendu pas pour ses propos peu élégants sur ses alliés français, mais pour d’autres remarques désobligeantes visant de hauts responsables américains, y compris le vice président américain Joe Biden.

A ma connaissance, ces propos n’ont suscité aucune réaction en France - ni protestation officielle, ni scandale médiatique. Or, vu l’impact exceptionnel de cet article aux Etats-Unis (le remplacement de McChrystal par Petraeus comme commandant en chef de la guerre en Afghanistan), il est difficile de croire que les journalistes et les services diplomatiques français n’en n’aient pas eu connaissance.

Que dit Libération, si prompt à traquer l’homophobie quand elle émane de « beaufs français », de « cathos tradis », ou de musulmans ? Rien. On ne va quand même pas attaquer le grand frère américain et la patrie du capitalisme.

Résumons : des soldats français se battent et parfois meurent en Afghanistan, en réponse aux appels insistants des Etats-Unis, et sous le commandement d’un général américain qui préfère « se faire botter le cul » plutôt que d’aller dîner avec un ministre français. Et cela ne suscite pas un murmure de protestation de la part des autorités politiques, des journalistes ou des excités de « l’identité nationale ».

Où est passé la fierté nationale française ?

En réalité, le nationalisme français a eu, depuis 1789, une nature duale. A cause de sa radicalité, à la fois antireligieuse, antiféodale et égalitariste, la Révolution française a souvent joué un rôle symbolique par opposition aux autres « révolutions bourgeoises », anglaise ou américaine. Au moins jusqu’en 1917, ce sont les idéaux de cette révolution qui servirent de référence à presque tous les contestataires de l’ordre établi et, dans beaucoup d’endroits hors de France, elle fut l’emblème de l’opposition aux oppressions religieuses et féodales et même, parfois, coloniales.

A cause précisément de cela, les réactionnaires et les cléricaux du monde entier ont vu la France de la révolution comme la bête à abattre, au moins symboliquement. Et, en France même, la version de droite du nationalisme s’est appuyé sur tout ce qui, dans l’histoire de France, faisait penser à autre chose qu’à la révolution de 1789 : la longue histoire de la monarchie, les deux Napoléon, l’empire colonial, la fille ainée de l’Eglise, etc. Du point de vue de ce nationalisme, il fallait que la France se repentisse de son exception historique révolutionnaire et devienne une nation « comme les autres », certains de ces « nationalistes » prenant modèle sur l’Allemagne, d’autres sur l’Angleterre, et aujourd’hui, presque tous sur les Etats-Unis. Le Sacré Coeur de Montmartre voulait expier les pêchés de la Commune. Le pétainisme était un régime de repentance - pour les « folies » du Front populaire, et trouvait son inspiration dans les régimes fascistes qui dominaient, avant 1940, presque toute l’Europe, sauf la France.

Bien entendu, tous les nationalismes ont quelque chose de mythique et d’intellectuellement indéfendable - pourquoi être fier d’être né ici et pas ailleurs ? Mais pas plus que les religions, qui sont souvent encore plus irrationnelles. En gros, il y a deux sortes d’instincts qui poussent l’être humain vers l’irrationnel : l’un est l’invention de causes imaginaires (qui engendre religions et superstitions), l’autre le sentiment d’appartenance à un groupe (qui engendre le nationalisme). Les deux sentiments se combinant pour le pire dans les « identités religieuses ».

Mais alors que presque toute la gauche applaudit au rôle progressiste de la théologie de la libération et pour certains, de la résistance islamique (Hamas ou Hezbollah), presque personne ne veut admettre qu’il pourrait y avoir un aspect objectivement progressiste dans une certaine version du nationalisme français, celle qui était présente dans la Commune de Paris, le front populaire et la résistance. Un nationalisme, qui contrairement à sa version de droite, insiste sur la tradition issue de la Révolution, sur la singularité française et sur son indépendance. Un nationalisme qui, étant politique plutôt qu’ethnico-racial, ne s’oppose pas à un véritable internationalisme : il y avait plus d’opposition (même si on peut la juger insuffisante) aux guerres d’Indochine et d’Algérie dans le PCF de l’époque (qui était porteur de ce nationalisme progressiste) que d’opposition, dans toute la gauche actuelle, à la guerre en Afghanistan ou à l’alignement français sur l’état d’Israël. Une ironie de l’histoire veut que la gauche actuellement dominante soit issue idéologiquement de la "nouvelle gauche" des années 60, laquelle est née de la critique du PCF et, en particulier, de la mollesse de son opposition aux guerres impériales.

