Les autorités de la Fédération de Russie ont eu beaucoup de mal à admettre la crise de l’économie. Elles se sont démenées pendant plusieurs années pour inventer des « ralentissements de croissance », des pauses dans l’investissement et les prix, et même pour dissimuler la situation réelle. Mais si cela réussissait en 2013, en 2014 la crise prend une forme visible aux yeux de tous. La guerre en Ukraine a éclaté, et la vie politique en Russie a brutalement changé.
En février-mars 2016 les cours du pétrole ont augmenté, le rouble s’est consolidé, et les autorités au pouvoir sont devenues un peu plus optimistes. En outre, la politique intérieure semble inchangée. Ce que l’on appelle l’opposition libérale suit comme par le passé l’orientation de l’Union Européenne et des Etats-Unis et est liée au grand capital des matières premières en Russie. Vladimir Poutine reste exactement à la même place, il se maintient en tant que figure centrale d’un système complexe de compromis entre élites et entre classes. Et comme par le passé, cela n’arrange pas du tout les Etats-Unis ni l’Union Européenne, que le capitalisme en Russie ait une direction intérieure.
C’est la raison pour laquelle, malgré la visite à Moscou du Secrétaire d’Etat des Etats-Unis, John Kerry, il n’y a aucune raison de s’attendre à un rapprochement avec l’Occident, comme le souhaiteraient tellement ardemment les autorités. C’est pourquoi « le monde civilisé » ne veut pas tenir compte des propos du président de la Russie, qui déclare qu’il est aussi libéral que les autres.
Tout cela n’est pas nouveau. Cependant, il semble étrange, à première vue, que les Etats-Unis et l’Union Européenne veuillent renverser Poutine, alors qu’il mène une politique néolibérale. La politique anti-crise de l’état reste en attente, hésitante lorsque des mesures sont prises dans le bon sens, énergique là où elles sont d’ordre néoconservateur. Une deuxième vague de privatisations est en préparation, la marchandisation du système social est en cours. Tout cela est le fait du gouvernement. Mais l’opposition libérale de rallie pas de soutien des masses. Elle critique le luxe et le pillage de l’élite dirigeante (à l’exception des oligarques amis), montre du doigt le patriotisme mensonger su sommet de l’administration, et malgré tout cela, elle ne gagne pas la sympathie du peuple.
Cela fait déjà longtemps que l’on observe cette situation. Cette stabilité, néanmoins, n’est pas un hasard. Les travailleurs comprennent bien qu’un scénario de changements à l’ukrainienne les menace : la pauvreté, les persécutions , la répression la plus sévère de la dissidence et la décommunisation. Voilà pourquoi les gens soutiennent Poutine même en se faisant violence, même en ayant exprimé un peu plus tôt de la sympathie à son égard tout en lançant des regards de colère. Aujourd’hui il est plus difficile de fermer les yeux sur les actions néfastes du cabinet des ministres. Par ailleurs, sous Poutine –et c’est justement ce qu’on ne comprend souvent pas en Occident- le niveau de vie dans le pays a beaucoup augmenté, ce qui a permis d’accumuler expériences positives et espoir. Cette réserve n’est pas infinie, il se peut même qu’elle soit quasi épuisée. Mais elle est contrebalancée par la peur d’une « libération libérale suivant le modèle ukrainien.
La Russie se trouve dans une situation qui est loin d’être simple, la disposition politique est différente de ce qu’elle est ailleurs en Europe. La conscience des masses se politise, mais ne donne pas naissance à un mouvement de masses, ce que craindrait le pouvoir. En outre, le pays a besoin de changements radicaux dans un sens keynésien et social-républicain et de rejeter totalement le néolibéralisme, que le pouvoir tente de maintenir et de rendre plus extrême sous la critique de l’opposition libérale. Voilà qui créé une situation politique complexe dans le pays, qui ne prend pas du tout la forme de « combattants de la liberté contre un dictateur ». Or, c’est justement comme cela que l’on présente les choses en Occident, et que le décrit l’opposition libérale, ses assistants de gauche y compris. Bien que Poutine soit bien moins populaire que lors des années de croissance économique et lors du rattachement de la Crimée, le peuple déteste « les combattants de la liberté ». Le désastre des années 90 organisé par les libéraux est loin d’être oublié. Et on ne l’a pas pardonné.
C’est pourquoi l’opposition libérale peut compter sur le soutien d’une partie non négligeable de la bureaucratie, des oligarques et des petits financiers, ainsi que de nombreux membres de la classe moyenne de la capitale, mais pas de celui de vastes couches de la société.
La coalition libérale ne leur inspire pas confiance. Car l’arrivée au pouvoir de ces « combattants de la liberté »- à la suite d’un putsch- peut provoquer une guerre civile. Ce n’est pas une menace illusoire, dans la mesure où il existe dans le pays deux forces sociales hostiles.
