Ils se préoccupent plus de leur pèlerinage chez Disney que des carnages sanglants de leurs drones

Monde, sois sur tes gardes ! Même les nantis amérikains perdent du terrain

Daniel Patrick Welch

Les conséquences de la dissonance cognitive qui règne dans la sous-élite américaine ? Encore plus de guerre, encore plus de morts pour tous les autres.

Parfois la partie émergée de l’iceberg apparaît telle qu’elle est, et les faits signalés corroborent l’expérience de la majorité. Le récent rapport publié par le Pew Research Center, qui circule désormais largement, montre que pas moins de 93% des ménages américains ont perdu du terrain lors de la fameuse reprise de 2009-2011. [ ] Ce rapport ne fait que valider ce que nous connaissons dans notre vie quotidienne, malgré l’écran de fumée des moyennes et les jeux de miroirs. Il n’y a pas de « reprise ». Les tranches faisant partie des 20% les plus favorisés parviennent tout juste à tenir bon.

C’est là la représentation la plus dure, la moins chargée de fioritures, que j’aie pu observer. Je répétais jusqu’à maintenant à ceux qui voulaient bien l’entendre que même s’il semblait y avoir une reprise pour ceux qui sont dans le créneau des 250.000 $ et plus, ce n’était clairement pas le cas pour les 80% restants [c’est-à-dire 100.000 $ de revenus combinés en 2010]. Pour la classe moyenne, le fait que la réalité soit si différente de ce qu’elle croit vivre (à savoir, qu’elle fait partie des 8-10% supérieurs) doit déjà constituer un choc à même de l’ébranler... Mais les données sont encore bien pires. Même les familles qui vont jusqu’à 500.000 $ (!) perdent du terrain.

Tout cela indique le désespoir des perspectives politiques de ceux que Zinn appelait les Gardes, et Chomsky le Clergé : ceux qui se portent tout à fait bien dans le système actuel, mais pensent qu’il nécessite quelques ajustements. Alors que ce groupe se clairsème, ses contradictions internes seront de plus en plus apparentes, et la réponse de l’État se fera plus dure, moins « élastique ». Et les ménages avec « deux bons boulots », disons plus de 100.000 $ chacun, pourraient-ils alors entrevoir un espoir, selon la fameuse mantra des « signes de croissance » qui était largement tombée dans l’oreille d’un sourd il y a quelques années ? Allons les gars ! Ça peut fonctionner ! We can !Il nous faut juste être un peu plus patients ! Etc.

Les ramifications politiques sont clairement inquiétantes. Ce secteur est crucial pour la viabilité et la légitimité perçue du système, et toute panique de sa part aurait des conséquences d’une portée considérable. Ces individus pourraient bien commencer à réaliser qu’eux aussi finiront pas être laissés pour compte dans le glissement des richesses, et qu’en fait, ils n’ont jamais vraiment été importants. Lentement mais sûrement, et à des degrés divers, ils se remémorent la soudaine révélation de Judas [la version d’Andrew Lloyd Weber, tout du moins] : « Mon Dieu, je suis malade. J’ai été utilisé, et tu l’as toujours su ! ». Ils commencent tout juste à réaliser qu’ils sont confrontés à une bataille inégale, dans un jeu truqué contre la banque, qui se joue avec des dés pipés… Ajoutez toutes les images éculées que vous voudrez : ils n’ont pas de porte de sortie.

De façon paradoxale, dans la première vague de réaction à cette trahison fraîchement révélée de leurs patrons de la classe dirigeante, ils ne se retournent pas contre leurs maîtres. Non, ils expriment leur colère vis-à-vis de ceux qui sont plus bas, dans ce vieux jeu qui consiste à tuer le messager porteur de mauvaises nouvelles. En conséquence, ils deviennent de meilleurs « chuteurs », le terme que Jerry Seinfeld avait créé pour les spectateurs qui chut ! font régner l’ordre dans les cinémas... Chiens de garde, gardiens du temple... Ils ont toujours été là, mais dans leur conscience faisaient plus partie de la « gauche » professionnelle, véritable icône de la classe politique.

