Alep, capitale économique d’un pays en guerre. Alep, berceau de la civilisation, inscrite au patrimoine de l’humanité depuis 1986, se dispute avec Jéricho le titre de l’une des plus anciennes villes du monde. Alep, dès l’arrivée : des ruines. Pour s’y rendre depuis Beyrouth, il a fallu emprunter une route ouverte par l’armée contournant les zones toujours en conflit, traverser un désert peuplé de postes militaires et de villages abandonnés aux maisons éventrées, comme un avant-goût du spectacle de désolation à venir. Alep, sans eau ni électricité puisque les djihadistes ont coupé l’approvisionnement à partir de l’Euphrate et plastiqué la centrale électrique. Vingt-cinq jours après sa libération, le bruit des roquettes et des missiles s’est tu et la vie tente difficilement de reprendre le dessus. Désormais, pour des décennies et pour des générations d’Alépins, il y aura un avant et un après la guerre, un avant et un après juillet 2012. C’est à cette date que des groupes armés divers et variés [1] venus des quatre coins de la planète, ont envahi puis occupé les quartiers Est et Sud et assiégé la totalité de la ville. Avant, le gouvernorat de la région d’Alep comptait entre six et sept millions d’habitants et la ville environ trois millions, quatre ans et demi plus tard, entre les morts, les exilés et les déplacés internes, le nombre d’Alépins a été divisé par deux. Avant quinze zones industrielles employaient un million de salariés ; il y avait un hôpital réputé dans tout le Moyen-Orient ; un centre historique avec le plus grand et le plus ancien souk du monde, 4000 ans avant Jésus Christ, attenant à la mosquée des Omeyyades, monument classé appartenant au culte musulman et chrétien. De tout cela, il ne reste que des gravats… [2]
L’humanité en ruines
Les imams sunnites de la mosquée des Omeyyades servent de guides pour commenter l’étendue du désastre : « ils ont occupé la mosquée pendant trois ans de 2013 à 2016 ». Qui est ce « ils » ? « D’abord, il y a eu l’Armée syrienne libre (ASL), ensuite Daech et enfin al-Nosra. » Ces religieux, comme tous les Syriens rencontrés, ne font pas de différences entre ces divers groupes, « ce sont les mêmes » répètent-ils inlassablement. Pour les désigner, les Alépins emploient un seul mot : « terroristes ». La délégation d’imams poursuit : « dès qu’ils sont entrés dans les souks, ils les ont fait exploser. » Puis les religieux désignent l’endroit, au fond de la salle de réception, d’où ils lançaient les roquettes et où se tenaient les snipers qui tiraient sur les civils. Ils montrent également les tranchées et les tunnels creusés avec des excavateurs sous cette église byzantine construite en 627 et transformée en mosquée au 13ème siècle. Lorsqu’au détour de leurs déprédations, ils trouvaient des antiquités, ils s’en emparaient pour les revendre. Et comme si cela ne suffisait pas, avant de partir, ils ont incendié ce qui n’était pas encore complètement détruit. « Ces gens-là », poursuit un imam « n’ont aucune relation avec le spirituel ni avec l’islam, l’idée est d’effacer les traces des civilisations chrétiennes et musulmanes. » Devant les visages dépités des personnes contemplant le désastre, un autre religieux tente de rassurer « la décision de restaurer cette mosquée est prise. Ce ne sont pas les pierres, c’est « l’être » syrien qui fait le monument. Nous sommes des bâtisseurs, nous reconstruirons. » A côté des Omeyyades, dans le centre historique, les djihadistes ont utilisé 40 tonnes d’explosifs pour faire sauter l’école Sultanieh, le Carlton construit par les Turcs puis les Français, le tombeau du fils de Saladin ; le hammam de l’époque ottomane, le caravansérail… Le centre-ville historique n’est pas le seul touché. Midan, le quartier arménien du Nord de la ville était une ligne de front, il ressemble à un paysage d’après tremblement de terre. Le député de cette circonscription, Jirair Reisian, décrit le quotidien de ces années de guerre : « les années les plus noires ont été celles de 2013 et 2014. Chaque fois que nous sortions, nous ne savions pas si nous allions revenir. Un jour, en moins de 12 heures, 80 roquettes sont tombées ici. Des églises arméniennes ont été détruites. » Les Arméniens se sont installés en Syrie après le génocide de 1915, compte tenu du rôle joué par la Turquie dans la guerre en Syrie, cette communauté a eu l’impression de revivre l’impensable, « Nous nous sommes dit, ça recommence ! ».
