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André Comte-Sponville et le dalaï-lama

Dans Le Soir du vendredi 4 mai 2018, paraissait une excellente interview faite par le journaliste William Bourton du philosophe André Comte-Sponville sous le titre « Il faut protéger la laïcité comme la prunelle de nos yeux » (1). Il s’agit d’un remarquable plaidoyer en faveur d’ « une civilisation commune, qui nous permette de vivre ensemble, quelle que soit la religion ou l’irréligion des uns et des autres. » On aimerait être d’accord à 100% avec les réflexions de cet intellectuel qui se définit comme « un athée non dogmatique et fidèle ». Il est toutefois un passage qui mérite une analyse critique : « Le Dalaï-lama, dit Comte-Sponville, m’importe au moins autant que le pape François – et Nelson Mandela, beaucoup plus que Donald Trump. Quel démocrate, dans nos pays, qui ne se sente plus proche d’un démocrate musulman que d’un fasciste judéo-chrétien ? (2) »

Église catholique et démocratie

Ce qui pose question, ce n’est pas la référence un peu facile à Trump comme repoussoir. Ce n’est pas non plus la référence au dalaï-lama et au pape François, dont maints écrits et maintes déclarations plaideraient en faveur d’une globalisation apaisée, souhaitée par l’athée Comte-Sponville. Ce qui fait problème, c’est la comparaison convenue entre Nelson Mandela et le dalaï-lama (nous y reviendrons plus loin) ; c’est aussi et premièrement l’étonnante attribution à ces deux autorités spirituelles que sont le pape de Rome et le « pape de Dharamsala » de la qualité de « démocrate » qui semble leur être conférée par le début de la phrase suivante, même si cette dernière a trait à une nouvelle interrogation.

Que l’Église catholique soit aujourd’hui perçue comme compatible avec la démocratie, c’est plutôt récent. Même si le Jésus des Évangiles apparaît comme tolérant, fraternel, et favorable à la séparation du spirituel et du temporel (3), et même si la foi chrétienne a incontestablement inspiré l’avènement en Occident d’une société où les hommes sont égaux en dignité (4), on doit bien constater que les aspirations démocratiques, semées par la Renaissance, développées par les Lumières et mises en œuvre par les Révolutions, ont été globalement combattues pendant des siècles par l’establishment ecclésial.

Il faudra attendre Vatican II pour que s’amorce un aggiornamento pro-démocratique qui se poursuit tant bien que mal aujourd’hui avec l’Argentin François, après les courbes rentrantes enregistrées sous les pontificats précédents, depuis l’hésitant Italien Paul VI, le fonceur Polonais Jean-Paul II et le rigoureux Allemand Benoît XVI.

Mais le chemin semble encore long – songeons à la composition de la Curie, à l’infaillibilité pontificale, au statut de la femme – pour que, à supposer que ce soit possible ou souhaitable, l’Église catholique épouse l’idéal démocratique. Même si nous connaissons tous des chrétiens qui, à la suite d’Emmanuel Mounier, dénoncent le « désordre établi » et luttent effectivement pour l’instauration d’un monde moins inégalitaire, les contradictions du PPE auraient plutôt tendance à démontrer que l’appellation « démocratie chrétienne » s’apparente davantage à un paradoxe, voire à un oxymore.

Dalaï-lama et démocratie

A fortiori, quand, dans une interview tournant autour du thème de la laïcité ouverte, André Comte-Sponville déclare : « Le dalaï-lama m’importe au moins autant que le pape François », cela ne peut que faire réagir un lecteur tant soit peu informé de la réalité du lamaïsme. Ne faut-il pas que l’intelligentsia française soit terriblement imprégnée de pensée unique et manque à ce point d’esprit critique à propos du Tibet pour qu’un de ses plus remarquables représentants ferme ici les yeux sur la dimension théocratique du Tibet d’Ancien Régime dont le dalaï-lama est le symbole et le fer de lance ?

Comment un philosophe de l’envergure d’André Comte-Sponville peut-il encore se contenter de l’image d’Épinal du dalaï-lama, sans voir que le bouddhisme en général, et le bouddhisme tibétain en particulier, n’est pas seulement une école de la compassion et de la sérénité, mais qu’il comporte aussi une dimension religieuse, encourageant au prosélytisme et même parfois à la guerre sainte, comme dans les cérémonies d’initiation au kalachakra que le 14e dalaï-lama ne cesse de multiplier, cérémonies qui se terminent toutes par une exhortation à suivre la « Voie du guerrier » et à éliminer tous les ennemis de la « Bonne doctrine » (5) ?

Ceux qui, comme moi, apprécient la pensée de Comte-Sponville, sont peinés de constater qu’il ne retient du dalaï-lama que l’image souriante d’un sage délivrant des sentences iréniques – qui souvent d’ailleurs « ne mangent pas de pain » – sans voir que ce « pape du bouddhisme » est aussi un pion, probablement consentant, sur un échiquier géopolitique qui le dépasse. Le philosophe français sait-il seulement que la fuite du jeune dalaï-lama en 1959 a été programmée et organisée par la CIA ? Sait-il seulement que le dalaï-lama a reçu et continue de recevoir d’importantes subventions provenant de fonds publics et privés états-uniens ? Ignorerait-il qu’avec Margaret Thatcher et Jean-Paul II il a plaidé pour la libération de Pinochet et qu’il a approuvé l’invasion de l’Irak par son ami George W. Bush ? Ne serait-il pas au courant des mauvaises fréquentations que Sa Sainteté n’a cessé d’entretenir avec des personnalités éminemment contestables (6) ?

