Vivre et évoluer au sein des corporations : paysage chaotique aliénant l’individu
Tout individu, tout être humain vivant cherche en permanence à évoluer en phase avec son entourage, son environnement, de telle manière qu’il est amené à se demander quel rôle joue-t-il au sein de sa communauté, et à s’interroger sur le sens que l’on peut donner à sa propre vie. Pourquoi sommes-nous là , surtout comment se construire, sommes nous acteurs ou spectateurs de nos vies etc ? Nous recevons tous une socialisation, que nous pourrions définir comme étant le processus d’intériorisation progressive des règles et des normes de la société par l’individu. Par la famille, l’école, le monde du travail, les groupes de pairs, les relations sociales, celui-ci intègre les normes et les valeurs correspondantes au milieu social dans lequel il vit. C’est à partir de cela qu’il va se forger une identité sociale. Le paradigme sociologique de la définition des statuts et des rôles de l’individu dans l’organisation par le biais de la socialisation débouche sur une première idée : nous évoluons donc tous dans des organisations, des corporations publiques ou privées. Tout individu est plongé dès la naissance dans une institution, une corporation dont il faudra apprendre à jongler avec les codes si l’on veut pouvoir bénéficier d’un lien social plus ou moins intense. C’est donc ce qui fait le leitmotiv de nos vie, en même temps que nous soyons formatés par et pour le corps social. Le travail qui aliène, les loisirs qui forment une maigre compensation des contraintes subies, tous les instants de la vie quotidienne sont rythmés et gouvernés par le temps. En Occident, nous sommes tellement habitués à optimiser le temps pour être efficace, que nous passons notre vie à courir. Courir pour le profit, aller vite pour accroitre la rentabilité, gagner du temps même sur la route pour arriver plus vite que la voiture d’en face. Pour aller à la fac, au boulot, à l’entretien d’embauche… Je ne citerai pas tous les exemples, mais la vie dans notre système capitaliste consumériste a complètement déstructuré l’individu. Hélas, ces siècles de progrès industriels ne me semblent pas avoir apporté le changement dont on nous parle tant : l’idée selon laquelle l’être humain occidental serait de nos jours bien plus savant et intelligent que dans les temps ancestraux me paraît être un grave mensonge. Soit, nous ne faisons plus la guerre avec des arbalètes, et nous ne tuons plus notre voisin pour une simple querelle (quoique cela puisse encore arriver). Les armes de guerre les plus meurtrières désormais utilisées sont la monnaie, la bourse et le travail, tous au service de l’économie, mais des siècles de propagande et de guerres n’ont pas effacé les inégalités et les sauvageries, bien au contraire. Donc, peu d’évolution entre l’Antiquité et aujourd’hui là où les relations humaines fonctionnent encore à la carotte et au bâton.
Bien entendu, cette socialisation dont on parlait tout à l’heure, n’est pas la même pour tous. Bourdieu disait d’ailleurs qu’elle favorise le phénomène de reproduction sociale : suivant que l’on soit fils d’ouvrier ou fils de cadre, il n’y a pas une égale répartition du capital économique, social et culturel. Les fils de cadres auront de ce postulat, plus de chances et de facilités d’accès aux hautes études, et aux postes clés de la classe dirigeante que ceux provenant des milieux populaires. Suivant que l’on soit fils d’ouvrier, que l’on soit employé de bureaux, cadre, agriculteur, chômeur ou commercial, nous n’aurons donc pas la même vision par rapport au vote électoral, à la valeur travail, à la hiérarchie, aux règles, par rapport à la manière dont la société évolue, et dont elle nous fait évoluer. Enfin, nous n’aurons pas le même rapport au monde qui nous entoure suivant que l’on pense être un acteur bienpensant de la société, doté d’un certain libre arbitrage sur sa propre vie, et suivant que l’on se sente esclave du système économique capitaliste globalisé, où soumission, résignation, frustration, pensée unique et convoitise règnent en maître pour écraser toutes formes de liberté individuelle. A chacun de voir midi à sa porte, mais je pense que lorsque l’on fait partie de la base de la pyramide, c’est hélas la seconde vision du « monde » qui prédomine. D’ailleurs, le plus dommage