« Si nous vivons, nous vivons pour marcher sur la tête des puissants... Car les puissants ne travaillent qu’à marcher sur nos vies. »
(William Shakespeare)
Ce samedi, une marche de protestation, une de plus, pour faire entendre au pouvoir les revendications des jeunes et pour la liberté et pour les droits de l’homme. Pourquoi marcher ? Est-ce un artefact ? ou devons-nous prendre la décision de marcher sans s’arrêter ? Notre petit confort en tant qu’intellectuel qualifié à tort ou à raison d’organique, nous incite à préserver des « acquis » durement acquis et non volés. Pourtant, nous sommes en faute, nous n’avons pas su guider notre peuple ; nous avons une faillite morale pour n’avoir pas su dire « non ! », « basta ! » aux multiples dérives d’un système qui fait dans la « aççabya » un mode de gouvernance qui perpétue et fait de la Révolution un fonds de commerce qui lui permet de se fidéliser les organisations de masse en tout genre. Quand j’ai vu l’Unique nous ressortir les mêmes têtes avec des spectateurs qui pensent à autre chose, je me suis dit cela ne peut pas continuer pour le bien de ce pays, il faut réagir et dire « basta ! » à l’instrumentalisation. D’abord, du sacré où les prêches d’une rare platitude se disputent de semaine en semaine le comble de l’irrationalité. Ensuite l’instrumentalisation des valeurs de Novembre qui ne doivent pas passer de mode contrairement à tous les nihilistes qui croient trouver dans les chancelleries occidentales un sauveur contre les tenants actuels du pouvoir.
Je n’ai pas vu, à moins que je me trompe, dans la feuille de route de ces manifestations autre chose que les mots démocratie, liberté. Quelle est la priorité pour celui qui s’immole ou brave la mer ? Un travail, une vie décente ? Un avenir ou la liberté. Beckett disait qu’« un bulletin de vote ne se mange pas ». De l’autre côté, l’instrumentalisation de la religion a fait dire à Boumediene dans son discours à Lahore : « Les musulmans ne veulent pas aller au paradis le ventre creux. » Qu’en est-il du sentiment de l’Algérie profonde de ces jeunes qui galèrent, qui veulent vivre et contribuer au ciment de la société. Nous n’avons des jeunes que la dimension « destruction », essayons de voir en eux des bâtisseurs.
Quelle tragédie que des jeunes gens en arrivent à jouer leur vie à pile ou face dans des embarcations de fortune ou, pire, à offrir leur corps aux flammes pour simplement clamer : chaque harraga qui disparaît, chaque immolation sont des actes de désespoir et aussi des actes d’accusation contre notre indifférence et celle d’un système qui n’a pas su leur donner une perspective de sortie du tunnel Doit-on chercher les exemples ailleurs ? Je ne suis pas convaincu par la Révolution au parfum de jasmin ou de harissa. S’il est vrai qu’un vent de liberté souffle, il serait tragique de croire que la démocratie se fera par un apport extérieur, et qu’en prenant à témoin les puissances occidentales nous pourrons donner à ces jeunes de l’espoir ;
On présente comme un miracle la Révolution du jasmin, certains l’ont comparée à la Révolution française, mais est-ce une référence ? Personne ne se souvient et pour cause que l’Algérie a été de tout temps un guide à la fois sur le plan religieux et révolutionnaire. Qu’il suffise de retenir que Le Caire fut créé par une dynastie algérienne qui partit d’Ikjen en petite Kabylie ? Qui se souvient encore de la Révolution de Novembre 1954, la Révolution du million de morts ? Unique dans le monde moderne et exceptionnelle dans le Monde arabe. Je sais que les nihilistes vont dire que c’est du réchauffé et que ceux qui en parlent roulent pour le système. Je suis d’autant plus fier d’en parler que je crois qu’une grande partie de l’errance des jeunes est due à la main basse sur les symboles par une caste qui en a fait un fonds de commerce et de ce fait, en parler, déclenche l’urticaire chez certains et l’indifférence chez les jeunes à qui nous n’avons pas su inculquer ces valeurs. Qu’on le veuille ou non, une nation ne peut pas vivre sans symboles sans évènements fondateurs, ailleurs des mythes sont érigées en dogmes fondateurs...
