Toujours préciser d’où l’on parle. Cela va faire 37 ans que je n’ai pas voté socialiste. C’est dire que je ne me torture pas vraiment les méninges pour savoir si ce parti est de gauche ou non. En revanche, j’ai soutenu et voté Mélenchon et les formations qu’il a présidées ces dernières années. Cela ne m’oblige pas à être un godillot béat et m’amène – surtout depuis la dernière élection présidentielle – à me poser des questions.
Au commencement étaient les mots. Les mots dits et les mots tus, ou en creux. Prenons l’appellation des partis dirigés par Mélenchon. Il y eut d’abord le « Parti de gauche ». Appellation, simple, classique, dans laquelle on trouve deux mots au sens clair : « parti » et « gauche ». Un parti fondé en 2009 sur des bases antilibérales. Il y eut dans le même mouvement la coalition du « Front de gauche pour changer d’Europe » (appellation officielle). Á noter : « changer d’Europe », pas « changer l’Europe ». En association avec le parti communiste et quelques autres. Mélenchon fit unilatéralement voler en éclat ce regroupement en 2016. J’aimais bien « front de gauche ». D’abord, l’expression comportait le mot « gauche ». Et puis, il y avait ce « front » si prometteur : une alliance pour faire front, pour aller au front, pour mener des attaques frontales. L’appellation « La France insoumise », c’est autre chose. Lorsqu’il lance le mouvement le 10 février 2016, Jean-Luc Mélenchon proclame : « Je veux représenter et incarner la France insoumise et fière de l’être, celle qui n’a pas de muselière ni de laisse. » Nous sommes ici dans une posture morale – ce qui est bien en soi – mais pas politique. L’insoumission peut être de toute nature et de tout positionnement. Á sa manière, Soral est un insoumis. Par ailleurs, qu’est-ce que « la France insoumise », si ce n’est la projection fantasme d’un peuple qu’il constitue lui-même face à un autre peuple qui serait soumis, avec une bonne frontière bien étanche entre l’oligarchie ennemie et un peuple ami constitué d’amis. Et quand je dis « peuple », je suis gentil. Lui et les autres dirigeants disent « les gens ». Politiquement parlant, on sait, en gros, ce qu’est le peuple : des citoyens qui vivent sur un même territoire et qui acceptent les mêmes règles. Le tout constituant une nation. Mais « les gens », c’est quoi donc ? Le « métro » dont parlait Malraux lorsqu’il évoquait l’électorat gaulliste ? Le mouvement ouvrier, les marxistes n’ont jamais adhéré à ce type de catégorisation sommaire d’une France d’en haut et d’une France d’en bas, du peuple d’un côté et des élites de l’autre.
On se souvient de la chanson de Jean Ferrat déboussolé par les chars soviétiques à Prague :
C’est un joli nom Camarade
C’est un joli nom tu sais
Qui marie cerise et grenade
Aux cent fleurs du mois de mai
Hé bien justement : dans les banques de données des sociolinguistiques, on s’aperçoit qu’en période de campagne électorale Mélenchon utilise ce terme 10 fois par an au maximum. C’est parce que dans l’ensemble « gazeux » (disent-ils, vous comprenez ce que cela veut dire ?) de la France insoumise les partis, les formations radicales, l’addition, la conjonction de forces militantes s’effacent au profit des « gens ». Des « gens » auxquels il s’adresse directement : « Soyez vous-mêmes, les gens », lance-t-il lors de réunions électorales.
Dans sa page Facebook, Jean-Emmanuel Ducoin (PCF, L’Humanité) citait récemment une analyse d’Alexis Corbière : « Je ne veux plus m’enfermer dans le mot “ gauche ”. Ses échecs récents en ont fait un repoussoir. Rassembler la gauche n’a plus de sens : des millions de gens ne se positionnent pas d’un côté ou de l’autre ! Il faut trouver un vocabulaire nouveau, un message différent. » Comme par exemple celui de populiste, un concept autour duquel tournent Mélenchon et la philosophe Chantal Mouffe, pour qui le marxisme et la démocratie délibérative sont dépassés (au fait, quid de la démocratie délibérative au sein de LFI ?). Corbière nous dit que le mot “ gauche ”– dans lequel il ne faut pas « s’enfermer » ( ?) – serait un repoussoir. Peut-être pour les socialistes qui se sont ramassés lors de la dernière élection présidentielle, mais pas pour les forces de progrès (j’allais dire « de gauche ») qui, derrière Mélenchon, ont totalisé près de 20% des suffrages exprimés avant de partir en capilotade et de tourner aujourd’hui autour de 8-10%. La faute au manque de clarté du discours de LFI. Pour simplifier, atermoiements entre union des forces de gauche et un populisme qui renonce à toute référence à la gauche. Pour Quattenens, il faut « arrêter de revendiquer sans arrêt les codes de la gauche radicale ». Pour Malika Bendriss, il faut « améliorer le quotidien des petites [sic] gens », la « gôche » (sic) étant « devenue un boulet politique ». Et pour Kévin Boucaud-Victoire, « Le populisme, c’est la gauche radicale qui essaie d’aligner la France de Johnny à celle de Booba, les classes populaires de la France périphérique à celle des banlieues ». Quelle bouillie ! Et je ne parle même pas d’une opposition actuellement très structurante au sein de LFI entre communautaristes et anti-communautaristes.