Mais ce nationalisme progressiste a aujourd’hui quasiment disparu, de même que le PCF, qui d’ailleurs se garderait bien aujourd’hui de défendre la souveraineté de la France comme il le faisait dans les années 1960, à l’époque où il avait encore un certain poids.

Le discours nationaliste est entièrement aux mains de la droite et consiste en une exaltation d’une identité éternelle et mythique, qu’on a essayé pitoyablement et en vain de "définir" - sans arriver à autre chose qu’à une vague islamophobie. Le PS suit, en ajoutant une dose de "laïcité" et de "droits de l’homme" , ou de la femme, plutôt rhétorique. Tout cela va de pair avec une soumission croissante envers l’étranger — les Etats-Unis, Israël ou la bureaucratie européenne. Mais à la gauche du PS, la « riposte » consiste à insister encore plus sur l’auto-dénigrement. C’est-à -dire que ce qui domine aujourd’hui sont précisément les deux faces du pétainisme : prendre exemple sur l’étranger et dénigrer la spécificité française. Le paradoxe, c’est qu’une bonne partie de la gauche, souvent celle qui se croit la plus « antifasciste », assume le rôle de dénigreur, en refusant de percevoir la nature duale du nationalisme français.

En fait, c’est autour de Mai 68, mouvement dont la nature politique était ambigüe, qu’on est passé d’un nationalisme objectivement progressiste (gaullo-communiste), car accompagné d’avancées sociales et opposé à l’hégémonie américaine, à l’auto-dénigrement réactionnaire ; le changement de paradigme étant symbolisé par deux films : celui qui incarne le mythe résistancialiste, "L’armée des ombres", et celui qui a inauguré la religion de la culpabilité, "Le chagrin et la pitié". Sous Pétain, la France devait se repentir des crimes du front populaire ; aujourd’hui elle doit se repentir des crimes de Pétain (et, pour certains, du colonialisme). Mais aucune politique progressiste ne pourra jamais se fonder sur la culpabilité et la haine de soi.

Les discours de De Gaulle à Moscou ou à Phnom Penh dans les années 1960, ou celui de Villepin à l’ONU en 2003, semblent avoir disparu dans les poubelles de l’histoire. Des pays bien moins puissants que la France, comme le Venezuela, Cuba ou l’Iran, tiennent tête aux Etats-Unis et suscitent, comme la France l’a parfois fait dans le passé, l’admiration des peuples du monde.

Les conséquences de ce changement sont catastrophiques, à la fois à l’étranger et en France. Avant 1968, il aurait été impensable d’envoyer des troupes françaises combattre sous commandement américain, par exemple au Vietnam. Si un personnage politique avait suggéré une telle chose, il aurait été dénoncé comme "valet de l’impérialisme américain" par toute la gauche. Aujourd’hui, personne n’oserait utiliser cette expression "désuète" et "stalinienne" pour parler de Sarkozy. Pourtant, rhétorique mise à part, c’est exactement ce qu’il est.

Sur le plan intérieur, on ordonne aux gens issus de l’immigration d’aimer la France (ou, sous-entendu, de la quitter). Mais comment aimer un pays qui ne s’aime pas lui-même ? Qui se soumet aux puissants et qui méprise les faibles ? Qui combat la burqa et accepte les propos de McChrystal ?

Ce n’est que si la France renoue avec ce qui fit, dans le passé, sa véritable grandeur, la liberté de sa pensée, son idéal égalitariste et l’indépendance de sa politique, qu’elle sera acceptée par tous ses citoyens et redeviendra une source d’inspiration pour le reste du monde. Mais aucune force politique, et malheureusement pas la gauche de la gauche, n’est prête aujourd’hui à contribuer à cette entreprise.

Jean Bricmont
6 juillet 2010.

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Jean BRICMONT
Jean Bricmont est professeur de physique théorique à l’Université de Louvain (Belgique). Il a notamment publié « Impostures intellectuelles », avec Alan Sokal, (Odile Jacob, 1997 / LGF, 1999) et « A l’ombre des Lumières », avec Régis Debray, (Odile Jacob, 2003). Présentation de l’ouvrage Une des caractéristiques du discours politique, de la droite à la gauche, est qu’il est aujourd’hui entièrement dominé par ce qu’on pourrait appeler l’impératif d’ingérence. Nous sommes constamment (…)
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