RSS SyndicationTwitterFacebookFeedBurnerNetVibes
Rechercher

Marie-Jean Sauret. Le fil politique (1991-2022)

Une compilation remarquable qui rend compte d’un parcours intellectuel et politique foisonnant sur une période de trente ans.

Universitaire, Marie-Jean Sauret est connu, à Toulouse et bien au-delà, comme un psychanalyste engagé au sens où il inscrit en permanence sa pratique dans la société et où il décrypte (je sais : ce verbe est galvaudé par les médias de masse, mais dans le cas présent, il n’y en a pas d’autre) les faits sociaux et politiques par le filtre de la psychanalyse.

Ce qui me semble être le combat de tout une vie chez Sauret, c’est la défense des particularismes (singuliers ou collectifs), de la singularité des individus dans le cadre d’une vision globale de l’humanité, en tentant de répondre à ce questionnement métaphysique vertigineux : « Sur quoi régler mon pas ? »

L’auteur, qui ne se cache pas derrière son doigt, s’inscrit dans la filiation de Freud et de Lacan. La psychanalyse fut inventée par Freud, non pas en tant que “ science juive ” (Freud étant de toute façon agnostique) mais sans qu’il cède sur sa particularité, sa judéité, parfois au péril de sa vie. Pour tenir les deux bouts de la chaîne, comme l’ont fait ses contemporains viennois d’origine juive (Zweig, Musil etc.), Freud, par et grâce à la psychanalyse, s’est appuyé sur sa particularité en inventant un moyen propre de la loger dans la collectivité.

Toujours sans se cacher derrière son doigt, Sauret – et c’est là le second fil conducteur de ce florilège – dénonce à mille reprises ce qui est pour lui l’ennemi principal de l’humanité : le capitalisme. Un système qui ne cesse de s’accroître « sans considération pour la communauté des hommes », un Rapetou qui dérobe à la collectivité des centaines de milliards lorsqu’il est en crise alors qu’on ne trouve nulle part dans le monde trois francs et six sous pour venir en aide aux retraités les plus pauvres et, plus globalement, un système qui prouve que, désormais, l’économique a pris le pas sur le politique et exerce un pouvoir total, pour ne pas dire totalitaire, en détruisant les relations entre les humains. La tête de pont de ce capitalisme désormais “ libéral ” étant l’impérialisme étasunien qui a réussi – en moins d’un siècle – à être « le monde » par son génie propre et par « la servitude lâche des gouvernements picorant les miettes du banquet ». Et ce même si les capitalistes se font quotidiennement la guerre : pour l’instant, en temps de paix, à la Bourse.

Le capitalisme est parvenu à être – en tout cas à nous faire croire qu’il est – une “ civilisation ”, en formatant les individus, en faisant de l’homo economicus un homo neuro-economicus. Ce nouvel homo (il fallait bien que je le place) est un homme machine « performant, efficace, durable, peu consommateur d’énergie, et pourtant consommateur des biens du marché ». Sous toutes les latitudes, on existe car on consomme : de la Chine à l’Arabie en passant par la Russie ou l’Europe occidentale. Et contrairement à ce qu’avait envisagé Marx, les prolétaires, au lieu de s’unir contre ce système qui les exploite, volent quotidiennement à son secours.

Dans un texte remarquable de 2009, Sauret – bien conscient que nommer le monde c’est le tenir dans sa main – décortique la novlangue du capitalisme, avec ces mots et expressions qui signifient le contraire de ce qu’ils disent ou qui dérobent, qui “ raptent ” (les Rapetou) les mots en les resémantisant de manière biaisée. Il donne des dizaines d’exemples des pièges de la langue d’où l’on ne peut plus s’extirper : “ indice de croissance négative ” pour “ crise économique ”, “ immigration choisie ” pour “ refus de l’immigration ”, “ gens modestes ” pour “ pauvres ”, “ exclu ” pour “ opprimé ”, “ salarié ” pour “ ouvrier ” ou “ travailleur ”, “ couches sociales ” pour “ classes sociales ”, “ néolibéralisme ” pour “ capitalisme ”, “ réforme ” pour “ casse ”.

