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About Kim Sohee : comment dit-on karoshi en coréen ?

July Jung a à son actif deux films qui se ressemblent beaucoup : dans A girl at my door (2014) comme dans About Kim Sohee, une policière (jouée par la même actrice, Bae Doona) prend sous sa protection une jeune fille persécutée. C’est donc un cinéma très féminin, mais qui ne fait pas de propagande féministe : le sujet de About Kim, c’est les conditions de travail dans notre « société de services ». La mort de l’héroïne, Sohee, n’est pas un féminicide, mais un « sociocide », c’est-à-dire un meurtre social, causé par le système socio-économique, et le film fait un parallèle très net entre le sort de Sohee en centre d’appel et celui de son ami qui empile des colis pour un équivalent d’Amazon, et qui, lui aussi, semble sur le point de craquer.

L’itinéraire qui conduit Sohee au suicide par karoshi est décrit avec une netteté exemplaire : elle est ravie d’avoir décroché un stage et commence son nouveau travail pleine de bonne volonté. Mais on est tout de suite saisi par le caractère inhumain du lieu de travail : on parle de logements-clapiers, ici c’est un bureau-clapier, près de deux dizaines de postes de travail s’entassant sur un petit espace ; chaque poste est uniquement constitué par un ordinateur, agrémenté de post-it ou affichettes rappelant les formules à employer, ou la marche à suivre en cas de situation difficile (exemple : un client coriace). Car, une fois devant son ordinateur, la stagiaire devient elle aussi une machine, qui débite des éléments de langage stéréotypés, quels que soient l’interlocuteur et sa situation.

C’est donc à la lettre un travail aliénant, mais c’est en outre un travail malhonnête : les stagiaires doivent surtout traiter des demandes de résiliation de contrat, non pas en rendant le service demandé, mais en essayant obstinément de « dissuader » le client : on met en avant le coût d’une résiliation anticipée, on fait miroiter d’autres offres avantageuses, on harcèle le client en le rappelant jusqu’à plus de vingt fois, avant de faire droit à sa demande. Cette escroquerie place bien sûr les employées dans des situations pénibles, qu’elles se fassent insulter, y compris sexuellement, ou qu’elles se heurtent à un scepticisme méprisant, ou qu’un client s’effondre, en larmes, lorsqu’il donne pour cause de sa demande la mort d’un enfant.

A cela s’ajoute la pression exercée par les cadres-surveillants, du fait de la concurrence entre centres, et, dans un même centre, entre équipes : le seul ornement sur les murs consiste en tableaux recouverts de chiffres et donnant les performances des divers centres et équipes. Les seules raisons de s’appliquer dans son travail sont la crainte de nuire à son équipe par de mauvais résultats individuels, et, au contraire, la perspective de primes. Mais Sohee va se rendre compte que les dés sont pipés : le contrat de travail permet en fait à l’employeur de faire à peu près ce qu’il veut, et les primes ne sont payées qu’au bout de plusieurs mois, pour éviter que les stagiaires ne démissionnent trop vite. C’est cette dernière avanie qui met Sohee hors d’elle : ayant agressé sa supérieure, elle est mise à pied pour plusieurs jours, mais, à la veille de son retour au « travail », elle préfère se suicider.

Cette première partie du film fonctionne comme un dossier, presque un documentaire sur les conditions de travail en centre d’appel. Mais la deuxième partie va encore alourdir le réquisitoire en pointant les responsabilités, grâce à l’intervention d’une inspectrice de police chargée de l’enquête sur la mort de Sohee, Joo-jin ; elle est constituée d’une série d’interrogatoires au fil desquels Joo-jin remonte de plus en plus haut dans la chaîne des responsabilités : la cadre qui surveillait son troupeau de stagiaires, le responsable de l’agence, le directeur, puis le responsable du lycée professionnel qui envoie ses élèves en stage avant de leur remettre leur diplôme, et qui explique que le budget alloué à l’établissement dépend de son taux de stagiaires placés en entreprise, et, finalement, la responsable des stages au Ministère de l’Education, qui doit elle aussi respecter la règle de mise en concurrence vu le budget dont elle dispose – c’est là la véritable « banalité du mal » : tous les échelons du système sont interdépendants et personne n’est coupable. Pour essayer de changer le moindre règlement, Joo-jin devrait engager des poursuites contre le Ministère et tout le gouvernement !