Qui se souvient pour la période récente du 5 octobre 1988, qui a vu la fine fleur du pays être fauchée ? Il est, de mon point de vue, le déclencheur du vent de liberté des peuples arabes. Cet événement donnait l’illusion que tout était permis, que l’Algérien, ce frondeur, avait le droit au chapitre, il pouvait critiquer. Il était, en un mot, acteur de son destin. la démocratie semblait à portée de main. L’espoir s’insinuait dans le coeur des citoyens. La vie politique s’alluma, les langues se délièrent et une formidable ouverture se dessina. Parler, agir dans l’opposition, défendre ses opinions, écrire dans une presse libre, crier à gorge déployée dans les manifestations de rue, lancer ses diatribes à la télévision, tout était devenu possible. Mais le fol espoir allait vite retomber. Les Algériens perdirent pied et s’accrochèrent par réflexe atavique ou eschatologique aux discours les plus radicaux, les plus sectaires, les plus dangereux qui nous amenèrent à la décennie rouge qui joue encore les prolongations.
La population de 1988 n’est pas celle de 2011 qui, à bien des égards, est toujours aussi fragmentée et en errance. Quand on montre à la télévision, plus indigente que jamais, des harraga, c’est que nous sommes en train de traverser le no man’s land qui nous amène inexorablement au chaos. Et pourtant, vus de loin, tous les attributs, tous les insignes dignes d’un État de droit semblent réunis : une Constitution, un Sénat, un Parlement, une Assemblée populaire.
C’est un fait, les jeunes sont en pleine errance ! Nous avons tous nos parts de responsabilité. Quand des jeunes brûlent des écoles ou des CEM d’où ils ont été, vraisemblablement, exclus, c’est un message ! vous m’avez exclu, je me venge à ma façon avec mes « frères de condition » pour que l’Ecole ou le CEM ne serve pas aux autres ! C’est dire si le système éducatif dans son ensemble est interpellé ! J’en veux à la culture qui a réussi à abrutir la jeunesse en lui proposant une sous-culture de l’abrutissement où il est invité à « se divertir », alors qu’il faut lui proposer de l’éducation, du travail, bref, de la sueur au lieu de soporifiques coûteux et sans lendemain. On croit à tort que le football et la Star Ac, voire les émissions de danse et chants de stars payés avec l’argent du contribuable, pouvaient amener une sérénité permanente. Cruelle erreur : c’est une drogue dure car l’addiction se paie en émeutes de mal-vie.
« Comment un pays riche d’une rente pétrolière en est-il arrivé là , s’interroge Luis Marinez ? La rente pétrolière a fait le bonheur d’une minorité et le désespoir de la majorité. L’absence de contrôle de la rente pétrolière a conduit à sa dilapidation. L’Algérie est redevenue un grand chantier : des routes, autoroutes, ports, aéroports, métro, hôpitaux, universités, usines, logements sont en construction, dessinant un paysage à l’opposé de celui des années 1990. (...)Quarante ans après le premier choc pétrolier, l’Algérie ne dispose toujours pas d’institutions politiques susceptibles d’exercer un contrôle sur les usages de la rente pétrolière. Dans un article paru dans L’Expression, le professeur Chems Eddine Chitour exprime le sentiment de chacun vis-à -vis de ce troisième choc pétrolier : « Il faut plus que jamais revoir tout ce que nous faisons. Pour commencer, l’Etat doit arrêter de vivre sur un train de richesses qui ne correspond pas à une création de richesses. Il nous faut réhabiliter notre savoir-faire en comptant sur nous-mêmes et non sur les Chinois, les Français, Turcs et autres Coréens pour qui l’Algérie est un bazar où l’on peut refiler n’importe quoi pour l’équivalent de 30 milliards de dollars de gadgets sans lendemain... Il faut un nouveau programme pour gérer l’Algérie, un programme fondé sur la formation des hommes. Cela commence à l’école. La rente pétrolière a détruit le savoir-faire local, fait naître des attentes de consommation, entretenu l’illusion de la richesse et marginalisé les investissements dans le capital humain. » (1)
Dans l’anomie actuelle en Algérie, des voix outre-Méditerranée et outre-Atlantique se permettent de nous donner des leçons à distance, encouragées en cela par une presse qui fait dans la démonétisation de l’élite endogène une façon de faire du chiffre puisque tout ce qui vient de l’extérieur est du pain bénit. Que connaissent ces donneurs de leçon à distance, qui se permettent par pur mimétisme de s’immiscer dans une Algérie qu’ils ont abandonnée au plus fort de sa détresse pour des cieux plus cléments. Quand nos journaux qui se piquent de donner le ton et de surfer sur la colère des jeunes font feu de tout bois en donnant la parole à tout ce qui vient de l’extérieur, notamment les intellectuels autoproclamés à qui il manque une vertu fondamentale : l’humilité et la retenue vis à vis de cette Algérie profonde, celle qui galère au quotidien.