La triple peine
Non seulement les Syriens doivent contempler chaque jour leur ville en ruines mais ils doivent aussi affronter un quotidien difficile. Sans eau, il a fallu creuser des puits dans les cours des maisons, des hôpitaux, des lieux de cultes. Sans électricité, il a fallu s’équiper de groupes électrogènes, le bruit de ces engins résonne dans toute la ville. Ces machines fonctionnent au gasoil et avec la guerre il a eu l’inflation, la dépréciation de la livre syrienne. Alors les Alépins se regroupent dans une seule pièce et ne se chauffent qu’une à deux heures par jour. Avant-guerre, un euro valait environ 65 livres syriennes, aujourd’hui un euro est égal à 547 livres. Avant-guerre, avec un dollar une famille achetait cinq paquets de pain. Après la guerre, elle pourrait en acheter quinze, mais qu’importe puisque la majorité des gens est ruinée [3] . Après six années de conflit, les riches ont épuisé leur bas de laine et les pauvres n’ont toujours rien. Toutes les usines sont à terre et 85% de la population est au chômage. En Syrie, les communautés religieuses ont encore un rôle social, sanitaire et éducatif, elles offrent paniers repas, ampères, vêtements et des cours pour les enfants. Les hôpitaux et cliniques privés des congrégations de chrétiens soignent, sans distinction de religion, tous les malades et les blessés de guerre. Mais en plus du dénuement, du nombre de patients à traiter, dont beaucoup touchés par des éclats d’obus, tous les hôpitaux qu’ils soient publics ou privés doivent faire face à un autre mal : l’embargo. Cette mesure décrétée par les USA et l’Union européenne interdit toutes transactions commerciales avec la Syrie sans aucune distinction. Aucun habitant de ce pays, aucune organisation caritative ne peut recevoir un chèque, un don, un virement Western Union. Pire encore, impossible pour les hôpitaux d’obtenir des médicaments et des pièces de rechange pour les scanners ou les IRM. Avec la guerre, les médecins rencontrés estiment qu’un Syrien sur deux a besoin de soins sanitaires, mais les compagnies étrangères ne coopèrent plus pour entretenir le matériel, ne livrent plus de médicaments. La Syrie était productrice de génériques, 70 % de ces médicaments étaient fabriqués à Alep, mais les usines ont été détruites… « Nous manquons de tout, de scanner, d’IRM, d’appareils de radiologie, de petits consommables, d’antibiotiques de dernière génération, nous ne recevons aucun soutien, hormis l’OMS et l’Unicef qui nous ont un peu aidé, mais c’était symbolique, et les Russes qui nous donnent aussi quelques médicaments. L’embargo pourrait s’imposer à tout mais jamais aux matériels médicaux. » déclare le directeur du CHU. Monseigneur Dionicio Antonio Chahda partage la même colère : « Tous les biens même ceux de l’église sont sous embargo. Nous sommes en train de souffrir pas seulement de la guerre, certes les lancements de missiles se sont arrêtés, mais nous avons une autre guerre : le manque de tout. Alep est une ville morte, dommage il n’y a pas une lumière d’espérance pour croire que la vie normale va reprendre. Les Américains sont venus nous voir, nous leur avons dit : laissez-nous tranquille et nous saurons construire notre vie. » [4]
La guerre gagnée
Ici, dans une clinique tenue par une congrégation catholique, une maman portant le foulard implore les sœurs de prier pour la survie de son enfant blessée à la tête par des éclats d’obus. Là, à un poste de douane, c’est un commandant de police alaouite qui prend le thé avec son supérieur, un colonel sunnite. Dans les rues d’Alep, se croisent des femmes en burqa, en foulard, têtes-nues, ni plus, ni moins qu’avant-guerre. Les nombreux experts arabisants qui ont déversé leur « science » à longueur de colonnes et sur les plateaux de télévision, en expliquant doctement cette guerre comme un conflit entre sunnites et alaouites devraient se rendre en Syrie pour entendre et voir. Les manifestations religieuses sont encore œcuméniques, catholiques, protestants, musulmans, chrétiens d’Orient s’y côtoient. Le député de Midan constate que rien n’a changé « Il y a eu des manipulations pour faire de ce conflit un problème de religion, mais c’est pareil qu’avant. » Sur ce sujet, au moins, il n’y aura pas d’avant et d’après.