Dans la période que nous traversons, leur colère est plus désespérée et plus diffuse à la fois : ils ont toujours été plus enclins par exemple à faire confiance à la police, à croire la version officielle des évènements, à éviter les sources d’information considérées par leur classe, position et expérience, comme « dépassant les bornes ». Ils n’ont que rarement, voire jamais, été du mauvais côté de la ligne officielle, été contraints de payer la caution d’un parent en prison ou été confrontés à des expériences raciales/racistes ; ils sont ainsi prêts et entraînés pour être les troupes d’élite intellectuelle du Discours Acceptable. Même face à la perfidie grandissante de leurs supérieurs de classe, ils ne peuvent pas (encore) se résoudre à mordre ce qu’ils considèrent toujours comme la main qui les nourrit. En conséquence, c’est à ceux qui sont de façon incongrue nommés « parasites » qu’ils s’en prennent, ceux qui leur semblent gâcher leur festin, alors même que la cacophonie de la dissonance cognitive se fait de plus en plus forte dans leur tête.

Les retombées brutales de ce jeu sont apparentes, tout autour de nous ; le nombre de victimes ne cesse d’augmenter, et le terrorisme d’État déterminé plonge de plus en plus dans l’horreur, dans sa tentative de maintenir ces styles de vie boursouflés par une hégémonie sur les ressources mondiales. Cette transaction échappe totalement aux « chuteurs », ou plutôt, ils en deviennent les sinistres supporters, qu’ils en soient conscients ou non. Ils sont capables, d’une façon ou d’une autre, de rationaliser la destruction totale de pays après pays, alors même qu’on leur montre que c’est par le mensonge qu’on les y pousse. Pour eux, le fait que leur gouvernement finance, arme et entraîne en Syrie et en Libye les mêmes terroristes islamistes qu’ils sont prêts à redouter ailleurs est sans importance. La simple règle mathématique de l’équilibre exige qu’ils reconnaissent et rejettent le rapport de 1000 pour 1 de la violence qui ravage le monde en leur nom, avec leur argent, avec leur silence (au mieux) et leur soutien enthousiaste (au pire). Ils s’en foutent, c’est tout ; et le privilège macabre qu’ils accordent aux victimes relativement peu nombreuses parmi les leurs (malgré tout l’horreur de leur propre calvaire) s’évapore lorsque l’on quitte leur bulle, pour aller là où le reste du monde pleure ses morts.

Les conséquences économiques de cette perte de leur statut leur fiche une trouille monstre ; mais bien que la logique et une moralité de base dussent exiger qu’ils se réveillent chacun matin avec à l’esprit le carnage sanglant de leur armée de drones, ce qui les préoccupe plutôt, c’est qu’ils ne soient plus en mesure de faire leur pèlerinage annuel chez Disney, ou que l’amélioration prévue de la cuisine, de la salle de bain, de la voiture ou du bateau doive être reportée. S’ils apparaissent pour cela comme des monstres, tant mieux, c’est le cas. Il y a quelque chose de fascinant dans cette horreur, celle qui consiste à la fois à n’avoir aucun pouvoir sur un système politique qui provoque de telles destructions et à le défendre, à le présenter comme étant acceptable et bénin, sans même avoir tenté de jouer le rôle du canari des anciennes mines, celui qui prévenait des coups de grisou, le minuscule animal qui crie « Nous sommes là ! » depuis la tour la plus haute qu’il puisse trouver.

C’est plus qu’une imposture, plus qu’une honte. C’est un crime moral, une violation d’un devoir éthique qui produira des conséquences inimaginables lorsque l’équilibre finira par être rétabli. Et à mes lecteurs internationaux : oui, je suis conscient de l’égocentrisme de cette façon de se concentrer sur l’expérience « amérikaine » interne, et j’entends vos cris de « On s’en fout ! » qui résonnent dans ma tête. Si vous m’avez lu jusqu’ici, vous avez droit à tout mon respect. Parfois, il me semble qu’il est tout simplement nécessaire que je parle à et de mes compatriotes amérikains, du point de vue de quelqu’un qui partage leur expérience, même si c’est parfois de façon tangentielle.

Je pense que nous vivons une époque où « ça va barder ». Il faudra peut-être un an, peut-être deux, peut-être dix ; mais dans une perspective historique, nous vivons à cet instant, ce jour où, lorsque l’on se retournera sur le passé, il deviendra clair que tout a changé. C’est l’instant-pivot, celui qui est si brillamment illustré par le montage à la fin des Misérables, quand tous les acteurs sociaux, quel que soit leur rôle ou leur position, sentent que quelque chose de capital est à l’horizon : « Demain nous saurons ce que notre Dieu dans les cieux nous prépare. Encore une aube. Encore un jour. Demain ! »

Daniel Patrick Welch.

