Le Monde Diplomatique (avril 2021)

Les États-Unis font le pari du risque systémique selon Serge Halimi : « Trois jours avant l’entrée de M. Donald Trump à la Maison Blanche, le président chinois Xi Jinping se rendit à Davos. Il y mit en garde les États-Unis contre le protectionnisme. Aujourd’hui, c’est la politique de relance impulsée par M. Joseph Biden qui alarme les dirigeants chinois. Ils y voient un « risque systémique » pour l’ordre économique actuel.

Les États-Unis viennent en tout cas d’adopter une des lois les plus sociales de leur histoire. Elle s’écarte des stratégies économiques mises en œuvre ces dernières décennies, qui ont favorisé les revenus du capital – « startupeurs » et rentiers mêlés — et accru le décrochage des classes populaires. Elle rompt avec des politiques publiques hantées par la crainte d’une reprise de l’inflation et d’une flambée de l’endettement. Elle ne cherche plus à amadouer les néolibéraux et leurs bailleurs de fonds avec des baisses d’impôts dont le produit atterrit souvent en Bourse et gonfle la bulle financière. »

Pour Stefano Palombarini, l’Italie est devenue un laboratoire politique européen : « Dix ans après M. Mario Monti et son gouvernement de technocrates, un autre ancien cadre de Goldman Sachs vient de s’installer au palais Chigi. Comme son prédécesseur, et comme M. Emmanuel Macron lors de la campagne présidentielle française de 2017, M. Mario Draghi prétend dépasser le clivage entre la droite et la gauche en s’élevant au-dessus des partis et en apportant la vision éclairée de l’expert, tout en restant scrupuleusement dans les clous fixés par Bruxelles : orthodoxie budgétaire et néolibéralisme. L’ancien président de la Banque centrale européenne (BCE) a réussi à rassembler toutes les formations italiennes, de la gauche à l’extrême droite, y compris celles qui ont prospéré en s’opposant à ce programme. Il a en effet reçu le soutien conjoint du Mouvement 5 étoiles (M5S) et de la Ligue, deux partis qui, trois ans plus tôt, remportaient les élections législatives sur la promesse de rompre avec l’austérité et de s’opposer aux diktats européens. »

L’Italie où, selon Giovanni Ierardi, la mafia s’enracine toujours et encore : « Moins connue que Cosa Nostra en Sicile ou la Camorra napolitaine, la ’Ndrangheta, la Mafia calabraise, est pourtant l’une des plus redoutables. Exerçant son emprise sur l’économie et la politique, et contrôlant ainsi de vastes territoires, elle se trouve aujourd’hui au cœur d’un procès historique. Mais la répression ne peut suffire si l’on ne s’attaque pas également aux racines de cette criminalité organisée. »

Alex Alber, Joël Cabalion et Valérie Cohen analysent le fiasco de la déradicalisation : « La question brûlante qui occupait le débat public après les attentats de 2015 à Paris n’a rien perdu de son acuité : qu’est-ce qui a pu susciter l’explosion d’une telle violence ? Comment bascule-t-on dans l’innommable ? La « radicalisation » violente, initialement pensée comme une catégorie de signalement policier. s’est ainsi imposée comme un marronnier médiatique et comme l’objet d’intarissables querelles entre chercheurs orientalistes qui resurgissent à chaque assassinat impliquant de près ou de loin des mobiles politico-religieux.Ces événements renforcent le parti de ceux qui jugent les « valeurs de la République » remises en question par le « communautarisme » musulman. Celui-ci minerait de l’intérieur la cohésion de la société française ; il appellerait un sursaut propre à restaurer l’unité perdue et à inculquer le « respect de nos valeurs » à une partie de la jeunesse, particulièrement dans les quartiers populaires, toujours suspects d’un déficit de citoyenneté.

Philippe Baqué demande si c’est un crime de combattre les djihadistes : « Le Parlement français a adopté de nombreuses lois « antiterroristes » qui permettent de substituer le soupçon à la preuve. Comble de la perversité, ces textes servent aujourd’hui de base juridique pour traquer ceux qui ont voulu combattre le djihadisme en Syrie. Avoir pris les armes contre l’Organisation de l’État islamique devient un élément à charge pour la machine policière. »

Pour Roger Erkirch, le sommeil a une histoire : « Aux premiers jours de l’automne 1878, Robert Louis Stevenson, alors âgé de 27 ans, passa douze jours à crapahuter dans les Cévennes. Son seul compagnon de voyage était une ânesse du nom de Modestine. Stevenson ne devait publier L’Île au trésor et connaître la célébrité littéraire que cinq ans plus tard. Au beau milieu de son expédition, il installa son campement dans une petite clairière entourée de pins. Après un souper roboratif, alors que le soleil venait de terminer sa course, il s’étendit dans son « sac de couchage », une casquette sur les yeux. Mais, plutôt que de dormir d’une traite jusqu’à l’aube, il s’éveilla peu après minuit, le temps de fumer nonchalamment une cigarette et de jouir d’une heure de contemplation. Jamais auparavant il n’avait savouré « une heure plus parfaite » — libéré, se réjouissait-il, de l’« embastillement de la civilisation ». « Par quelle suggestion informulée, par quel délicat contact de la nature, se demandait-il, tous ces dormeurs sont-ils rappelés, vers la même heure, à la vie ? ».