Plus de 100 personnes ont réagi au billet de Ducoin sur Facebook. Au-delà de sensibilités différentes et divergentes, c’est le désarroi qui l’emporte. Je cite quelques intervenants qui réagissent après Ducoin qui, lui-même, demande des explications :
« On ne peut donc plus considérer La France Insoumise comme étant de gauche et si on assume l’opposition Gauche/Droite, alors cela veut dire que c’est un mouvement de Droite, une sorte de bonapartisme socialisant. »
« Substituer le clivage gauche/droite par peuple/élite est une erreur, ce n’est pas une vision classiste, et le ni droite ni gauche ou ni de droite ni de gauche ou et de droite et de gauche, ça va surtout faire progresser le populisme – de droite mais qui ne se dit pas comme tel bien sûr... encore un effort Corbière... »
« Le mot gauche est un "enjeu de lutte" (comme diraient les sociologues critiques) à se réapproprier, faudrait s’en souvenir plutôt que de se référer à Mouffe et Laclau... »
« Le populisme fonctionne sur le mode du « eux et nous ». Si la désignation de l’adversaire est une condition du combat politique, elle ne doit pas nous conduire à passer sous silence les contradictions, d’abord chez les dominants – contradictions qu’il s’agit d’exacerber –, mais surtout chez les dominés, car elles sont un obstacle à la construction d’une stratégie hégémoniste. En effet, une même personne peut à la fois être exploitée par le capital, opprimée par d’autres exploités ou en opprimer d’autres, et prise dans des configurations discriminantes. Il est impossible de réduire tous les antagonismes qui traversent la société à un antagonisme majeur, que ce soit le rapport capital/travail, pourtant fondamental, ou la division peuple/oligarchie portée par le populisme de gauche. »
« Ce mot de gauche a été si galvaudé. L’humain d’abord, voilà le titre du programme, l’ère du peuple, ça parle non ? C’est le programme qu’il faut lire et comprendre que c’est un choix de civilisation. On doit quitter le capitalisme, créer des quantités d’emplois avec la transition écologique, soutenir nos étudiants qui sont notre avenir inventer, innover pour survivre sur cette planète en harmonie avec la nature. »
« On attend avec impatience le nouveau message ! »
« même quand le personnage au demeurant sympathique est capable de mentir et accepte des alliances à géométrie variable en fonction des disponibilités en termes de sièges et non pas d’idées. Entre Anne Hidalgo qu’il a soutenue en sachant qu’il s’agit d’une ultra libérale et Jean Luc Mélenchon qu’il a aussi soutenu en sachant qu’il était à l’opposé de la pensée ultra libérale... qui est il vraiment... Aucune confiance en lui. »
« FI se dit ni de gauche ni de droite ! Ceux qui tiennent ce langage sont dangereux ! Nier les valeurs de la vraie gauche c’est nier l’existence des valeurs de classe ! »
« 300 % d’accord avec Corbières. La gauche et la droite ça ne veut plus rien dire depuis belle lurette. L’évolution linguistique et le rapport au langage sont une indication forte de l’évolution générale, et même un guide. Les gens se font couillonner depuis des décennies par le dualisme : il est là le piège... Du coup c’est tout noir ou tout blanc et c’en est ridicule.... La force est ailleurs et sous une autre forme, bien plus élaborée, et bien plus riche, au sens le plus noble du terme..... Il faut avancer. Les mutations sont nécessaires, encore faut-il savoir regarder devant.. et même au delà. Bref. Je crois que vous avez compris ce que je voulais dire....Concevoir, énoncer, réaliser... »
« Ne vous inquiétez pas la droite sait très bien quelle est la différence entre elle et la gauche !!! Moi je suis de gauche et je sais ce que cela signifie en termes de valeurs et de revendications. »
J’ai particulièrement aimé cette dernière intervention. Depuis la fin des années Mitterrand, la droite se proclame de droite et n’en a pas honte. De Le Pen à Bayrou en passant par Wauquiez et Retailleau, son corpus idéologique est travaillé et fortement relayé par les grands médias. Si elle écrase le discours de la res publica, c’est parce qu’elle se concentre sur le social (ou antisocial), pas sur le sociétal.
Ce n’est pas parce qu’aux ronds-points militants des gilets d’extrême gauche côtoient des gilets d’extrême droite que, dixit Corbière, « des millions de gens ne se positionnent pas d’un côté ou de l’autre ». La caissière à temps partiel du supermarché (qui sera, avant demain, remplacée par une machine) sait parfaitement qui est, non pas son agoniste, comme dit Mouffe, mais son antagoniste. Au fait, combien de millions ?