(4/13) © 2013 Reproduction et diffusion encouragées.

Traduit par Olivier Parrot

 http://danielpwelch.com/French/1304wowe-f.htm

COMMENTAIRES  

30/04/2013 19:43 par Esteban

Texte remarquable ! Un régal. Merci

30/04/2013 20:17 par latitude zero

et j’entends vos cris de « On s’en fout ! »

Non Daniel Patrick Welch, on ne s’en fout pas.
A notre échelle il se passe exactement la même chose en France .
Tout ce vous avez décrit sur les "Amérikains" peut s’appliquer de la même façon en France.
Avec exactement les mêmes réactions.

Dernier sondage :
Si un 1er tour avait eu lieu Dimanche dernier, Hollande passe sous la barre des 20% avec 19% d’intentions de votes.
ET Sarkosy serait tête avec 34% et Marine Lepen, 23%.
Mélenchon ne recueille que 12%.
Lo-bo-to-mi-sés !!!

01/05/2013 05:54 par Rotberg

C’est un fait bien connu pour régner , il faut diviser et l’organisation type " Sapin " ne s’applique pas qu’en entreprise , c’est le Darwinisme d’état ; il suffit de flatter : " Nous sommes ( vous êtes ) meilleurs que les Autres " antienne répétée par tous ceux qui se croient supérieurs aux autres ; mais attention ce système a son corollaire il fait fi de l’entre-aide et des soutient moraux et sociaux , et en cas de chute , c’est tout le sapin qui sera abattu .

01/05/2013 10:33 par goupil

si j’en crois l’illustration ils ont une toute autre manière de gagner du terrain lol

01/05/2013 18:05 par Transes

Bel effort du traducteur pour un texte de départ pompeux, élitiste et roboratif. Ce qui est inhabituel chez les anglo-saxons.

Sinon, dans tout ce fatras logorrhéique et pédant, il nous dit quoi ? Que la tranche inférieure du quintile supérieur est bien à plaindre, la pauvre, parce que, elle aussi, elle commence à avoir du mal à joindre les deux bouts.
Il est vrai qu’avec 250000 dollars par an, tu ne peux même plus refaire ta salle de bains tous les six mois.

Eh bien, on va s’apitoyer, évidemment. Dès qu’on a le temps.
Et on pleurera, bien sûr, sur les remords qu’ils sont censés éprouver à cause de leur zèle à soutenir toutes les actions des gouvernements successifs qui leur ont permis de bien vivre aux dépens du reste de la population, qu’ils ne manquent pas de mépriser.

On compatira aussi sur les regrets qu’ils éprouveraient, désormais, envers leur assentiment tacite à tous les crimes contre l’humanité qui ont été commis en leur nom.

Ah ? "Ça va barder" ? Il est temps de s’en inquiéter.
Mais, pas de panique quand même, ceux-là ont encore de la marge.
Et on ne peut que se réjouir pour eux.

01/05/2013 20:14 par Esteban

...il nous dit quoi ? Que la tranche inférieure du quintile supérieur est bien à plaindre...

Je ne lis pas que l’auteur plaignait, ou orientait le lecteur en ce sens, cette tranche de citoyen(ne)s aisée.

...Et on pleurera, bien sûr, sur les remords qu’ils sont censés éprouver à cause de leur zèle à soutenir toutes les actions des gouvernements successifs qui leur ont permis de bien vivre aux dépens du reste de la population, qu’ils ne manquent pas de mépriser.

Là encore l’auteur ne soulève aucun remord éprouvé ou sensé être éprouvé de la part de cette tranche de citoyen(ne)s.

On compatira aussi sur les regrets qu’ils éprouveraient, désormais, envers leur assentiment tacite à tous les crimes contre l’humanité qui ont été commis en leur nom.

Là encore, je ne lis pas cela. À mon avis seulement, la description me semble bien claire sur l’aide apportée, à l’oligarchie pour mener à bien son "pantagruélisme", par cette tranche plus rétribuée que d’autres qui s’estime au-dessus du lot parce qu’elle a été formatée ainsi. Et j’ose même ajouter que dans cette estime (erronée) on peut "descendre" encore plus "en-dessous" de cette tranche...