C’est là que se révèlent les limites du film : cette remarquable démonstration aboutit à un constat d’impuissance absolue. Aussi le film prend-il une nouvelle tournure qui va en s’accentuant : le pathétique (ainsi les parents font-ils une deuxième visite à la morgue, qui n’apporte rien, mais permet de verser des flots de larmes). L’inspectrice, qui se présente d’abord comme une dure à cuire, devient de plus en plus sensible : comme, dans les histoires étasuniennes de serial killers, le profiler s’efforce de s’identifier à l’assassin pour le découvrir, ici, elle s’identifie à la victime, refaisant son itinéraire et jusqu’à ses gestes du jour du suicide, et le film se termine par une sorte de « rosebud » : le portable de Sohee ayant été retrouvé, Joo-jin regarde une vidéo où Sohee se livre à sa passion : la street dance, et verse des larmes sur elle et ses possibilités inexploitées. Et ces pleurs font office d’hommage et de dédommagement pour la victime, faisant oublier qu’elle ne pourra rien faire de plus.

On aurait pu être tenté d’évoquer Ken Loach (The Navigators), pour les conditions de travail criminelles, ou Moi, Daniel Blake pour les suicides sociaux, qu’ils soient dus au travail ou au chômage) ; mais il manque dans About Kim un élément essentiel : l’appel à l’action collective (dont Looking for Eric est emblématique). July Jung ignore totalement cette possibilité ; mais est-ce une possibilité en Corée du Sud, après 80 ans d’occupation étasunienne ? Le film peut du moins servir de mise en garde : voilà à quoi on aboutit en copiant servilement, et implacablement, les règles de management étasuniennes.

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COMMENTAIRES  

14/04/2023 16:34 par Xiao pinaille

On voit bien que Rosa Llorens est un auteur qui depuis peu s’efforce à chaque fois de prendre ses distances avec le féminisme d’aujourd’hui et tout ce qui a trait au « wokisme » en général. Je sais que les prods américaines en sont farcies, mais ce n’est pas le cas du cinéma asiatique. Du coup, on se demande ce que ça a à voir avec le kimchi.

En plus, il ne faudrait pas déformer le sens des mots. Ce n’est effectivement pas un féminicide, mais ce n’est pas non plus un sociocide, proche du génocide, qui est l’élimination pure et simple d’une classe sociale.

Petite incohérence a priori dans le scénario : je m’étonne qu’une stagiaire en arrive au suicide alors que par essence, elle n’est pas supposée rester.... mais à vérifier au visionnage. Je remercie donc l’auteur pour cette suggestion.

15/04/2023 08:49 par Xiao Pignouf

Petit mea culpa : pas d’incohérence ici, le film est inspirée d’une histoire vraie.

Toutefois, au-delà de l’analyse très occidento-centrée de l’auteur dont le regard de gauche se focalise sur l’horreur libérale des centres d’appels, et malgré le fait que je n’ai pas encore trouvé le moyen de voir ce film, les quelques renseignements glanés sur le net à son propos m’inspirent d’autres pistes de réflexion sur ce film :

Les illusions de la jeunesse coréenne : la jeune adolescente se rêve en star de K-pop, alternative à une vie de merde, alors même que c’est une des pires expressions du libéralisme dans l’art, qui transforme les jeunes chanteuses et danseuses en esclaves jetables au service de puissantes entreprises du spectacle, et qui en a conduit certain(e)s au suicide.

Les désillusions de la jeunesse coréenne : le déclassement qui fait suite à l’échec scolaire et matérialisé par des emplois médiocres et déshumanisés.

L’isolement des individus dans la société coréenne, l’individualisme forcené.

Autre chose : le suicide « par karoshi » est un non sens. Le karoshi (terme japonais) est la mort par surmenage, provoquée par AVC ou crise cardiaque.

15/04/2023 17:24 par Rosa Llorens

@ Xiao Pignouf
ravie d’avoir un commissaire politique, ou fast checker, attitré.

16/04/2023 08:43 par Dominique Muselet

Dans la critique du film par le Bleu du Miroir on trouve cette envolée lyrique :
"Longtemps le film tait la souffrance de ses protagonistes, y compris celle de cette inspectrice dont on devine qu’elle se remet d’un traumatisme personnel. Pourtant, à mesure qu’elle déniche des éléments incriminants qui expliqueraient le geste de Sohee, ce personnage va progressivement dévoiler ses meurtrissures et devenir le catalyseur de la révolte du spectateur jusqu’à une ultime scène somptueuse et bouleversante qui, à l’image de la dernière séquence de Plan 75 (présenté à Un Certain Regard), insuffle un vent libérateur bienvenu pour laisser jaillir une émotion authentique."

