1.Le 13 février 2019 a eu lieu une grève nationale organisée par les trois principaux syndicats du pays en front commun. Elle a fait suite à l’échec des négociations sur l’accord interprofessionnel pour la période 2019-2020 [1].
Les syndicats ont fondé leur appel à la grève sur une série de revendications : des salaires décents et une augmentation substantielle de ceux-ci au-dessus de l’index, une augmentation de 10% du salaire minimum brut, l’abrogation de la réforme de la loi sur la norme salariale, une diminution de la pression au travail, l’augmentation des contrats à durée indéterminée, l’amélioration de l’équilibre entre la vie privée et le travail, des pensions décentes, le renforcement de la sécurité sociale et des services publics, etc. [2]. Que de reluisantes revendications !
Inutile d’indiquer que les bureaucraties à la tête de ces trois syndicats n’ont pas eu à déployer d’importants efforts pour mobiliser la masse de leurs affiliés. En effet, chacun sait que le potentiel de combativité et de mobilisation de la masse de travailleurs constituant la base syndicale est grand et croît au fil des offensives patronales et gouvernementales. La question qui se pose est : « pourquoi, en ce mois de février, les bureaucraties dirigeant les principaux syndicats du pays ont-elles décidé d’organiser une grève nationale alors que, depuis le début de la législature (juin 2014), elles sont d’une lamentable docilité moutonnière ? »
2.Pour répondre à cette question, il est nécessaire de procéder à une remise en contexte de l’appel à la grève.
Le mouvement des Gilets jaunes, mouvement spontané, organisé en dehors du cadre traditionnel des partis et syndicats, apparu vers la fin de l’année 2018 en France, a essaimé dans de nombreux pays d’Europe et du monde, dont la Belgique. Nonobstant l’ampleur moindre du mouvement en Belgique en comparaison à la France, il se révèle d’une puissance rare à l’échelle de l’histoire récente du pays.
Le gros des rangs et la force motrice principale de ce mouvement constituent la classe ouvrière [3]. L’apparition soudaine de ce mouvement a été le signe que la lutte de la classe ouvrière et, plus généralement, des masses, est entrée dans une nouvelle étape de son développement. L’émergence de ce mouvement s’explique par les changements survenus au sein de la société, par les conditions d’existence de la classe ouvrière et, plus généralement, des masses : l’appauvrissement de la majeure partie de la population, le chômage de masse croissant, la démolition progressive – par une caste politique toujours plus corrompue et inféodée au capital – des acquis sociaux, l’exploitation de plus en plus brutale des travailleurs par la bourgeoisie, etc… Le tout rendu possible par l’opportunisme des syndicats et des partis politiques du côté des masses laborieuses en paroles, mais uniquement en paroles. Tout ceci ne pouvait que, tout naturellement, mener à un mouvement de masse, spontané, hors du cadre étroit imposé par les syndicats et partis politiques.
Le monde politique et le monde syndical belges n’ont évidemment pas pu ignorer ce mouvement et ont été contraints de se positionner. Penchons-nous sur le positionnement du second.
Les syndicats disposent, pour ainsi dire, d’un monopole de la contestation sociale des travailleurs, ce qui rend fort aisées la canalisation et la réduction comme une peau de chagrin de cette dernière. Le mouvement des Gilets jaunes a menacé ce monopole. C’est pourquoi, sans surprise, les bureaucraties à la tête des syndicats, face à la menace, se sont contorsionnées jusqu’au déchirement pour, premièrement, en bonnes conciliatrices de classes et canalisatrices de la colère des masses, modérer et contenir au maximum le mouvement et, deuxièmement, tenter d’apparaître dans le camp des Gilets jaunes, faute de quoi elles auraient risqué d’être mises au pilori par la base syndicale.
L’appel à la grève nationale s’inscrit dans ce processus de contorsion. Ce n’est rien d’autre qu’un procédé, mis en œuvre par les directions syndicales, pour récupérer le terrain perdu. Il s’agit de donner aux travailleurs l’illusion que leurs syndicats sont parés au combat, de lâcher un peu de lest à la base syndicale. L’organisation de cette grève est par ailleurs une démonstration de puissance de la part des directions syndicales : un étalement de leurs impressionnants moyens de mobilisation et de leur solide organisation, par contraste avec l’aspect encore désorganisé des Gilets jaunes. En résumé, en organisant cette grève, les bureaucraties dirigeant les syndicats ont poursuivi l’objectif d’endiguer le débordement du canal syndical et de conserver leur monopole sur la contestation sociale des travailleurs.
Ajoutons que cet appel à la grève s’inscrit, de surcroît, dans l’agenda politique des partis liés à la FGTB (Fédération générale du travail de Belgique) et la CSC (Confédération des syndicats chrétiens) [4] : les élections de mai 2019 approchent à grands pas !
3.Les bureaucraties syndicales, dont l’aisance matérielle les coupe de leur base, forment un tampon entre la masse de la classe ouvrière et la bourgeoisie, avec sa caste politique. Il est évident qu’elles n’ont aucunement l’intention d’entreprendre une lutte ferme et résolue.
Cette grève nationale d’une journée est absolument insuffisante. Ce n’est qu’un os à ronger lancé par les directions syndicales aux travailleurs. Les événements récents montrent que les travailleurs sont prêts à aller plus loin, à rendre la lutte plus aiguë. Ils doivent croire en leurs propres forces, prendre conscience d’eux-mêmes en tant que classe révolutionnaire et ne pas se laisser imposer un agenda de grèves et de manifestations « Barbecue-Merguez » sans lendemain par les bureaucraties opportunistes dirigeant les syndicats.
Adam Aron-Frano
Membre de l’organisation communiste belge « Etoile rouge » (contact : etoilerougecontact@gmail.com)