L’ex-agent Edward Snowden a demandé l’asile à plusieurs pays, notamment l’Équateur et le Venezuela. Cela constitue supposément une « ironie », laquelle a fait le buzz médiatique. Dans des journaux comme le New York Times, le Washington Post et le Wall Street Journal, ainsi qu’à la radio [publique] NPR et sur la chaîne de télévision MSNBC, articles et éditoriaux ont inlassablement martelé cette idée depuis le moment où l’on a su que Snowden envisageait de s’exiler en Équateur. Il s’agit d’une resucée, prévisible, du même buzz qui s’était produit l’an passé lorsque Julian Assange trouva refuge à l’ambassade de l’Équateur à Londres, cependant que le gouvernement équatorien évaluait sa demande des mois durant.
Bien entendu même si elles étaient basées sur des faits réels une telle « ironie » serait sans intérêt. Les médias n’ont jamais signalé l’« ironie » constituée par le fait que des milliers de personnes ont trouvé refuge aux États-Unis, pays pratiquant actuellement la torture dans une prison secrète à Guantánamo, tuant régulièrement des civils en Afghanistan, au Pakistan, au Yémen, et ailleurs. La presse n’a pas non plus trouvé « ironique » le fait que des réfugiés soient installés ici alors qu’ils ont fui la terreur financée par le gouvernement états-unien, par exemple au Nicaragua, au Salvador, au Chili, etc.
Et de plus l’« ironie » que les journalistes états-uniens signalent est en fait remarquablement exagérée. Elle est basée sur l’idée selon laquelle le gouvernement du Venezuela sous Chávez (et maintenant Maduro) et l’Équateur sous Correa ont sévèrement limité la liberté de la presse. C’est hélas tout ce que savent la plupart des consommateurs des médias états-uniens, dans la mesure où ils ne sont pas allés dans ces pays. Ils n’ont donc pas pu constater que la grande majorité des médias y sont anti-gouvernementaux et qu’ils vont plus loin que les médias états-uniens dans la critique contre leur gouvernement. Imaginez que Rupert Murdoch contrôle la majorité de la presse états-unienne, et non pas seulement avec les actions minoritaires de sa multinationale News Corp., alors vous pourriez vous faire une idée du paysage médiatique en Équateur, au Venezuela et dans la plupart des pays d’Amérique latine.
Le fait est que la plupart des médias en Équateur et au Venezuela sont des propriétés privées et leur orientation est favorable à l’opposition. Certes les autorités vénézuéliennes ont laissé expirer la licence de la chaîne de télévision RCTV en 2007. Elle n’a pas été « fermée ». Cette chaîne de télévision avait violé de nombreuses régulations, dont certaines ayant à voir avec le contenu des émissions, les mêmes régulations qui encadrent le fonctionnement des médias aux États-Unis et dans bien des pays. José Miguel Vivanco, directeur du département Amériques de Human Rights Watch, acerbe critique du Venezuela, a déclaré que « la non rénovation de la licence [pour le droit d’émettre], en soit, ne constitue pas un problème de liberté d’expression ». Par ailleurs, c’est rarement mentionné aux États-Unis lorsqu’il s’agit de l’affaire RCTV, la chaîne et son propriétaire ont activement et ouvertement soutenu le coup d’État qui a pour un court moment renversé le président démocratiquement élu en 2002.
Un éditorial du 10 juillet 2013 dans le Washington Post – lequel n’a jamais caché la haine qu’il éprouve pour le Venezuela, l’Équateur et les autres gouvernements de gauche en Amérique latine – rend compte d’une grave affaire, nouvel exemple illustrant la volonté du gouvernement vénézuélien de restreindre la liberté de la presse. L’éditorial, qui a eu une grande diffusion par le biais de différents outils informatiques – comme Boing Boing –, évoque le cas du journaliste Nelson Bocaranda, a qui l’ont attribue le scoop du cancer de Chávez en juin 2011. Le Washington Post présente Bocaranda comme un « courageux » « diseur de vérité » et rejette les « accusations » du gouvernement vénézuélien à son encontre, « manifestement absurdes ». En fait Bocaranda n’a été accusé de rien : le gouvernement vénézuélien veut savoir si Bocaranda a contribué à inciter à la violence à la suite de l’élection présidentielle du 14 avril 2013, lorsque des secteurs extrémistes de l’opposition ont attaqué des centre médicaux administrés par des Cubains, ainsi que les domiciles de certains dirigeants des partis de gouvernement. Ces événements avaient provoqué neuf morts, chavistes pour la plupart. Le gouvernement signale un tweet de Bocaranda dans lequel il avisait que des urnes électorales étaient cachées dans le centre médical du quartier Gallo Verde, administré par des Cubains, dans l’urbanisation La Paz à Maracaibo ; Bocaranda ajoutait que les Cubains refusaient que les urnes soient déplacées. Bocaranda a plus tard effacé ce tweet, mais il avait déjà été vu par des centaines de milliers de personnes. On peut encore en voir une image (http://www.vtv.gob.ve/articulos/2013/04/16/twitter-de-nelson-bocaranda-desata-violencia-contra-cdi-y-medicos-cubanos-8986.html ). Si certes le Washington Post considère que l’affaire Bocaranda est « absurde », la question demeure : pourquoi Bocaranda a-t-il donné une information si précise, s’il n’avait pas de preuve pour la soutenir ? En fait toute preuve serait de deuxième main sauf si Bocaranda avait lui-même observé les supposées urnes « cachées » et le comportement des Cubains. Lorsque le gouvernement vénézuélien somme Bocaranda de s’expliquer on juge qu’il s’agit d’une grave attaque contre la liberté de la presse. C’est certes peut-être une réaction excessive – après tout beaucoup de journalistes diffusent sans arrêt des informations fausses –, mais le tweet de Bocaranda n’était-il pas irresponsable, surtout dans la situation de tension politique à ce moment précis ?