Le dalaï-lama et Nelson Mandela

On peut comprendre que Comte-Sponville soit plus intéressé par Nelson Mandela que par Donald Trump : il ne faut pas être un grand philosophe pour partager cette préférence. Quant à la suggestion d’un rapprochement entre le dalaï-lama et Nelson Mandela, elle mérite au moins quelques commentaires.

Bien sûr, il s’agit de deux leaders charismatiques qui auront marqué les dernières décennies du 20e siècle. C’est incontestable. On sait aussi que Nelson Mandela, alors président d’Afrique du Sud, a reçu le dalaï-lama au Cap le 21 août 1996 et qu’il l’a revu une seconde fois à Johannesburg le 5 novembre 2004, quand il n’était plus en fonction. On sait aussi que nombre de leurs déclarations et de leurs écrits ne cessent de délivrer un message de paix. Mais cela suffit-il, comme semble le faire la comparaison induite par Comte-Sponville, pour confondre leurs destinées respectives ? Comment comprendre que le dalaï-lama n’ait jamais, à notre connaissance, demandé la libération de Nelson Mandela ? En se basant sur les faits, on est forcé de constater que Nelson Mandela, alias Madiba, et Tenzin Gyatso, alias le 14e dalaï-lama, s’opposent sur plus d’un plan, quant à leur histoire personnelle et à leur philosophie politique.

Le jeune dalaï-lama, avec l’appui de la CIA, a fui son pays en 1959. En cette année-là, Nelson Mandela participait déjà sur place à la lutte contre l’apartheid, ce qui allait déboucher, en 1964, sur un emprisonnement de vingt-sept ans jusqu’à sa libération en 1990. Tout autre assurément apparaît le parcours du dalaï-lama : établissement à Dharamsala, formation d’un « gouvernement en exil », tension croissante des relations avec la Chine aux prises avec la Révolution culturelle. Après la mort de Mao Zedong en 1976 et l’arrivée au pouvoir d’un Deng Xiaoping bien décidé à mettre la question tibétaine derrière lui, s’ouvrent des négociations entre des émissaires du dalaï-lama et des représentants de Pékin, négociations qui auraient pu permettre le retour du dalaï-lama à Lhassa ; si elles échouent, c’est notamment à cause de la revendication des envoyés de Dharamsala de créer un « Grand Tibet » qui aurait privé la Chine d’un quart de son territoire... Frustré par la fin de non recevoir de la Chine, le dalaï-lama entame en 1986 une campagne internationale et va plaider sa cause devant le Congrès des États-Unis, suscitant ainsi au Tibet des espoirs d’indépendance et des émeutes, auxquelles Pékin mettra fin en imposant la loi martiale en 1989. Résultat pour le moins paradoxal : le dalaï-lama reçoit le prix Nobel de ... la Paix !

1989, c’est aussi l’année de Tian’anmen et de la chute du Mur de Berlin. Dans un climat d’anticommunisme triomphant, l’occasion était belle d’honorer une personnalité chérie du « monde libre », en faisant l’impasse sur les velléités militaires et revanchardes de l’ « Océan de Sagesse » – qu’il n’est plus permis aujourd’hui d’ignorer, après l’ouverture des archives de la Grande-Bretagne et des États-Unis. 1989 : ce n’était pas la première fois (et ce ne serait pas la dernière) que le Comité Nobel norvégien se laissait griser par le parfum entêtant du soft power états-unien, au point d’accorder son prix prestigieux à des familiers de l’Oncle Sam, dont on peut se demander, avec le recul de l’histoire, quelle a été leur contribution à la paix dans le monde. Tout récemment certains Républicains ont même proposé la candidature au Nobel de la Paix d’un certain Donald Trump !

S’il est, en revanche, un Nobel de la Paix incontestable, c’est bien celui qu’ont reçu ensemble Frederik De Klerk et Nelson Mandela en 1993, pour s’être engagés dans un processus de négociation dans leur pays constituant “ un modèle de résolution des conflits à travers le monde ”, qui allait permettre la naissance d’une nation arc-en-ciel. Pendant tout son mandat de Président d’Afrique du Sud, Nelson Mandela a su résister à ses frères de couleur qui le pressaient de faire payer aux Afrikaners des décennies d’humiliation, comme le montre le remarquable film de Clint Eastwood Invictus. La grandeur de Nelson Mandela réside essentiellement dans son refus catégorique de toute dérive raciste.

