L’autre jour, jai regardé le film Dr Folamour (*). Je l’ai vu peut-être une douzaine de fois ; c’est un film qui donne du sens à l’insensé. Lorsque le major TJ "King" Kong part « bugne à bugne avec les Russkoffs » et s’envole avec son bombardier nucléaire B52 vers une cible en Russie, il laisse au général « Buck » Turgidson le soin de rassurer le président. Frappez le premier, dit le général, et « vous n’aurez que 10 à 20 millions de morts, grand max ». Le Président Merkin Muffley : « Je n’entrerai pas dans l’histoire comme le plus grand assassin en masse depuis Adolf Hitler. » Général Turgidson : « Peut-être qu’il vaudrait mieux, Monsieur le Président, vous préoccuper plus du peuple américain que de votre image dans les livres d’histoire. »
Le génie du film de Stanley Kubrick est qu’il représente avec exactitude la folie et les dangers de la guerre froide. La plupart des personnages sont basées sur de vraies personnes et de vrais maniaques. Il n’existe pas d’équivalent à Folamour aujourd’hui parce que la culture populaire est presque entièrement tournée vers notre vie intérieure, comme si l’identité était devenue l’esprit du temps et le véritable satire obsolète, mais les dangers sont les mêmes. L’horloge nucléaire est toujours bloqué sur minuit moins cinq ; les mêmes fausses bannières sont hissées au-dessus des mêmes objectifs par le même « gouvernement invisible », comme Edward Bernays, l’inventeur des relations publiques, a décrit la propagande moderne.
En 1964 , l’année où Dr Folamour a été tourné, c’est le « fossé des missiles » qui était la fausse bannière. Pour construire des armes nucléaires de plus en plus puissantes et poursuivre une politique non déclarée de domination, le président John F. Kennedy a emboité le pas à la propagande de la CIA selon laquelle l’Union Soviétique était bel et bien en avance sur les États-Unis dans la production de missiles balistiques intercontinentaux. La « menace russe » couvrait la une de tous les journaux. En réalité, les Américains étaient tellement en avance dans la production de missiles que les Russes n’ont jamais réussi à s’en approcher. La guerre froide a été fondée en grande partie sur ce mensonge.
Depuis l’effondrement de l’Union Soviétique, les États-Unis ont encerclé la Russie avec des bases militaires, des avions de combat et des missiles nucléaires dans le cadre de son projet d’extension de l’OTAN. Reniant la promesse faite par l’administration Reagan au président soviétique Mikhaïl Gorbatchev en 1990 (**) que l’OTAN ne s’étendrait pas « d’un pouce vers l’est », l’OTAN a pratiquement pris le contrôle de toute l’Europe de l’Est. Dans l’ancienne Caucase soviétique, le renforcement des capacités militaires de l’OTAN est le plus vaste jamais entrepris depuis la seconde guerre mondiale.
En Février, les États-Unis ont monté un de leurs « coups d’états colorés » contre le gouvernement élu de l’Ukraine ; les troupes de choc étaient fascistes. Pour la première fois depuis 1945, un parti pro-nazi, ouvertement antisémite, contrôle des secteurs clés du pouvoir d’Etat dans une capitale européenne. Aucun dirigeant de l’Europe occidentale n’a condamné cette renaissance du fascisme à la frontière de la Russie. Quelque 30 millions de Russes sont morts lors de l’invasion de leur pays par les nazis hitlériens, qui ont été soutenus par la tristement célèbre Armée Insurrectionnelle Ukrainienne (AIU), responsable de nombreux massacres de juifs et de polonais. L’actuel parti Svoboda s’inspire de l’Organisation des Nationalistes Ukrainiens, dont l’AIU était l’aile militaire.