En Équateur le président Rafael Correa a été largement condamné par les médias états-uniens – aussi bien dans les reportages que dans les articles d’analyse – parce qu’il a intenté un procès en diffamation contre un journaliste, Emilio Palacio. Le contenu de la diffamation était sérieux. C’est à propos des événements de 2010. Correa avait été agressé puis gardé prisonnier par des policiers en rébellion – beaucoup d’observateurs ont considéré qu’il s’agissait d’une tentative de coup d’État. Des forces militaires ont finalement libéré Correa. Or revenant sur ces événements dans un article de février 2011 Palacio a affirmé que Correa était responsable de « crimes contre l’humanité » parce qu’il avait ordonné aux forces militaires de tirer sur l’hôpital où il était retenu à ce moment-là. Correa a donc intenté un procès en diffamation contre Palacio et a gagné. Ce que les médias états-uniens ont omis de mentionner c’est que Correa a postérieurement pardonné Palacio ; et il avait fait savoir depuis le début qu’il abandonnerait toute poursuite si Palacio offrait une rectification. En d’autres termes tout ce que Correa a fait c’est exercer son droit de citoyen de poursuivre une personne publiant un infâme mensonge le concernant. C’est un droit dont disposent la plupart des élus dans la plupart des pays, comme aux États-Unis.
L’ex-reporter d’Associated Press Bart Jones a écrit :
« Est-ce qu’un réseau qui a stimulé un coup d’État contre le gouvernement pourrait continuer d’agir aux États-Unis ? Le gouvernement états-unien aurait probablement fermé RCTV dans les cinq minutes après un coup d’État manqué, et jeté ses propriétaires en prison. Chávez leur a permis de continuer d’agir pendant cinq ans, puis il a choisi de ne pas renouveler leur licence de 20 ans pour disposer des ondes publiques. »
Si on en juge à l’étendue des mesures de « sécurité nationale » prises après les attaques du 11 septembre 2001, il est presque impossible d’imaginer ce que serait la réaction du gouvernement états-unien en cas de tentative de coup d’État. Mais elle ne serait certainement pas aussi retenue que celle de l’Équateur ou du Venezuela, où une presse férocement critique existe – et est même florissante.
Beaucoup de commentateurs ont cité les critiques de Reporters sans Frontières et d’autres organisations à propos de la nouvelle loi organique de communication qui est proposée en Équateur. Dans un exemple de véritable ironie, ces journalistes supposés objectifs ont été plus critiques envers la proposition équatorienne que ne l’a été Reporters sans Frontières, qui avait signalé :
« … Nous pensons que d’autres dispositions sont conformes aux standards légaux internationaux. Elles comprennent des restrictions sur les heures de diffusion pour la protection des mineurs, l’interdiction du racisme et des contenus discriminatoires, ainsi que l’interdiction des appels délibérés à la violence.
« Finalement, les dispositions en faveur des programmes de production nationale sont identiques à celles qui existent dans presque tous les pays. »
Des organisations comme Reporters sans Frontières et Freedom House sont supposées être des arbitres impartiaux sur la question de la liberté de la presse dans le monde et elles sont rarement soumises à la critique. Pourtant toutes deux ont eu recours aux financements du gouvernement états-unien ou aux aides d’organisations financées par le gouvernement états-unien, comme la National Endowment for Democracy (NED) – qui est née pour mener des activités « dont la plupart était secrètement financées par la CIA », comme le Washington Post l’avait alors rapporté. Des fonds ont également été apportés à des organisations impliquées dans le coup d’État de 2002 au Venezuela (mentionné plus haut) et à d’autres organisations qui « promeuvent la démocratie ». La NED a dépensé des millions de dollars au Venezuela et en Équateur ces dernières années pour soutenir des organisations d’opposition. Ce conflit d’intérêt n’est jamais noté dans la presse, et Reporters sans Frontières et Freedom House, lorsqu’elles sont citées, sont invariablement présentées comme de nobles défenseures de la liberté de la presse pour qui il est apparemment impossible d’imaginer des motivations différentes.