Dès lors, il urge de se désaccoutumer (l’auteur utilise le verbe qui sonne anglais “ désaddicter ”) du capitalisme, perçu comme une drogue ou comme l’adjuvant suprême. Il faut, selon la formule de Pierre Bruno, autre psychanalyste lacanien, « mettre le capitalisme hors de nous ». C’est mal parti, en témoigne le besoin qu’ont eu les politiques européens d’institutionnaliser officiellement l’économique, comme quand ils font de l’équilibre budgétaire une obligation constitutionnelle. Mais en bons toutous du système bancaire, ils oublieront cette obligation lors du déclanchement de la première pandémie venue.

Le capitalisme évalue la valeur de chacun et les rapports entre les humains uniquement en termes marchands. La conséquence est que « la force, le pouvoir, reviennent dans le réel » en se substituant au Droit, à la loi. D’où, par exemple, cette politique infiniment trompeuse qui prétend régler le déficit de la Sécurité sociale, non par la solidarité, mais par le marché. D’où l’Éducation nationale (y compris l’université où les droits d’entrée ne cessent d’augmenter) qui fonctionne désormais comme une entreprise libérale de « commercialisation de compétences et de connaissances » permettant aux individus de se vendre sur le marché de l’emploi. Il n’est pas neutre que le banquier qui nous gouverne ait nommé à la tête du Conseil scientifique de l’Éducation nationale le neuro-scientifique Nicolas Dehaene, favorisant le scientisme, la gestion des universités par des algorithmes, l’idéologie de l’homme augmenté.

Autre destructeur de l’humanité, selon l’auteur : le terrorisme car il récuse tout discours, tout lien social. Marie-Jean Sauret propose une analyse qui risque de perturber certains : l’abstentionnisme électoral et la montée du djihadisme, dans ce que l’on nomme en novlangue les “ banlieues ”, sont concomitants, sont le constat de ceux – parmi d’autres – qui ont observé que le monde se dégradait parce que les politiques avaient abandonné devant l’économique. Ils se tournent alors, les adolescents en particulier, vers les “ vendeurs de sens ”. L’auteur constate alors de manière radicale que « si l’on se suicide plus dans les pays riches que dans les pays pauvres – phénomène à mettre en parallèle avec l’origine sociale de la majorité des convertis au radicalisme islamique – c’est précisément que la faillite des idéaux joue sa partie autant que la misère économique. La capitalisme tue. »

Avant de tuer, il asservit. L’ordolibéralisme – concept forgé par des universitaires allemands dès 1932 – défait la démocratie « au profit d’une gouvernance par traités irréversibles ». La prolétarisation, la fin des solidarités induisent « le culte de l’individualisme et de la compétition ». Le capitalisme met l’humanité en couple réglée.

Pour finir, deux petits bémols. J’aurai un point de désaccord avec Marie-Jean Sauret lorsqu’il dit que l’être humain naît deux fois : d’abord en tant que création biologique (au même titre que les blattes, par exemple), puis en tant qu’être de parole. Je partage l’opinion de la majorité des linguistes pour qui il n’y a qu’une seule naissance. L’être humain naît dans la langue. Selon un processus évolutif, bien entendu. Le temps qu’il passe de la production de cris à celle de mots (et d’une grammaire) lui permettant de nommer le visible et l’invisible, qu’il soit terrestre ou céleste. Même s’ils communiquent, on n’a jamais réussi à faire parler des singes. Ils n’ont pas le bon gène. Pour s’entendre, les singes s’épouillent. Les hommes se parlent. La langue n’est pas un ustensile parmi d’autres, disait Heidegger.

Par ailleurs, dans un article du 21 mars 2022 pour Politis : “ Préférez-vous l’extrême droite (ou Macron) à Jean-Luc Mélenchon ”, Marie-Jean Sauret a abdiqué devant son coauteur – un certain Jean-Marie Lelièvre – qui lui a imposé l’écriture inclusive dont il propose (sans abdiquer) une critique brillante : « La difficulté, c’est la tentative de loger le réel du sexe dans la langue en le réduisant à un genre grammatical, et en tentant une écriture qui en disent deux à la fois. Pas suffisant pour ceux qui ne se reconnaissent pas et inventent un mot qui les laisserait dans l’indéfinition : “ iel ”, mais il se trouvera bien quelqu’un pour critiquer qu’il ait une allure masculine (il commence par i et finit sans e)… » J’ajoute que dans ce texte en écriture inclusive, les auteurs, offrant des verges pour qu’on les batte et incapables de pratiquer cette nouvelle religion comme il convient, mettent un terme à leur effort au bout de 10 lignes, épuisés par un “ chacun.e ” et par un “ un.e journaliste ” . Pathétique, j’en ai les larmes (de joie) aux yeux.