J’invite ces juges et censeurs à venir vivre et vibrer à la fréquence de la mal-vie des algériens d’en bas et non pas à celle du Quartier latin derrière un verre ou celle encore dénuée d’humilité à partir de Montréal ou d’ailleurs. A tous les spécialistes du « Armons-nous et partez », qui donnent des conseils, je les invite à rentrer au pays vivre ses espoirs et ses déceptions, écouter ce que ces jeunes ont à dire, payer de leur personne, rattraper leur dette pour avoir fui ce pays quand il était à feu et à sang. Je les invite "ici et maintenant" à venir participer à une longue marche celle qui consiste à suer, à baver, à créer in situ en faisant fleurir cette jeunesse non pas à distance avec le « Y a qu’à ... ».
Où est, alors, la solution ?
Si on peut déplorer le désordre, on peut comprendre par exemple que tout a été fait pour provoquer ces émeutes. Personne à ma connaissance n’a analysé les dynamiques souterraines qui sous-tendent le monde des jeunes, leur mal-vie, leur façon de s’organiser pour garder la tête hors de l’eau, leur désespoir dont le phénomène harraga n’est qu’une des multiples facettes. C’est un fait que les jeunes ont un langage à eux. Ils ont aussi, par la force des choses, mis en place des stratégies d’évitement, de contournement des problèmes qui sont en fait des stratégies de survie dans un monde qui leur échappe.
Un projet de société viable : Quelle est la place de la religion au XXIe siècle ?
Au-delà des grandes envolées lyriques sur la liberté, il faut être en mesure de permettre à chacun de donner la pleine mesure de son talent, d’être utile, de gagner dignement son pain non pas par des perfusions faisant des citoyens des assistés à vie ou des oubliés à vie. Tout travail mérite salaire. La façon dangereuse dont le pouvoir se donne des sursis en paix sociale en distribuant les miettes de la rente fera que rien de pérenne ne sera construit et tout retombera d’un coup une fois que la rente ne sera plus là pour couvrir les atermoiements et les errances d’une gouvernance au jour le jour, qui ne prépare pas l’avenir ;
Doit-on importer une laïcité comme un prêt-à -porter que l’on ne peut pas porter ? Il n’est que de voir la place misérable de l’Islam en France pays « de laïcité » et où la République devrait se tenir, en théorie, équidistante des religions. Pour avoir payé le prix du sang d’un projet de sang l’Algérie forte d’un Islam tolérant de 14 siècles ne doit pas tourner le dos à son histoire, à sa culture. Cet Islam ouvert, et vécu en sérénité ne doit plus constituer un fonds de commerce politique. Pourquoi faut-il que les néoconservateurs aient considéré l’Islam comme « l’ennemi » ?