La véritable ironie dans les cas de Snowden, Assange, Manning et d’autres c’est que le gouvernement états-unien, tout en affirmant défendre la liberté de la presse, la liberté d’expression et la liberté d’information, a lancé une offensive contre les médias sans précédent dans l’histoire des États-Unis. On a bien vu les gros moyens qui ont été déployés pour appréhender les dénonciateurs – l’atterrissage forcé de l’avion d’Evo Morales en Autriche – et pour les châtier – Bradley Manning étant l’exemple le plus parlant. Ce que certains journalistes états-uniens ne saisissent pas c’est que tout cela fait partie d’une offensive contre ces mêmes libertés que le gouvernement états-unien prétend défendre. Les poursuites du gouvernement états-unien contre Wikileaks – avec des investigations du grand jury et du FBI, avec la condamnation de Julian Assange en tant que « terroriste » – sont des attaques évidentes contre la presse. Il semble que trop de journalistes oublient – ou ignorent volontairement – que Wikileaks est un média. Les documents qui ont tellement scandalisé le gouvernement états-unien – de la vidéo « Collateral Murder » [« assassinat collatéral »] au « Cablegate » – ont été publiés par Wikileaks en partenariat avec de grands titres, comme le New York Times, le Guardian, Der Spiegel, etc. Maintenant, dans la mesure où les documents dont dispose Edward Snowden sont publiés dans le Guardian, et dans d’autres journaux, on essaie de délégitimer le journaliste Glenn Greenwald. Certains dans les médias se sont bien vite empressés de participer aux attaques contre l’un des leurs qui s’est borné à faire connaître certains méfaits du gouvernement, c’est-à-dire à faire son travail de journaliste.
Il y a une longue histoire de partenariat entre les médias traditionnels états-uniens, les journaux qui sont de grandes entreprises, et ceux de l’Amérique latine. Pour différentes raisons, comme l’éducation, l’origine de classe ou l’origine ethnique, les journalistes dans tout l’hémisphère tendent à partager les mêmes travers. C’est pourtant le devoir du journaliste que d’être aussi objectif que possible, et de laisser le consommateur du média décider où se trouve la vérité. Ils font les uns et les autres le choix délibéré de s’en tenir aux préjugés qui soutiennent la ligne de « l’exceptionnalisme américain », ils font l’impasse sur l’histoire chaotique de la relation entre les États-Unis et les droits humains et ils minimisent le rôle interventionniste des États-Unis depuis plus d’un siècle en Amérique latine. Cela représente une grande injustice pour le journalisme et pour le public. Ainsi les distorsions des médias quant à l’état de la démocratie et de la liberté de la presse dans des pays qui sont régulièrement mis en accusation par la gouvernement états-unien – comme le Venezuela et l’Équateur – contribuent à un phénomène de diabolisation qui rend possible l’agression des États-Unis contre ces pays et malmènent les relations entre les États-Unis et les pays voisins.
Sincèrement.
Thomas Adams, Visiting Professor, Tulane University
Marc Becker, Professor, Department of History, Truman State University
Julia Buxton, Venezuela specialist
Barry Carr, Honorary Research Associate, La Trobe University, Australia
George Ciccariello-Maher, Assistant Professor, Drexel University
Aviva Chomsky, Professor of History and Coordinator of Latin American Studies, Salem State University
Luis Duno-Gottberg, Associate Professor, Caribbean and Film Studies, Rice University
Steve Ellner, Professor, Universidad de Oriente, Puerto La Cruz, Venezuela
Arturo Escobar, Professor, Department of Anthropology, University of North Carolina, Chapel Hill
Nicole Fabricant, Assistant Professor, Department of Sociology/Anthropology, Towson University
Sujatha Fernandes, Associate Professor, Department of Sociology, Queens College and the Graduate Center, City University of New York
John French, Professor, Department of History, Duke University
Lesley Gill, Professor, Department of Anthropology, Vanderbilt University
Greg Grandin, Professor, Department of History, New York University
Daniel Hellinger, Professor, Department of Political Science, Webster University
Forrest Hylton, Lecturer, History and Literature, Harvard University
Chad Montrie, Professor, Department of History, UMASS-Lowell,
Deborah Poole, Professor, Department of Anthropology, Johns Hopkins University,
Margaret Power, Professor, Department of History, Illinois Institute of Technology
Adolph Reed, Jr., Professor, Department of Political Science, University of Pennsylvania
Gerardo Renique, Associate Professor, Department of History, City College of the City University of New York
Suzana Sawyer, Associate Professor, Department of Anthropology, University of California
T.M. Scruggs, Professor Emeritus, School of Music, University of Iowa
Steve Striffler, Professor, Department of Anthropology, University of New Orleans
Miguel Tinker Salas, Professor, Department of History, Pomona College
Sinclair Thomson, Associate Professor, Department of History, New York University
Jeffery R. Webber, Lecturer, School of Politics and International Relations, Queen Mary, University of London
Mark Weisbrot, Co-Director, Center for Economic and Policy Research
Traduction : Numancia Martinez Poggi
Source : http://www.commondreams.org/view/2013/07/18-3