Les cercles dirigeants recherchent un compromis avec les Etats-Unis et l’Union Européenne pour maintenir le statu quo. Mais cela n’arrange en rien les « partenaires occidentaux », dans la mesure où ceux-là conçoivent la Russie comme une proie, qu’il faut absolument avaler après l’Ukraine. Cela doit stabiliser le capitalisme néolibéral, avant tout en Europe occidentale. Et cela doit aider à maintenir l’hégémonie américaine sur le monde. Ainsi, les « pays civilisés » ont déjà condamné Poutine. Il leur faut sa tête, pour montrer leur force aux peuples d’Europe. C’est un vaccin important contre la résistance des masses, qui risquerait de réussir.
Les élites de la Russie ne comprennent pas et ne veulent pas comprendre, que l’Union Européenne est devenue une prison des peuples, un système de dictat du capital financier et de ségrégation, qui peut s’écrouler. Cela arrivera, si la Russie propose aux peuples un autre projet d’intégration : eurasiatique, équitable, fondé sur la création d’un marché commun réglementé et protégé, sur une renaissance industrielle et un développement universel, ainsi que sur la démocratie. Or, la poudrière de l’Union Européenne, ce sont les Balkans. Mais les cercles dirigeants nationaux tentent d’éviter que cette poudrière ne s’enflamme, car la fracture sociale qui en résulterait pourrait détruire l’Union Européenne, et au contraire de faire renaître des relations de tolérance avec l’Occident. Cela les rend vulnérables aux attaques venant des « partenaires occidentaux ».
En même temps, la gauche et les syndicats sont faibles en Russie. Il y a à cela des raisons objectives. La croissance de l’économie et du niveau de vie dans les années 2001 à 2008, et après la relance économique en 2010-2011, n’ont pas été accompagnées d’un développement sérieux. Si la politique économique en Russie avait été moins libérale, plus protectionniste, alors le pays aurait une classe ouvrière industrielle, énergique, massive, ainsi que des travailleurs des bureaux et des services commerciaux, bien sûr. Les autorités ont conduit une politique protectionniste dans la construction automobile, où en même temps que les usines, un syndicat actif a vu le jour (MPRA). Mais la hausse de revenus en Russie a été obtenue sans pratiquement de bataille de classe, grâce à la conjoncture du marché mondial.
Dans les grandes villes, comme à Novossibirsk, le salaire moyen en 2004 était de 3000 à 4000 roubles, alors qu’en 2008 il atteignait déjà 20000 roubles.
Pour obtenir un salaire plus élevé, il fallait changer d’emploi plus souvent, puisque le prix de la force de travail augmentait, et nombreux étaient les employeurs qui ne voulaient pas augmenter leurs anciens salariés. L’on en était arrivé à des situations ridicules : un salarié à peine recruté touchait dans les 25000 roubles, alors que son collègue qui avait de l’ancienneté pouvait en gagner 15000 par mois. Lorsque ce dernier l’apprenait, il quittait l’entreprise et trouvait un emploi rémunéré au prix du marché, ou bien il obtenait une augmentation de son ancien employeur.
Tant que les citoyens de la Russie avaient la possibilité d’obtenir une augmentation de salaire et une progression de carrière, les postes les moins rémunérés étaient occupés par des migrants d’Asie Centrale. Quand les eurocrates disaient qu’ils ne voulaient pas de libre circulation avec la Russie par crainte de l’immigration d’Asie Centrale, c’était un mensonge étonnamment éhonté. Les autorités au pouvoir en Russie n’auraient pas permis à ces travailleurs peu payés de partir en Occident. Avec un tel système, des millions de citoyens de la Russie avaient l’impression de faire partie d’une classe moyenne, créative, nouvelle, mais pas d’appartenir à la classe ouvrière.
Vers 2016, les gens de gauche en Russie se répartissaient en gauche libérale, coopérant avec l’opposition pro-occidentale et s’extasiant souvent devant « la liberté en Ukraine », et gauche patriotique, bien que cette caractéristique ne soit pas tout à fait exacte. Les deux groupes sont numériquement faibles, mais le deuxième groupe est plus influent, il garde des liens avec un public plus vaste, ses messages sont entendus et il a des porte-parole connus. Deux forces sociales émergent ainsi en Russie. Les néolibéraux radicaux, aux confins desquels évoluent divers groupes gauchistes et un certain nombre de néofascistes. Depuis 2011, ils ont pour symbole le ruban blanc, en signe de pureté. L’autre force sociale est le parti du ruban de Saint-Georges, qui est considéré comme le symbole de la victoire de 1945 sur le fascisme . Ce deuxième « parti » de la société est bien plus important numériquement. Le pouvoir manœuvre entre ces deux mouvements qui ne sont pas entièrement constitués.
L’affrontement entre ces deux forces dans la société se produira tôt ou tard. Le camp patriotique est hétérogène, il est également un bloc provisoire fait de groupes de différentes classes, comme le Tiers- Etat dans la France de 1789 et 1790. Tous dans ce Tiers-Etat russe n’ont pas perdu l’espoir de convaincre le pouvoir de mener une politique de développement du pays, par exemple de réindustrialisation. Au fur et à mesure que la crise s’approfondit, les illusions se perdront progressivement, de même que l’espoir que le pays sorte de l’impasse par le haut. Et pourtant, ce n’est qu’après un début de transformations en Russie de ce « Tiers-Etat », qui doit encore devenir un mouvement, que pourront émerger de nouveaux partis de gauche.
