Il y a deux ans, j’ai rendu compte dans les colonnes du Grand Soir du livre d’Alain Supiot L’esprit de Philadelphie. La justice sociale face au marché total. Dans ce fort ouvrage, l’auteur expliquait en quoi le nouvel ordre économique mondial avait quelque chose de fasciste. Il citait Hitler, pour qui « Les richesses, par la vertu d’une loi immanente, appartiennent à celui qui les conquiert. Ceci est conforme aux lois de la nature. » Mais, dans le même temps, il rappelait que les démocraties parlementaires ne pouvaient être dédouanées. L’Exposition universelle de Chicago en 1933 s’ouvrait sous l’égide du slogan : « La science trouve, l’industrie applique, l’homme s’adapte. » Si l’individu ne s’adaptait pas, il était dégraissé, purgé, considéré comme une maladie parasitaire. Supiot terminait son ouvrage par une analyse de cette plaie du XXIe siècle, le nouvel individualisme identitaire : « Ceux qui sentent le sol institutionnel se dérober sous leurs pieds cherchent appui ailleurs : dans l’affirmation ostentatoire de leur religion, de la couleur de leur peau, de leur genre ou de leur orientation sexuelle. Cette montée des revendications identitaires éclipse les causes socio-économiques de l’injustice sociale. La question de l’injustice est ainsi déplacée du terrain de l’avoir vers celui de l’être, du terrain du savoir vers celui du paraître. » Selon une formule frappante de l’auteur, la « loi pour soi » est devenue le « soi pour loi ».
Depuis, Alain Supiot a été nommé professeur au Collège de France, et avec Grandeur et misère de l’État social, il nous offre sa leçon inaugurale. Genre en lui-même, la leçon a ses codes, ceux d’un cours solennel prononcé devant un public choisi. Le nouvel élu ne présente pas un savoir constitué, mais un « savoir en train de se faire ». Son propos est mesuré mais doit être ferme dans la mesure où le professeur a été choisi pour marquer un nouveau territoire de la recherche. Dans le cas de Supiot, il s’agit d’« État social et mondialisation : analyse juridique des solidarités ».
Supiot commence sa conférence par une réflexion sur le droit social : « épaisse forêt de règles disparates qui a poussé avec la révolution industrielle et dont certains annoncent aujourd’hui l’inexorable étiolement. » De manière quelque peu surprenante, il cite le philosophe François Ewald, passé du maoïsme au Medef, devenu, de par ses fonctions de directeur à l’École nationale d’assurances, un spécialiste du risque capable de distinguer au premier coup d’œil les “riscophiles” des “riscophobes”. On ne peut, cela dit, que souscrire à l’analyse de l’ancien assistant de Michel Foucault pour qui l’État social est né, vers 1900, avec l’adoption, en Occident, d’un nouveau régime de responsabilité des accidents du travail. Alain Supiot rappelle que le docteur en droit Franz Kafka, d’abord employé de la compagnie d’assurance austro-italienne Assicurazioni Generale (aujourd’hui la troisième au monde), puis de l’Institution d’assurance pour les travailleurs du royaume de Bohême, étudia les moyens de limiter les risques encourus par les ouvriers sur des machines dangereuses. Grâce à l’auteur du Procès, l’Autriche-Hongrie perfectionna une législation sur les accidents du travail impulsée dès 1887. Kafka confia un jour à son ami Max Brod à quel point il était ému par la résignation des mutilés du travail : « Comme ces hommes-là sont humbles. Au lieu de prendre la maison d’assaut et de tout mettre à sac, ils viennent nous solliciter. »
Une des thèses de Supiot est que, lorsque le droit social disparaît, la solidarité s’évanouit. Alors, les travailleurs ont tôt fait de se tromper d’adversaires : « Les massacres déments de la première moitié du XXe siècle ont montré ce qu’il advient lorsqu’une paupérisation massive est imputé à des boucs émissaires, et nourrit la haine de l’autre : haine nationale ou raciale, haine de classe ou haine religieuse. » On comprend que la déclaration de Philadelphie de 1944 ait stipulé qu’« il n’est pas de paix durable sans justice sociale ».
Pour Supiot, l’État social ne saurait être un simple « compartiment du droit » : il doit constituer l’État contemporain. Raison pour laquelle la France est, théoriquement une République « sociale », tout comme l’Algérie, l’Allemagne ou la Turquie. Lorsque l’État délaisse ses responsabilités sociales, le travailleur n’est plus un sujet, mais un « objet à louer ou à vendre ». Les États ultralibéraux et les dictatures fascistes ou corporatistes (ce sont parfois aujourd’hui les mêmes) se rejoignent dans la volonté de nier le droit ou de le sortir du corps politique.
La crise systémique frappe l’État de plein fouet car ses ressources sont amoindries tandis que ses charges ne cessent d’augmenter. (On lira à ce sujet l’article de Pierre Rimbert “ Les robots ne joueront pas La Traviata ” dans Le Monde Diplomatique de juin 2013). Les États deviennent de manière structurelle les débiteurs, et donc les victimes des créanciers privés qui imposent leur politique, donc leur vision du rôle de l’État. C’est pourquoi les États abandonnent au privé la construction – rentable sur le long terme – de routes, d’hôpitaux, d’écoles etc.
On ne s’en étonnera pas, la notion de solidarité est à rapprocher de celle de solidité. « Solidaire » vient du latin juridique in solidum (« pour le tout »). Cette glu censée nous rassembler, nous rendre plus fort, n’a donc rien à voir avec la charité qu’affectionnent tant les libéraux, la culture anglo-saxonne, ni même le care, cher à la famille Delors. Elle renvoie encore moins à celle de fraternité qui, comme le souligne Alain Supiot, postule « un ancêtre mythique ».
La montée en puissance du capitalisme industriel a vu s’élaborer un compromis : le travailleur abdiqua sa liberté de citoyen-travailleur (en renonçant à gouverner les entreprises), tandis que les patrons accordèrent à leurs employés un minimum de sécurité physique et économique. Comme l’État ne se conçoit même plus en tant que régulateur, redistributeur des richesses, les droits des travailleurs sont laissés en jachère. Règne alors le chacun pour soi.
Paris : Collège de France/Fayard, 2013
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