Quand je l’ai lue, je n’ai pas compris tout d’abord. L’identification émotionnelle assez artificielle de l’inspectrice à la victime, dont parle très bien Rosa Llorens en disant qu’elle est là pour faire contre-poids au manque de débouché politique du film, m’avait si peu intéressée que je l’avais complètement oubliée, et j’ai dû me creuser la cervelle pour me souvenir de cette "ultime scène somptueuse et bouleversante qui insuffle un vent libérateur bienvenu pour laisser jaillir une émotion authentique."

Mais je crois qu’il y a une autre raison que celle que donne Rosa à cette échappatoire émotionnelle du film, c’est la tendance à privilégier l’émotionnel et à tout psychologiser qui caractérise notre époque... Pourquoi réfléchir, raisonner, s’organiser, lutter, quand on peut pleurnicher ou s’indigner sur son sort et pour les meilleurs d’entre nous sur celui des autres en toute bonne conscience ? Et contre qui nous battre, si même les flics ont des sentiments et de l’empathie pour les victimes du système qu’ils protègent ?

Hier, sur un petit square près de Nation, il y avait une trentaine de gilets jaunes qui dansaient en musique, "protégés" par autant, sinon plus, de CRS et une dizaine de voitures de police dans la rue voisine, tous plein d’empathie, sans nul doute !!! Empathie pour empathie, j’ai compatis avec une jeune CRS : "Vous n’êtes pas un peu en surnombre ? Ca ne vous dérange pas qu’on vous sucre votre WE pour ça ?" Emu, il m’a répondu très poliment...

Et après ce déluge d’empathie, il m’en reste encore assez pour Rosa, maintenant aux prises avec le "commissaire politique, ou fast checker" vedette de LSG qui est certainement lui aussi plein de bons sentiments...

16/04/2023 11:39 par Xiao Pignouf

@Rosa Llorens

Je suis désolé d’être aussi pointilleux sur le sens des mots (c’est mon côté ancien prof de français), mais vous avez raison au fond, on n’a qu’à dire comme on veut pour le plaisir et l’enrichissement des lecteurs. Il m’arrive aussi d’écrire des articles, et quand on me pointe une erreur, en général je la corrige sans traiter l’autre de « commissaire politique ».

Alors, oui, parce que j’ai l’habitude de vous lire, je critique effectivement votre obsession récente sur le wokisme et le féminisme en particulier, (pas seulement vous car elle devient récurrente dans les articles publiés sur le GS) même quand ça n’a pas lieu d’être puisque le cinéma asiatique est étranger à cette lubie américano-américaine (ce serait intéressant de savoir si le cinéma français s’y adonne ; ce n’est pas impossible, j’ai récemment vu l’affiche d’un film à venir intitulé le Sage-Homme...). Je suis le premier à admettre que le cinéma populaire outre-atlantique ne fait plus que ça à un point que ça en devient contre-productif. Si vous en faisiez la remarque, je n’aurais rien à redire.

En général, je n’interviens sur le GS que quand j’ai quelque chose à dire dans deux cas : quand j’ai quelque chose à ajouter qui me semble intéressant, quand j’ai une critique à émettre ou parce que je ne suis pas d’accord. Rarement pour dire que je trouve ce que vous dites génial. C’est mon droit, à condition que j’en use sans vous affubler de noms d’oiseaux, comme vous venez de le faire à mon encontre. C’est mon droit tant que le GS fait fonctionner un forum où les idées peuvent s’exprimer ou jusqu’à ce qu’il oblige les intervenants à ne dire que des choses positives sur les articles.

Mon point de vue global est que le wokisme (peu virulent en France, je le redis) et son corollaire, l’anti-wokisme, sont au débat politique ce que les bas-morceaux sont à la viande, c’est-à-dire des arguments de qualité inférieure qui n’ont pour vocation que de détourner des réalités.

La question, c’est est-ce que j’ai le droit d’en faire la remarque sans me faire traiter de commissaire politique ou autres joyeusetés ? Ou bien dois-je me taire comme vous semblez me le demander ? C’est clairement un refus de débattre que vous m’opposez

Vous auriez pu me critiquer sur le fait que je n’ai pas (encore) vu le film, même si je me suis empressé de le préciser et d’admettre avoir dit une bêtise. Moi qui suis amateur de cinéma asiatique, je n’ai malheureusement pas la chance de vivre à la capitale ou même en ville où il y a encore des petites salles dans lesquelles on projette ce genre de films. Je suis obligé d’attendre qu’il soit disponible en téléchargement... J’ai juste fait des suggestions sur ce qu’on en disait et ce que je connaissais un peu de la société coréenne.