02/05/2013 11:28 par Transes

Esteban, vous avez raison :-D
Je n’avais pas tout mon entendement, apparemment : -(
Ce qui prouve que c’était un texte où il fallait bien s’accrocher (pour moi, du moins).

Pour la première phrase que vous citez, c’est une mauvaise tournure qui m’a fait dire l’inverse.
En effet, je ne voulais pas dire que c’était lui qui plaignait les riches, mais moi qui ne comptais pas les plaindre.
Parce que, comme l’explique Welch, tant que le système fonctionnait pour eux, ils vivaient dans le confort matériel et étaient préservés de tous les problèmes du reste de la société US (manque d’argent, racisme, membre de la famille en prison, etc.), et que c’est bien à cause de ces idiots utiles et privilégiés du système que la politique des gouvernements successifs a pu se poursuivre inexorablement.

Ensuite, vous avez raison : après la relecture attentive que vous m’avez imposée :-D, ils n’ont, en effet, ni remords, ni regrets (et on aurait tant voulu !) : ils ont adapté ce qui les dérangeait, consciemment ou inconsciemment (la "dissonance cognitive", dont il parle, donc), d’une part, en mettant sur le dos des classes inférieures leurs revers de fortune et, d’autre part, pour occulter le terrorisme d’état, en durcissant leurs positions sur les guerres.

" Et j’ose même ajouter que dans cette estime (erronée) on peut "descendre" encore plus "en-dessous" de cette tranche..." :

Il n’est pas vraiment clair de quelle population il parle, en fait.
Il cite Chomsky, qui utilise le terme de "clergé laïque acheté" - ou "vendu" ("Bought priesthood" ) pour parler, semble-t-il, des technocrates, des éditorialistes, des "experts", des universitaires, des intellectuels, etc. (tous ceux qui passent à la télé, comme chez nous, quoi) qui profitent du statu quo politique et se servent de leur position privilégiée pour défendre et soutenir le système.

Et de Zin, qui, lui, donne un sens plus large aux "gardiens" du système, où il inclut :

"les militaires et la police, les enseignants et le clergé, les administrateurs et les travailleurs sociaux, les techniciens et les agents de production, les médecins, las avocats, les infirmiers, les agents des transports et des communications, les éboueurs et les pompiers. Cette population qui travaille est poussée à s’allier aux "élites". Ils deviennent les gardiens du système, les médiateurs entre les classes supérieures et les classes inférieures. S’ils cessent d’obéir, le système s’effondre".

Je suis donc d’accord avec vous (décidément, ce n’est pourtant pas ma tendance naturelle d’être d’accord :-D) et donc, avec Zin, il ne s’agit pas seulement de ceux qui sont juste en dessous des classes dominantes et dirigeantes, de la bourgeoisie éduquée et formatée dans les universités prestigieuses, mais de toute cette population qu’ils appellent la "middle-class", où ont été intégrées également les "classes moyennes" dans le but de s’attirer leurs faveurs en les opposant aux ouvriers non qualifiés, aux travailleurs pauvres et aux chômeurs.
Et, en effet, la partie inférieure de la "middle-class" est en grande difficulté actuellement parce qu’elle n’a pas de marge de manœuvre, est prise à la gorge financièrement et, donc, beaucoup plongent. D’ailleurs, il commence à y avoir des mobilisations.

Mais, si j’ai bien tout compris, ce dont parle l’auteur, ce n’est pas de ceux-là. Or, c’est d’eux que viendra éventuellement la révolte ("ça va barder"), pas de ceux qui s’accommoderont encore et toujours du système, puisque, de toute façon, ils devront s’adapter, parce que c’est ça ou la perte de leur statut de privilégiés.

C’est pourquoi je trouve que le texte de Daniel Patrick Welch est très confus. Il aurait dû se cantonner à analyser les positions cette tranche des 8-10%, ce qui était intéressant en soi et est peu évoqué en général.

02/05/2013 20:34 par Esteban

Alors là, Transes, pour le coup je salue votre synthèse ! Claire comme l’eau de roche :). Merci.

02/05/2013 22:03 par Transes

Merci Esteban, mais c’est vous qui m’avez poussé dans mes derniers retranchements ... Et obligé à lire le texte au lieu de le survoler. Ça m’apprendra ! :-D

(Commentaires désactivés)