Éditions le retrait, Orange, 2022.

Illustration : Marie-Jean Sauret en compagnie de Pierre Lemaitre et moi-même en 2014. Photo de Raphaëlle Gensane


URL de cet article 38489
  

Même Auteur
Bernard Klein. Les expressions qui ont fait l’histoire. Paris, E.J.L. 2008
Bernard GENSANE
Ce qu’il y a d’intéressant avec les phrases historiques, c’est que, souvent, elles n’ont pas été prononcées par les personnes à qui on en a attribué la paternité. Prenez la soutière (je sais, le mot "soutier" n’a pas de féminin, mais ça ira quand même) du capitalisme américain qui siège au gouvernement français, Christine Lagarde. Elle a effectivement, lors de la flambée du prix des carburants, conseillé au bon peuple d’utiliser le vélo plutôt que la voiture. Mais la reine Marie-Antoinette, qui a tant fait (...)
Agrandir | voir bibliographie

 

Un socialiste est plus que jamais un charlatan social qui veut, à l’aide d’un tas de panacées et avec toutes sortes de rapiéçages, supprimer les misères sociales, sans faire le moindre tort au capital et au profit.

Friedrich Engels

L’UNESCO et le «  symposium international sur la liberté d’expression » : entre instrumentalisation et nouvelle croisade (il fallait le voir pour le croire)
Le 26 janvier 2011, la presse Cubaine a annoncé l’homologation du premier vaccin thérapeutique au monde contre les stades avancés du cancer du poumon. Vous n’en avez pas entendu parler. Soit la presse cubaine ment, soit notre presse, jouissant de sa liberté d’expression légendaire, a décidé de ne pas vous en parler. (1) Le même jour, à l’initiative de la délégation suédoise à l’UNESCO, s’est tenu au siège de l’organisation à Paris un colloque international intitulé « Symposium international sur la liberté (...)
19 
Appel de Paris pour Julian Assange
Julian Assange est un journaliste australien en prison. En prison pour avoir rempli sa mission de journaliste. Julian Assange a fondé WikiLeaks en 2006 pour permettre à des lanceurs d’alerte de faire fuiter des documents d’intérêt public. C’est ainsi qu’en 2010, grâce à la lanceuse d’alerte Chelsea Manning, WikiLeaks a fait œuvre de journalisme, notamment en fournissant des preuves de crimes de guerre commis par l’armée américaine en Irak et en Afghanistan. Les médias du monde entier ont utilisé ces (...)
17 
Le fascisme reviendra sous couvert d’antifascisme - ou de Charlie Hebdo, ça dépend.
Le 8 août 2012, nous avons eu la surprise de découvrir dans Charlie Hebdo, sous la signature d’un de ses journalistes réguliers traitant de l’international, un article signalé en « une » sous le titre « Cette extrême droite qui soutient Damas », dans lequel (page 11) Le Grand Soir et deux de ses administrateurs sont qualifiés de « bruns » et « rouges bruns ». Pour qui connaît l’histoire des sinistres SA hitlériennes (« les chemises brunes »), c’est une accusation de nazisme et d’antisémitisme qui est ainsi (...)
124 
Vos dons sont vitaux pour soutenir notre combat contre cette attaque ainsi que les autres formes de censures, pour les projets de Wikileaks, l'équipe, les serveurs, et les infrastructures de protection. Nous sommes entièrement soutenus par le grand public.
CLIQUEZ ICI
© Copy Left Le Grand Soir - Diffusion autorisée et même encouragée. Merci de mentionner les sources.
L'opinion des auteurs que nous publions ne reflète pas nécessairement celle du Grand Soir

Contacts | Qui sommes-nous ? | Administrateurs : Viktor Dedaj | Maxime Vivas | Bernard Gensane
Le saviez-vous ? Le Grand Soir a vu le jour en 2002.