est schématiquement qu’il existe cette pyramide significative, qui incombe la compétition et ces rapports dominant(e)s/dominé(e)s. Donc indéniablement gagnant(e)s-perdant(e)s. Car il me paraît naïf de croire que la démocratie libérale bourgeoise est la meilleure solution pour fournir aux individus une situation optimale, une vie décente et idéale pour tous. La logique du système marchand pousse à nous vendre chaque jour un petit peu plus pour que nous puissions enfin toucher du doigt cette situation, en finir avec la paupérisation grandissante, la précarité et l’exclusion. Sauf qu’à force de se prostituer à la valeur travail, non seulement les ressources restent gravement inégalement réparties, mais en plus nous sommes presque récompensés pour avoir écrasé, estampillé, pillé notre voisin. Le capitalisme et la démocratie libérale n’offrent donc de libertés que celles de ne pas crier trop fort ce que l’on pense, et celle d’avoir l’ambition d’écraser son prochain pour un peu plus d’argent. J’exagère, mais il y a tant d’hypocrisie dans ce système, qu’un PDG de Nestlé peut se vanter de diriger un empire économique sainement et pour la bonne cause, pendant que 70% des femmes dans une région de l’Éthiopie naissent malformées génétiquement à cause des ravages de la sous nutrition dont Nestlé est responsable en grande partie. Ou pendant qu’un enfant de moins de dix ans meurt de faim alors que la FAO précise qu’il est possible de nourrir douze milliards d’individus sur Terre ¹. Les murs de nos mairies et les entêtes des documents administratifs sont ornés de liberté, d’égalité et de fraternité, pendant qu’une bande de mercenaires du capital s’arrogent le droit d’expliquer à la masse ce qu’il faut faire. Ou se permettent à coup de matraquage de lois sécuritaires de procéder à des milliers d’expulsions, parmi les plus honteuses, politique des quotas rappelant ainsi des pages sombres de l’Histoire européenne récente. Le tout sous couvert de légitimité, les élites capitalistes du Medef et leurs vassaux pantins de la politique clientéliste médiatique produisent leurs lois autoritaires et liberticides pour que le salariat reste bien docile. Pour qu’il ne se révolte pas face à Madame Autorité-Responsabilité-Exploitation qui dirige d’une main de fer le monde de l’entreprise. Il faut quand même bien reconnaître que salarier 85% de la population active d’un pays figure parmi les plus formidables ingéniosités de notre époque. Car payer un esclave qui joue ses galons de 35h hebdomadaires à coups de lance pierre en lui expliquant qu’il n’est payé que pour sa seule force de travail (revendue en plus-value par les capitalistes qui en tirent leurs profits) sans que celui-ci n’ait mot à dire devrait en irriter plus d’un. Si l’on rajoute derrière tout cela l’absurdité et la propagande qui gravite autour du mythe de la sécurité sociale, on arrive à un record de duperie jusqu’à présent quasiment inégalé. On nous dit qu’à l’horizon 2009, le déficit de la sécurité sociale se creuse à neuf, dix ou douze milliards d’euros (suivant le journal que l’on a devant les yeux), et que le salarié docile, en plus d’être surexploité, va devoir soit se serrer la ceinture, soit travailler plus longtemps s’il veut à terme, bénéficier d’une couverture sociale. C’est d’une hypocrisie révoltante ! Quand on voit que parallèlement, la part spéculative qui glisse du facteur travail vers le capital depuis vingt cinq ans de mensonge avoisine les 160 milliards d’euros en France², et que cette immense somme pourrait donc largement servir de financement pour les branches vieillesse et maladie. Au lieu de taxer le capital, les pôles industriels et taxer l’actionnariat (à défaut de l’abolir alors qu’en l’espace de vingt ans, les recettes du CAC 40 ont été multipliées par quatre), nos dirigeants préfèrent ordonner le recul de l’âge légal du départ en retraite à 65 ans minimum. Demandez à un maçon ou à un couvreur d’aller crapahuter sur les murs des maisons jusqu’à 70 ans. Demandez à un artisan du bâtiment, parfois imposé à plus de 70% sur soixante heures de travail par semaine, sans être assuré d’avoir une réelle allocation de retraite, ce qu’il en pense de la solidarité à la française, il vous dira que c’est du vol organisé. Un député, peut sans doute travailler jusqu’à 70 ans. Pas ceux à qui s’applique la loi.