Je vous remercie en tout cas, vous et madame Muselet, bien plus à son aise selon moi dans cet exercice, pour ces critiques filmiques et ces suggestions de visionnage. Puis-je à mon tour vous suggérer ce blog de critique ciné, tenu entre autre par un de mes anciens collègues à l’Alliance française de Shanghai ?

Après réflexion, je rajouterais ceci : vous semblez avoir une dent contre le néo-féminisme, et j’ai du mal à comprendre pourquoi. Bien sûr qu’il est imparfait et parfois gesticulatoire, qu’il peut conduire à des points de vue extrémistes. Cependant, tracer une ligne blanche entre ce qui est acceptable en matière de violence et ce qui ne l’est pas est très compliqué. La baffe de Quatennens en est le parfait exemple. Mais s’il est selon moi encore plus compliqué de prendre position contre ce féminisme, à l’instar d’une bourgeoise comme Badinter plus encline à tolérer un féminisme « à la papa » ce qui revient selon moi à une sorte de gérontocratisme, c’est parce que ce faisant vous vous placez automatiquement et probablement à votre corps défendant du côté de l’homme accusé de violence. Quand c’est Quatennens, ça peut se justifier, mais quand c’est Darmanin ?

16/04/2023 11:53 par francine

À se demander pourquoi monsieur X semble avoir tant de popularité ici...

Un article qui va dans votre sens mesdames D. et L. :
https://reseauinternational.net/opposition-controlee-et-les-nouveaux-inquisiteurs/

17/04/2023 11:18 par Dominique Muselet

A propos de féminisme, il y a un article intéressant de Modeste Schwartz, l’anticonformiste briseur des tabous post modernes du site libertaire le Courrier des stratèges, selon qui le féminisme et l’immigration se révèlent antinomiques :

"En proclamant en 2015 sa « culture de la bienvenue » comme nouvelle ligne directrice de la politique migratoire allemande, c’est la Young Global Leader Angela Merkel qui – bien plus que la destruction du régime Kadhafi en Lybie, ou les contes de fées climatiques – avait déclenché le tsunami migratoire du milieu de la décennie"

Dans le cadre de la conversion de ces immigrants, "non pas au christianisme que les davosiens vomissent ou à la démocratie qu’ils abolissent, mais à la religion dominante de l’Occident Historique : au féminisme", Merkel a fait voter une loi en 2017 (...) qui prescrivait l’annulation sur le sol allemand de tout mariage conclu à l’étranger et impliquant un conjoint mineur".

Hélas, selon Modeste :

"Dans son fétichisme infantile du droit, l’Occident Historique – programmatiquement aveugle à la diversité culturelle – refuse en effet de voir que le droit ne peut fonctionner qu’en codifiant des règles préalablement avalisées par un consensus culturel. Or, dans les cultures de l’Afrique et du Moyen-Orient, une femme atteignant en état de célibat l’âge auquel se marient les rares occidentales qui le font encore est – exactement comme sur notre continent européen à l’époque où il restait démographiquement viable : une vieille fille, qui a raté sa vie.

On peut donc voir une admission partielle de cet état de fait dans la décision récente de la Cour constitutionnelle allemande, qui impose au législateur de mitiger d’ici à 2024 la loi susmentionnée de 2017".
https://lecourrierdesstrateges.fr/2023/04/14/remplacisme-ou-feminisme-il-va-falloir-choisir-par-modeste-schwartz/

Et ce n’est pas la seule contradiction de l’Occident collectif. On peut lui appliquer ce que Marx a dit du capitalisme : l’Occident s’effondrera, ou plutôt est en train de s’effondrer, sous le poids de ses contradictions, et le monde multipolaire qui est en train de naître est, lui, profondément traditionnel...

19/04/2023 15:33 par Romulus

Bonjour
J’ai trouvé ce film, pour ma part, en tous points excellent. Ses vertus et ses forces sont multiples : la logique du système capitaliste est parfaitement démontée et mise en lumière ; les coupables sont énumérés : directeurs de l’entreprise, managers, corps enseignant, rectorat et ministère, équipe chargée des contrôles, police elle-même ; la nécessité de s’intéresser à autrui et à son sort est merveilleusement illustrée ; le lien de toute prise de conscience politique avec des émotions et des affections est mis en scène avec finesse et efficacité à la fois ... Emouvoir intelligemment et éveiller les consciences, c’est faire une bonne partie du travail qui mène vers des actions collectives déterminées et puissantes.
Je trouve mal justifié le reproche sur l’absence de perspective collective, d’abord parce que réfléchir à hauteur d’individu, ce n’est pas rien, et c’est même précieux, ensuite parce que le film constitue en lui-même cette perspective collective.
Amicalement ...

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