Il y a bien des démocrate-chrétiens et personne ne s’en offusque en Europe, S’il y a un danger fondamentaliste dans certaines sociétés musulmanes, il dépend bien plus du jeu extrêmement trouble que jouent certaines dictatures arabes, laissant se développer une religiosité qui absorbe les mécontentements, mais réprimant sauvagement toute émergence politique, ce qui favorise aussi les dérives terroristes. Si le danger fondamentaliste existe ici ou là , il a été largement exagéré par une certaine propagande occidentale, qui y trouve des intérêts évidents en termes de géo-stratégie et de justification au soutien de pays alliés soi-disant remparts contre l’Islam comme le martelaient Ben Ali et Moubarak.
A titre d’exemple, ces dernières années, l’image de la Turquie auprès de la rue arabe n’a cessé de s’améliorer. Les institutions turques fonctionnent correctement et les atteintes à la démocratie seraient, paradoxalement, plutôt le fait des militaires ardents défenseurs de la laïcité. Les faits ont démenti cette paranoïa, au point qu’aujourd’hui le modèle turc est cité en exemple. Un sondage récent, conduit par la Fondation turque pour les études économiques et sociales (Tesev) et consacré à la perception de la Turquie par la population de sept pays du Moyen-Orient montre que ce pays est souvent cité comme étant un modèle dans ces pays. Selon deux tiers des personnes interrogées, la Turquie représente l’union réussie entre Islam et démocratie. On le voit, l’admiration sinon la sympathie pointe dans la perception de la Turquie par ses voisins arabes.
Les défis du pays sont immenses.
Ayons confiance en nous-mêmes, départissons-nous avant tout, de cette soumission intellectuelle au magister dixit qui, à bien des égards, fait de nous, encore de nos jours, des colonisés mentaux. On l’aura compris, tant que le regard des gouvernants concernant l’université, sera ce qu’il est, rien de pérenne ne sera construit et ce n’est pas en consommant les ressources du pays d’une façon frénétique- donnant l’illusion factice que nous sommes un pays émergent- que nous irons vers l’avènement de l’intelligence, de l’autonomie.
Il est nécessaire de revisiter fondamentalement le système éducatif. Le développement ne peut se faire sans l’Université qu’il faut impliquer. Il faut travailler avec ce que nous avons. Il faut faire confiance aux universitaires et tourner le dos à la rente pour donner une perspective de sortie du tunnel et d’épanouissement à cette jeunesse qui ne demande qu’à rester. Nos dirigeants doivent écouter en toute humilité, sans condescendance, avant qu’il ne soit trop tard. La gestion par la paresse intellectuelle est encore possible tant que nous pompons d’une façon frénétique une ressource qui appartient aux générations futures. Demain se prépare ici et maintenant. A quand, en définitive, un gouvernement fasciné par l’avenir, qui mise sur l’intelligence pour être une alternative à ces jeunes en panne d’espérance ?
En définitive, il nous faut retrouver cette âme de pionnier que l’on avait à l’Indépendance en mobilisant, quand il y a un cap. Imaginons, pour rêver, que le pays décide de mettre en oeuvre les grands travaux autrement que de les confier aux Chinois et Japonais, sans sédimentation ni transfert de savoir-faire, il mobilisera dans le cadre du Service national, véritable matrice du nationalisme et de l’identité, des jeunes capables de faire reverdir le Sahara, de s’attaquer aux changements climatiques, d’être les chevilles ouvrières à des degrés divers d’une stratégie énergétique qui tourne le dos au tout-hydrocarbures et qui s’engage à marche forcée dans les énergies renouvelables. Nul besoin alors d’une Equipe nationale qui nous donnera le bonheur épisodiquement, le bonheur transparaîtra en chacun de nous par la satisfaction d’avoir été utile, et en contribuant par un travail bien fait, par l’intelligence et la sueur, à l’avènement de l’Algérie de nos rêves. Il ne tient qu’à notre volonté de faire de nos rêves une réalité.
Pr Chems Eddine CHITOUR
Ecole Polytechnique enp-edu.dz
(1) Luis Martinez : Algérie : les illusions de la richesse pétrolière CERI-Sciences Po
9.01.2011