Le problème n’est pas uniquement que les patrons croupissent sous les charges, ou que les fonctionnaires ne seraient que des fainéants plein de privilèges, mais qu’il y ait trop d’écarts entre les statuts du secteur public et privé.
Du travail à l’activité…
La société consumériste qui prend son essor à partir de mai 1968 prône l’accès à tous aux formations et aux diplômes. C’est certes un progrès. Mais le gonflement de la classe dite moyenne sert de justification au système : désormais, un fils d’ouvrier peut sortir du système éducatif avec un niveau de bac+5, voire plus. C’est la fameuse mobilité ascendante à travers les générations qui augmente le niveau de vie d’une génération à l’autre. Sauf que cette amélioration du niveau de vie se produit moins vite que la hausse du coût de la vie. Même la sociologie marxiste du conflit qui observe les antagonismes entre la classe dominante capitaliste et la classe productive prolétaire et dominée semble avoir disparue des analyses. Pourtant…
En fait, l’État de droit a acheté la paix sociale avec le vote et cette fameuse politique des années 1970 qui a élargi la classe moyenne, créé le salaire minimum etc. Pari réussi pour l’oligarchie bien assise, que d’empêcher la révolte sociale par tous ces instruments idéologiques. Les citoyens se sentent libres, ont conscience que l’on subit beaucoup de choses, que l’on ne maîtrise plus grand-chose, mais la plupart continuent d’aller crier simplement contre le gouvernement ou demander plus d’argent dans les manifestations. Plus d’argent pour payer la santé, les transports, à manger. Se lamentent d’une usine de chez Continental excédentaire qui licencie à tour de bras pour réduire ses coûts de production. Font des banderoles contre les parachutes dorés sans remettre une seule fois le modèle sur lequel repose l’organisation du travail. Braves gens, je suis d’accord avec vous, mais ce geste de mobilisation les jours de manifestations me paraît bien dérisoire. C’est comme interdire à un enfant de sauter dans les flaques d’eau, il ira sauter dedans aussitôt le dos tourné. Si vous lui donnez une petite claque, ça le freinera déjà un peu plus. Mais il est vrai que ce n’est pas qu’une petite claque qui fera vaciller le patronat et la république. Je pense qu’une grève générale longue, dure, et persistante, serait bien plus efficace qu’une manifestation d’un jour, qu’un défilé le mardi puis le jeudi de 14h à 18h dans les boulevards. Le capitalisme se nourrit de l’action collective pour se maintenir, il laisse le citoyen crier fort dans la rue pour lui laisser l’impression d’être libre. Moyennant tout de même quelques arrestations de syndicalistes de temps en temps par l’armée pour limiter un peu le trop de laisser aller populaire !! Effectivement, il nous est possible d’exprimer notre mécontentement, et je ne pourrais certainement pas écrire tout ceci si nous étions au Turkménistan, à moins de faire un séjour en prison, et c’est bien là la finesse de ce système. Mais comme l’a affirmé Noam Chomsky devant des étudiants américains, « la solution repose dans les mains de gens comme vous et moi ». Pour en finir avec l’exploitation et le vol organisé du temps libre par le travail, chaque individu pourrait développer sa propre auto-organisation. Si celle-ci venait un jour à devenir récurrente, s’affranchissant de tout rapport d’autorité et de domination, le travail deviendrait alors une activité, qui fournirait les conditions possible de l’épanouissement humain, plutôt qu’un travail, aliénant, déstructurant à effectuer non pour soi mais aux ordres des supérieurs. Bref, on n’y est pas.
Samuel MOLEAUD
1-Cf. Jean Ziegler, L’Empire de la Honte
2- Mélenchon J-L, « Assumer la nécessité d’une force politique nouvelle », 2007