On aimerait pouvoir en dire autant du dalaï-lama. Hélas ‒ André Comte Sponville semble l’ignorer – en cette même année 1993 où Mandela recevait le Nobel de la Paix, le dalaï-lama affirmait, lors de la Conférence des religions du Monde à Chicago, − sans provoquer le moindre haussement de sourcils − que « les frontières séparant les différents peuples à travers le monde n’étaient pas mauvaises si elles préservaient et définissaient les identités génétiques et culturelles » (7). Simple dérapage passager ? Hélas, non. N’a-t-il pas exhorté les Tibétaines en exil à épouser des Tibétains afin que les enfants qu’elles mettent au monde « soient tibétains aussi » ? Ne voit-il pas dans les personnes d’ethnie différente qui vivent dans le Grand Tibet, revendiqué par son « gouvernement en exil », une « menace... pour la race tibétaine », en expliquant que, pour « que les Tibétains survivent en tant que peuple, [...] il est impératif que l’on autorise les colons chinois à rentrer chez eux » (8) ? Et Samdhong Rinpoché, qui fut, de 2001 à 2011, son « premier ministre », ne s’est-il pas insurgé contre les mariages mixtes entre Tibétains et non-Tibétains en déclarant : « un des défis pour notre nation est de garder pure la race tibétaine » (9) ?

Récemment encore, se croyant autorisé à intervenir dans le débat sur l’immigration en Europe, le dalaï-lama a déclaré : « l’Allemagne, ne peut pas devenir un pays arabe (...) l’Allemagne est l’Allemagne » (10) ; pas besoin d’être docteur en psychologie pour comprendre qu’il ne faisait que transposer dans un contexte européen sa vieille grille d’analyse : « le Tibet ne peut pas devenir (un pays) chinois. Le Tibet est le Tibet », permettant à ses admirateurs inconditionnels de reprendre les slogans xénophobes : « L’Allemagne aux Allemands ! », « La France aux Français ! » ou « Le Tibet aux Tibétains ! »

Sa Sainteté ne fait d’ailleurs qu’appliquer en matière raciale les dispositions de la « Charte des Tibétains en exil » stipulant qu’en cas de mariage mixte, le conjoint doit faire une demande de naturalisation, alors qu’en RAT (Région autonome du Tibet) il y a déjà des milliers de couples mixtes sans que cela pose le moindre problème ni de nationalité, ni d’ethnie, ni de naturalisation (11).

Au-delà du fantasme

On aurait aimé que le philosophe attachant qu’est André Comte-Sponville se démarque du mainstream qui emprisonne une bonne partie de l’intelligentsia française, fascinée, voire hypnotisée, par le dalaï-lama et le bouddhisme tibétain.

Si comparaison devait être faite entre Mandela et une personnalité tibétaine, je conseillerais plutôt qu’on s’intéresse à Tashi Tsering (1929-2014), ce grand promoteur de la culture tibétaine au sein de la République populaire de Chine (12). Quand, en août 2009, devant la porte de son modeste appartement à Lhassa, je lui ai dit : « C’est vous qui auriez mérité de recevoir le Nobel de la Paix », il est parti d’un immense éclat de rire et m’a répondu : « Ce qui compte, c’est ce que j’ai fait pour le Tibet », à savoir la scolarisation des milliers de petits Tibétains et de de petites Tibétaines.

(1) www.lesoir.be/.../2018...04/andre-comte-sponville-il-faut-proteger-la-laicite-comme-la-p...
(2) C’est nous qui soulignons.
(3) Rendez à César ce qui appartient à César, et à Dieu ce qui appartient à Dieu (Marc, 12, 17 ; Matthieu, 22, 21 ; Luc, 20, 25)
(4) Comme le dit très bien Comte-Sponville, « ce n’est pas parce que je ne crois pas en Dieu que je vais refuser de voir la grandeur morale et humaine des Évangiles. »
(5) Voir
* http://tibetdoc.org/index.php/religion/bouddhisme-tibetain-au-tibet/447-le-systeme-de-kalachakra
* http://tibetdoc.org/index.php/religion/bouddhisme-tibetain-au-tibet/448-l-initiation-de-kalachakra
(6) Voir
* http://tibetdoc.org/index.php/politique/exil-et-dalai-lama/76-l-etrange-cercle-d-amis-du-14eme-dalai-lama
* http://tibetdoc.org/index.php/politique/exil-et-dalai-lama/240-dalai-lama-mauvaises-frequentations
(7) D’après Ahmed Saïfi Benziane, La bouillabaisse tibétaine, site « Le Grand Soir », 07/04/2008. (C’est nous qui soulignons).
(8) Cf. son autobiographie Au loin la liberté, pages 244, 349 et 350. (C’est nous qui soulignons).
(9) Interview au South China Morning Post, 30/08/2003. (C’est nous qui soulignons).
(10) Voir http://tibetdoc.org/index.php/politique/exil-et-dalai-lama/198-le-dalai-lama-et-l-immigration-en-europe
(11) Voir http://tibetdoc.org/index.php/politique/exil-et-dalai-lama/66-une-ethnie-pure-pour-un-tibet-libre-dixit-la-charte-des-tibetains-en-exil.
(12) Voir http://tibetdoc.org/index.php/politique/geopolitique/252-tashi-tsering-un-nelson-mandela-tibetain.

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[New York Times, Dec. 7, 2003]

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