Depuis le putsch de Washington à Kiev - et la réponse inévitable de Moscou en Crimée pour protéger sa flotte de la mer Noire - la provocation et l’isolement de la Russie ont été inversés dans les médias et transformés en « menace russe ». C’est de la propagande fossilisée. Le général de l’armée de l’air des États-Unis qui dirige les forces de l’OTAN en Europe - le général Philip Breedlove, ça ne s’invente pas (***) – a affirmé il y a plus de deux semaines être en possession de photos montrant 40.000 soldats russes « amassés » à la frontière avec l’Ukraine. Colin Powell lui aussi avait affirmé avoir des photos prouvant qu’il y avait des armes de destruction massive en Irak. Ce qui est certain, c’est que le coup d’état rapace et téméraire de Barack Obama en Ukraine a déclenché une guerre civile et Vladimir Poutine est en train d’être attiré dans un piège.
Après un saccage de 13 ans qui a commencé dans un Afghanistan dévasté bien après qu’Oussama ben Laden se fut enfui, qui a ensuite détruit l’Irak sous un faux prétexte, puis a inventé un « voyou nucléaire » en Iran, puis a renvoyé la Libye dans une anarchie cauchemardesque et soutenu les djihadistes en Syrie, les Etats-Unis ont enfin une nouvelle guerre froide pour alimenter leur campagne mondiale de terreur et d’assassinats par drones.
Un plan d’action pour l’adhésion à l’OTAN – tout droit sorti de la salle de commandes de Dr Folamour - est le don du général Breedlove à la nouvelle dictature en Ukraine. L’opération « Rapid Trident » mettra les troupes américaines à la frontière russe de l’Ukraine et « Sea Breeze » mettra des navires de guerre américains en vue des ports russes. Dans le même temps, les jeux de guerre de l’OTAN en Europe de l’Est sont conçus pour intimider la Russie. Imaginez la réaction si cette folie était inversée et se déroulait aux frontières des Etats-Unis. Suivez le général Turgidson.
Et puis il y a la Chine. Le 23 Avril, Obama entamera une tournée en Asie pour promouvoir son « pivot » autour de la Chine. L’objectif est de convaincre ses « alliés » de la région, principalement le Japon, de se réarmer et se préparer à la possibilité d’une guerre avec la Chine. En 2020, près des deux tiers de toutes les forces navales américaines dans le monde seront transférées dans la région Asie-Pacifique. Il s’agit de la plus forte concentration militaire dans cette vaste région depuis la seconde guerre mondiale.
Dans un arc qui s’étend de l’Australie au Japon, la Chine devra faire face à des missiles et des bombardiers nucléaires américains. Une base navale stratégique est en cours de construction sur l’île coréenne de Jeju, à moins de 400 miles [env. 600Km] de Shanghai et du centre industriel du seul pays dont la puissance économique est susceptible de dépasser celle des Etats-Unis. Le « pivot » d’Obama vise à miner l’influence de la Chine dans la région. C’est comme si une guerre mondiale avait commencé par d’autres moyens.
Ce n’est pas un fantasme à la Dr Folamour. Le secrétaire à la Défense d’Obama, Charles "Chuck" Hagel, était à Pékin la semaine dernière pour transmettre l’avertissement que la Chine, comme la Russie, pourrait faire face à un isolement et la guerre si elle ne cédait pas aux exigences américaines. Il a comparé l’annexion de la Crimée au différend territorial complexe entre la Chine et le Japon autour d’îles inhabitées de la mer de Chine orientale. « On ne peut pas aller partout dans le monde », a déclaré Hagel avec un visage impassible, « et violer la souveraineté des nations par la force, la coercition ou l’intimidation. » Quant aux mouvements massifs des forces navales et armes nucléaires US en Asie, c’est « un signe de l’aide humanitaire que l’armée américaine peut offrir » .
Obama cherche à obtenir un budget pour les armes nucléaires plus important que le pic historique de la guerre froide, l’époque de Dr Folamour. Les États-Unis sont en train de poursuivre leur ambition de longue date qui est de dominer tout le continent eurasiatique, de la Chine à l’Europe : un « destin manifeste », légitimé par le droit du plus fort.
John Pilger
Traduction « jugera-t-on un jour les complices chez nous ? » par Viktor Dedaj pour le Grand Soir avec probablement toutes les fautes et coquilles habituelles.
(*) Dr Folamour = Dr Strangelove en VO - NdT
(**) Après vérification, Reagan n’était plus président en 1990 - NdT
(**) Breedlove / Strangelove - NdT