Un révélateur étonnant du paysage politique russe est la lutte des libéraux au pouvoir et dans l’opposition avec l’image de Joseph Staline et la perception positive du « totalitarisme soviétique ».
En ce qui concerne le Goulag et Staline, leur révélation par les libéraux a donné naissance à un nouveau culte du généralissime et a provoqué de nombreux cas de négation des faits de la terreur stalinienne. Ce sont les critiques du bolchevisme et de l’URSS qui en portent la responsabilité. Aux yeux du peuple, ils sont les coupables de « l’effondrement du pays », « de notre ruine », ce sont les « caniches des Américains ». D’où le fait que l’on n’ait vu le peuple verser aucune larme lors de l’assassinat de Boris Nemtsov, compagnon d’armes de Eltsine, même si quasiment personne ne comprend qui l’a tué et pourquoi, et de surcroît à côté du Kremlin. La société souhaiterait la renaissance de l’état social, et Staline est perçu comme celui qui a su écarter du chemin les ennemis du pays et qui a gagné la guerre.
Rares sont ceux qui sont intéressés par les détails, de même que dans la France des années 1816 à 1830 (sous la Restauration), le peuple voulait en même temps la république et Napoléon, qui l’aurait « débarrassé de toute cette canaille ».La critique de Bonaparte était accueillie par la réaction comme une tentative de dénigrement d’un héros populaire. Ce n’est que plus tard que les Français ont pu faire la part des choses, et comprendre que la république et Napoléon n’étaient pas synonymes. Les Russes eux-aussi comprendront, mais ils doivent pour l’instant trouver leurs repères par rapport aux néolibéraux, et ce n’est pas simple.
Pour son malheur, la gauche en Russie comprend la crise de l’Union Européenne aussi mal que les citoyens de l’UE comprennent la situation en Russie. Cependant, le conflit entre l’Occident et la Russie est le fruit de la même crise économique dont les élites n’arrivent pas à venir à bout. Pour les peuples de l’UE et les pays post-soviétiques il n’y a qu’une issue : liquider le néolibéralisme. L’Union Européenne n’est toutefois pas devenue les Etats-Unis d’Europe. Et le modèle complexe de ségrégation qu’est actuellement l’UE facilite le contrôle qu’exercent l’eurocratie et le capital financier sur les pays. Mais cela est susceptible de conduire l’UE à sa perte, même si les opposants à Bruxelles sont pour le moment fractionnés, localisés et démoralisés. La démocratie est en panne, dans la mesure où les frontières nationales, les passeports et les systèmes existent bel et bien, mais la souveraineté et la possibilité de sortie de l’UE, elles, n’existent pas.
En 2015, Bruxelles et les autorités au pouvoir en RFA ont brisé la résistance de la Grèce. Syriza et Alexis Tsipras ont honteusement capitulé. Pas seulement par modération de ce parti, mais parce que la Grèce n’avait pas de plan B.
Et personne ne peut sortir de l’UE. Néanmoins, tout peut changer, si l’Union Eurasiatique finit par réussir. L’UE pourrait alors s’effondrer, ce que savent parfaitement les cercles dirigeants européens. Mais pour que l’intégration eurasiatique se développe, il faut des changements en Russie. Il existe dans l’espace Eurasiatique des intérêts communs à tous les travailleurs, indépendamment de leur nationalité. La Russie est un pays de capitalisme néolibéral, l’UE un bloc de pays qui ont derrière eux les Etats-Unis. En un mot, nous avons tous besoin d’une autre politique économique, débarrassée du néolibéralisme de l’Europe, une politique économique commune au service du développement, et d’un état social. Nous avons besoin d’une union de pays sur la base d’autres principes que le néolibéralisme. La communauté d’intérêts doit donner naissance à une lutte commune.
Les masses russes n’ont pas l’habitude de se battre pour leurs propres intérêts. Et malgré tout, les changements sont possibles. Il est même possible que des changements qualitatifs pour le mieux en Europe commencent avec la Russie, que l’on s’efforce d’acculer dans un coin, mais où les contradictions sociales ne sont qu’exacerbées par ces mêmes efforts. Mais avant tout cela, il y a une forte probabilité que la crise s’aggrave et même qu’arrivent au pouvoir des groupuscules néolibéraux plus radicaux. Ils feraient tout dans ce cas pour remplacer les droits constitutionnels par des biens et services marchands, pour déprécier le rouble encore davantage et pousser la paupérisation du peuple au point que la vague d’indignation ne se lèverait plus seulement dans la tête des citoyens.
Vassili Koltashov (11/4/2016 )
Traduction : Paula Raonefa, pour Le Grand Soir