La mystification
Tout au long de ce voyage et qu’elles que soient les personnes rencontrées, dans les hôpitaux, les lieux de culte, dans la rue, tous les Alépins tiennent le même langage « s’il vous plaît, ne mentez pas, dites seulement ce que vous voyez, ce que vous entendez. Soyez honnêtes. » Ce leitmotiv revient comme une supplique. Car, en plus de la guerre et de ses horreurs, aucune famille n’a été épargnée par un drame, en plus de l’embargo, les Syriens ont souffert de la manière dont ce conflit a été traité par les médias occidentaux. La couverture des événements de ce qui a été appelé « Alep Est » en est la démonstration. Pendant la guerre, 25% du territoire de la ville, quartiers Est et Sud, était occupée par les djihadistes, le reste étant sous contrôle gouvernemental. Selon les médecins rencontrés, il y a eu dix fois plus de morts à l’Ouest qu’à l’Est à cause des tirs de roquettes, de missiles et de bonbonnes de gaz remplies de clous. Mais la compassion occidentale ne s’est tournée que vers les populations des quartiers Est. Or, tous les Alépins ont vécu les mêmes affres et une minorité seulement soutenait les groupes armés. Lors de la libération d’Alep, sur les 140 000 personnes qui vivaient encore en zone occupée, seules 35 000 ont choisi de rejoindre Idlib, une ville sous l’emprise d’al-Nosra, les autres sont allées se réfugier du côté gouvernemental.
Un autre événement a provoqué l’ire des Syriens. Un homme, sorti de nulle part, Brita Hadji Hassan, soupçonné d’avoir des liens avec al-Nosra, s’est présenté comme le maire d’Alep Est devant tous les médias internationaux. Les Alépins sont restés médusés lorsqu’il a été reçu sous les lambris du Quai d’Orsay par le ministre des Affaires Etrangères, Jean-Marc Ayrault. Un député, Boutros Merjaneh raconte sa stupéfaction « J’ai découvert son existence lorsqu’il est arrivé en France et j’ai mis trois jours à savoir qui il était. En réalité, il travaillait à la direction de la communication de la mairie. Pour être maire d’Alep, il faut être né ici, or lui est de la région d’Idlib. Que les autorités françaises reçoivent de cette manière un homme sans qualité est simplement inacceptable. » Mieux encore, l’affaire tout aussi inacceptable, voire surréaliste, de trois députés français, dont une ancienne ministre, Cécile Duflot, Patrick Menucci et Hervé Mariton tentant d’entrer sans visa en territoire syrien, via la Turquie, le chemin qu’emprunte les djihadistes, accompagnés d’un faux maire ! Et le député Merjaneh de conclure « si ces députés veulent venir ici, je suis prêt à les accueillir et ils auront leurs visas de manière légale. »
La trahison
De nombreux Syriens sont francophones et étaient, avant la guerre, très attachés à la France, à sa culture, mais les positions de Paris dans le conflit syrien les ont profondément heurtés. Ils sont amers « la France nous a poignardé dans le dos » « Nous nous sentons trahis » « Nos enfants seront anglophones ». Etre Français et marcher dans les ruines d’Alep, s’entretenir avec des habitants, rencontrer les blessés de guerre, c’est un peu comme porter sa honte en bandoulière. En armant « les rebelles » en soutenant, contre vents et marées, une « opposition » coupable de tant de crimes contre l’humanité, en privilégiant son alliance avec les pétromonarchies qui financent les djihadistes, une nouvelle fois, la France s’est placée du mauvais côté de l’histoire. Dans ce pays berceau de la civilisation, le peuple a la mémoire longue…
Leslie Varenne
Directrice de l’IVERIS