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Amérique latine : Gauches au pouvoir, par Bernard Duraud.




L’ Humanité, 7 janvier 2006.


Peu après la victoire éclatante d’Evo Morales à la présidentielle en Bolivie, le quotidien bolivien la Razon constatait non sans lucidité que « le reflux historique de la droite, consolidé ces jours-ci en Bolivie, concerne plusieurs pays d’Amérique du Sud. Le continent est en train de virer à gauche, et cela fait partie de la dynamique des nations ». Un effet contagion marqué, dans de nombreux pays de toute l’Amérique latine, par l’arrivée au pouvoir de dirigeants issus de mouvements de gauche ou se réclamant d’elle.


Des vagues successives

Le cycle a commencé à la fin des années quatre-vingt-dix au Venezuela avec l’élection à la présidence de Hugo Chávez, qui a engagé une « révolution bolivarienne », puis le candidat socialiste de la Concertation démocratique, Ricardo Lagos, a été élu président du Chili, poste où devrait lui succéder la socialiste Michelle Bachelet ce dimanche. Ont suivi Lula au Brésil en 2002, Nestor Kirchner en Argentine en 2003, Tabaré Vasquez à la tête du Front ample, large coalition de gauche en Uruguay, en 2004. Cette poussée, si l’on excepte l’expérience malheureuse de l’Équateur, s’est aussi traduite au niveau local : de grandes villes comme Mexico, Bogota, Montevideo ou El Salvador sont passées à gauche ou ont été dirigées par elle, Sao Paulo ou Porto Alegre entre autres.

L’analyste politique argentin Rosendo Fraga a pu relever qu’au cours des dernières décennies des vagues successives ont marqué la politique en Amérique latine : les guérillas et les dictatures militaires dans les années soixante-dix, les périodes dites de transition démocratique dans les années quatre-vingt, les modèles néolibéraux et leurs lourds plans d’ajustements structurels des années quatre-vingt-dix et, enfin, récemment, un glissement régional vers la gauche.

Ce bref panorama montre un profond remodelage de l’Amérique latine dans une période où les principaux indicateurs sociaux étaient au rouge. Ainsi, en 2003, 40 % des Latino-Américains disposaient de moins de 2 dollars par jour, seuil de l’extrême pauvreté selon l’ONU, 70 % au total vivant avec moins de 5 dollars par jour. Il souligne aussi la diversité de cette gauche et de la politique qu’elle met en oeuvre. Qu’y a-t-il par exemple de commun entre la « révolution bolivarienne » qui tente de promouvoir plus de justice sociale et, face à l’hégémonie américaine, une indépendance nationale, voire régionale, et la social-démocratie du Chilien Ricardo Lagos, corsetée par l’héritage de Pinochet ? Entre le péronisme, fût-il un peu teinté de gauche d’un Kirchner, et le « pragmatisme » économique d’un Lula, par ailleurs éclaboussé par les scandales touchant son parti ? Un dénominateur commun cependant : presque partout « le modèle néolibéral » et l’orthodoxie financière imposée par les institutions financières internationales (FMI, Banque mondiale, Banque interaméricaine de développement) ont été dénoncés aussi bien par Nestor Kirchner en Argentine que par Hugo Chávez au Venezuela ou Tabaré Vasquez en Uruguay. En Bolivie, mais aussi en Uruguay, les mouvements de gauche ont porté de fortes revendications en faveur des nationalisations des ressources naturelles, que ce soient les hydrocarbures ou l’eau.

Pourtant, force est d’admettre qu’une fois au pouvoir la gauche opte pour des politiques extrêmement prudentes destinées à rassurer les investisseurs étrangers et les créanciers internationaux. Celles-ci s’inscrivent ainsi dans la continuité des programmes d’ajustements structurels, où la priorité est donnée à la croissance économique et à la stabilité monétaire, sans impact réel sur la réduction de la pauvreté, sans réponses majeures sur les questions de société (comme le divorce ou l’avortement). C’est vrai du Chili ou du Brésil, qui, pour afficher aux yeux du monde de « bonnes performances » économiques, restent profondément inégalitaires. Ces orientations ne sont d’ailleurs pas sans répercussion au sein des organisations de gauche elles-mêmes, du Parti des travailleurs brésilien (PT), traversées par de vifs débats entre les tenants du réalisme économique et les partisans d’une rupture politique et sociale.


Des projets novateurs

L’accession de la gauche au pouvoir en Amérique latine ne doit pas faire oublier en effet qu’elle doit ses multiples victoires aux mouvements sociaux. Nombre de revendications ont été le fait d’organisations populaires variées dans leur composition et leur mode d’action : grèves menées par les syndicats (à commencer par la CUT de Lula dans les années quatre-vingt !), foisonnement d’associations de quartiers, mouvements paysans (les Sans-Terre brésiliens ont essaimé dans toute l’Amérique latine et au-delà ), action des « piqueteros » (coupeurs de routes) et assembées populaires en Argentine, marches des Indiens de Bolivie, d’Équateur et du Mexique avec les zapatistes. C’est en partie grâce à la mobilisation de ces mouvements et à leur soutien que la gauche, plutôt les gauches latino-américaines, présente des spécificités. Hormis Cuba, elles ne se réclament plus exclusivement du socialisme, elles sont héritières de leur histoire propre et d’apports multiples comme la théologie de la libération, le nationalisme, l’indigénisme, le féminisme, l’écologie ou le mouvement altermondialiste né sur le sol brésilien. Autant de partages d’expériences qui, vues du côté européen, apparaissent souvent comme bien des projets novateurs.

Prochainement le Costa Rica (février), le Pérou (avril) et la Colombie (mai) vont à leur tour voter. Au second semestre de 2006, le Mexique (juillet), le Brésil (octobre), le Nicaragua (novembre) et le Venezuela (décembre) fermeront ce long cycle de onze scrutins présidentiels en 14 mois concernant 85 % de la population de l’Amérique latine. Deux puissances régionales, le Brésil où Lula tentera de se faire réélire et le Mexique où le candidat du Parti de la révolution démocratique (PRD) Andres Manuel Lopez Obrador a tout à gagner, ainsi que le Venezuela de Chávez sont concernées. Le glissement à gauche se confirmera-t-il ?

Washington en tout cas s’en inquiète. Les États-Unis, mis momentanément en échec sur leur prétention à imposer la ZLEA (zone de libre-échange des Amériques), perçus par la plupart des pays latino-américains comme un « impérialisme », ne manquent pas de régimes clients en Amérique centrale, voire en Amérique du Sud, et de projets de militarisation comme le plan Colombie ou de bases militaires pour exercer leur chantage. On se souvient que le « petit vénézuélien » avait déjoué en avril 2002 une tentative de coup d’État fomenté contre Chávez, supervisé par Washington. La nouvelle doctrine de Bush depuis 2001 d’actions militaires préventives dans quelque lieu que ce soit représente une telle menace qu’elle a fait dire récemment à Noam Chomsky dans le quotidien argentin Clarin que, « du Venezuela à l’Argentine, le continent sud-américain évolue désormais hors de tout contrôle. Et la politique de Washington en Amérique latine ne mènera qu’à l’isolement des États-Unis ». A l’Amérique latine de décider de son propre sort.

Bernard Duraud


 Source : www.humanite.presse.fr


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