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Angélique del Rey. A l’école des compétences. De l’éducation à la fabrique de l’élève performant. Paris, La Découverte,

Professeur de philosophie dans un centre de post-cure pour adolescents, Angélique del Rey réfléchit longuement et puissamment à la notion et la pratique de l’évaluation des compétences dans divers systèmes éducatifs, dont le nôtre. Que signifie cette révolution copernicienne qui a consisté à remplacer les compétences par le savoir ?

L’auteur replace la question dans son contexte politico-économique. Aujourd’hui, les ressources s’épuisent, nous produisons plus de déchets que nous n’en pouvons détruire, la justice sociale n’est plus une priorité, le chômage est structurel, la structure familiale vole en éclats, les flux migratoires expriment la coupure du monde en deux, le flicage des pauvres (et de moins pauvres) se généralise. La crise du système scolaire est le dernier maillon de cette chaîne infernale.

Madame Parisot nous a prévenus : puisque l’amour est précaire, tout peut être précaire. L’école sert à armer l’enfant en prévision des vicissitudes, de l’insécurité permanente de la vie moderne. Alors, « la formation par compétences n’a pas seulement pour but de permettre à l’individu de s’adapter à un monde difficile (récit) mais aussi de le dresser à obéir à un principe de compétitivité (processus). Il faut permettre à l’élève de s’adapter à un monde nouveau en perpétuel changement, caractérisé par la compétition et la menace de la précarité. »

L’auteur constate, pour le regretter, que, bien que conscients de la récupération de la notion de compétences par le capitalisme financier, les enseignants n’ont résisté, jusqu’à présent, que de manière très symbolique. Et pourtant, l’évaluation des compétences procède d’une fabrique de ressources humaines, « la notion de RH implique la fin de la sacralité de l’homme, devenu ressource au service de la croissance économique ».

L’objet de l’éducation n’est plus d’instruire, d’éduquer mais de préparer l’enfant à s’insérer dans le monde du travail tel qu’il est. On va donc mesurer la « démocratisation » scolaire à la seule aune de l’employabilité, un concept forgé par les classes dirigeantes anglo-saxonnes. Être "employable " consiste à s’évaluer, à se prendre en main, à agir, ceci dans une démarche totalement individuelle, individualiste.

La notion de compétences est apparue en France à la fin des années 1980, lorsque les socialistes au pouvoir (Jospin, Allègre) redéfinirent les contenus d’enseignement. Cela fut accompli de manière perverse, prétendument de gauche, avec l’idée que « si l’école se préoccupait de développer des compétences au lieu de s’en tenir aux savoirs, sans doute parviendrait-on à combattre l’élitisme des humanités ou l’enseignement scientifique. » Il s’ensuivit un bouleversement méthodologique radical : l’élève devait être « évalué pour mieux apprendre, et non apprendre pour être évalué. »

Les socialistes français n’innovaient en rien, mais suivaient la pente naturelle de l’OCDE pour qui les compétences clés étaient celles qui sont « indispensables à un individu pour affronter les défis de la vie et contribuer au bon fonctionnement de la société. » En 2000, à Lisbonne, le Conseil de l’Europe définissait ses priorités éducatives : compétences en technologie de l’information, langues étrangères, culture technologique, esprit d’entreprise et aptitudes sociales. L’enfant devenant ainsi un parfait petit pion du capitalisme. Pour le Conseil de l’Europe, « les compétences clés étaient essentielles dans une société fondée sur la connaissance et garantissaient davantage de souplesse de la main-d’oeuvre. » La flexibilité du travailleur lui permettrait de s’adapter plus rapidement à l’évolution constante du monde « caractérisée par une plus grande interconnexion. » Les compétences répondent par ailleurs, la démonstration de l’auteur est, sur ce point, lumineuse, à la logique séparatrice du pouvoir, « puisqu’elles impliquent la production et l’évaluation abstraites de ce qui n’existe que comme une expression de la situation. »

Pour Angélique del Rey, la notion de compétences « est au croisement de trois processus, dont aucun n’est éducatif en son essence : processus de mesures et d’évaluation des aptitudes (issu notamment de la recherche en psychologie cognitive), processus économico-politique (modélisation de l’éducation comme marchandise), processus de gestion des ressources humaines qui a contaminé l’école dans les années 80 via la formation professionnelle et l’orientation scolaire. »

Dès lors que l’être humain est perçu en termes de capital (l’expression "ressources humaines " ne signifiant rien d’autre), il peut être additionné, retranché, opposé au capital financier, puisqu’il est mis sur le même plan. On peut l’introduire dans des paramètres qui le dépassent, a priori, complètement : « comparaison des puissances nationales, calcul de la valeur des pertes humaines, bénéfices de l’immigration, rentabilité des politiques de santé et d’éducation. » Avant le grand tournant néo-libéral, l’être humain était vu comme une fin (les biens matériels existant pour lui), alors qu’aujourd’hui, l’homme est considéré comme un moyen, au service des biens matériels et de son propre investissement en tant que capital humain. L’hypothèse fondamentale de la théorie du capital humain, explique l’auteur, est que lorsque l’individu se forme ou s’éduque, c’est un peu comme s’ils se transformait en patron de lui-même, qu’il investissait sur ses facultés et les faisait fructifier. L’éducation devient prétendument le résultat d’un choix individuel ; choisir de s’éduquer, c’est « saisir une occasion d’investissement sur soi ; être éduqué c’est valoriser un capital susceptible d’être exploité pour un profit individuel. »

Dans ce monde merveilleux, l’employé n’est plus licencié : il se trouve qu’à un moment donné son employeur n’a plus besoin de ses services et qu’il est libre d’investir ailleurs ses compétences dans un nouvel environnement où elles seront mieux reconnues et utilisées. C’est la raison pour laquelle il fallait, par le biais de la notion de compétences, déplacer la finalité scolaire : on met Proust au service de l’apprentissage des figures de style, mais si le prof accepte de travailler sur des pubs, c’est mieux. Ce qui compte, c’est « l’acquisition d’une compétence attendue, et surtout abstraite, de manière à s’appliquer à différentes situations de travail, quel que soit le travail. »

Nous sommes désormais à la fin du cycle de l’humanisme quand, comme le posait Spinoza, « Le plus esclave est celui qui ignore ses chaînes ». Place à l’homme unidimensionnel (Marcuse), un être dont « l’existence s’est réduite à la dimension de l’utile. Le progrès n’est plus réduit qu’à une seule de ses dimensions, celle du développement économique. »

Angélique del Rey réfléchit longuement à la donnée fondamentale de la déterritorialisation du travailleur flexible, du citoyen. Il faut être capable de changer de territoire en permanence, dans l’idéal ne plus avoir de territoire du tout. Tel est d’ailleurs le rêve de Woerth pour les fonctionnaires qui doivent perdre leur territoire physique, mais aussi mental puisqu’ils n’auront plus de grade. Ils changeront de poste au travail, de secteur au travail (voir la gestion des employés de France Télécom), d’environnement de travail, de collègues de travail. L’auteur cite Deleuze pour qui le pouvoir a tendance à séparer les gens de leur situation, « et que c’est même peut-être là l’essence du pouvoir. » Même chose pour les enfants : les couper du savoir, de la culture, c’est les priver d’un territoire mental, de la Princesse de Clèves chère à Sarkozy. La culture, prévient l’auteur, n’est plus qu’un universel abstrait car « le global détermine le local ». Pour reterritorialiser l’éducation, il faut partir de l’idée que « le global est contenu dans le local (universel concret) et que créer des liens sociaux et transmettre se fondent sur l’approfondissement de nos territoires. »


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