Pour Philippe Descamps, la montagne s’émancipe du ski alpin : « Le malheur des uns fait le bonheur des autres. Ici, les pentes sont douces. On se réapproprie la montagne ! » En ce mardi 26 janvier, ensoleillé et glacial, quarante centimètres de neige poudreuse recouvrent les pistes de La Plagne. Retraitée à Aime, au pied de cette station savoyarde de plus de cinquante mille lits, Christiane monte tous les jours faire une balade à skis de randonnée. Avec son amie Agnès, monitrice de ski qui bénéficie du chômage partiel, elle profite de la fermeture des remontées mécaniques qui, depuis 1961, ont accaparé le « deuxième plus grand domaine skiable du monde ». Une légère brise thermique fait tourner à vide un canon à neige devenu inutile depuis le 15 mars 2020.

Au « village » (artificiel) de Belle Plagne, un seul commerce sur une dizaine reste ouvert. L’office du tourisme tente de s’adapter à la situation sanitaire en sortant de nouveaux prospectus sur la luge, le ski de fond ou la « peau de phoque ». Des engins ont même damé quelques secteurs pour les moins aguerris qui seraient néanmoins prêts à remonter par leurs propres moyens, grâce aux peluches antirecul placées sous leurs planches. »

Romain Mielcarek explique comment la France sous-traite sa guerre au Sahel : « Confrontée au coût exorbitant — près de 1 milliard d’euros par an — de sa présence militaire au Sahel, la France peine à obtenir le soutien de ses partenaires européens. Après avoir envoyé du matériel et des conseillers techniques, une poignée de pays ont finalement accepté de dépêcher de petits contingents de soldats. Mais ces gestes symboliques ne sont pas sans contrepartie. »

Pour Ndongo Samba Sylla, cinq coléreuses secouent le Sénégal : « Le Sénégal a connu entre le 4 et le 8 mars derniers un soulèvement populaire d’une ampleur inédite. La répression des émeutes a coûté la vie à onze manifestants âgés de 12 à 35 ans. La façade lisse de la « démocratie » dans ce pays d’Afrique de l’Ouest s’est subitement effondrée. La contestation sociale, avivée par les restrictions dues à la pandémie de Covid-19, a des racines profondes. »

PourYuta Yagishita, les fonctionnaires japonais sont en plein burn-out » : « Une heure et demie du matin. Dans le quartier de Kasumigaseki, à Tokyo, qui regroupe la plupart des institutions du pays, d’interminables files de taxi entourent les bâtiments imposants des ministères. Ayant raté le dernier métro, des fonctionnaires marchent d’un pas lourd et s’engouffrent dans les voitures, qui disparaissent dans les profondeurs de la nuit. Cette scène illustre le quotidien des agents d’État au Japon. Bien qu’ils bénéficient d’un statut enviable, sans risque de chômage, leur vie ressemble à un chemin de croix. Au motif qu’ils travaillent pour l’intérêt général et doivent parer aux urgences le cas échéant, le code du travail, qui limite le nombre d’heures supplémentaires à quarante-cinq par mois pour les autres salariés, ne s’applique pas à eux. Leurs syndicats sont également privés du droit de grève. »

Pour Franck Gaudichaud, le Chili fait le pari de la Constitution : « Depuis longtemps, la colère gronde au Chili, un pays façonné par la dictature du général Augusto Pinochet. Mais comment rompre avec le passé et réparer la société ? Confronté à un mouvement social puissant, le président conservateur Sebastián Piñera a avancé l’idée d’une nouvelle Constitution. Cédait-il à la contestation ou venait-il de trouver un moyen de la torpiller ? »

Daniel Luban explique pourquoi le conservatisme populaire est introuvable aux États-Unis : « Le plan d’urgence du président Joseph Biden vient d’être voté par le Congrès américain sans un seul suffrage républicain. Cette opposition unanime à des mesures économiques qui favorisent au premier chef les catégories populaires pourrait surprendre venant d’un parti qui se prétend dorénavant soucieux de les défendre. Mais elle illustre les limites – ou l’imposture – d’un populisme de droite aux États-Unis. »

Pendant ce temps, le dialogue reste tendu entre Washington et Téhéran : « La Maison Blanche a relancé les discussions avec l’Iran afin de parvenir à un nouvel accord pour l’encadrement des projets nucléaires de la République islamique. Ces négociations suscitent l’hostilité de l’Arabie saoudite, inquiète des critiques répétées de M. Joseph Biden à son encontre, et d’Israël, pourtant assuré de l’immobilisme américain à propos de la question palestinienne. »

En Russie, on se mobilise contre les arnaques immobilières (Estelle Levresse) : « Les ventes frauduleuses d’appartements sur plan ont ruiné des dizaines de milliers de ménages russes. Face aux protestations, l’État commence à verser des indemnisations, tout en promettant de mieux réguler le marché de l’immobilier. Cela suffira-t-il à convaincre les populations de l’ex-URSS que le logement, après avoir été un bien essentiel fourni par l’État, est désormais une marchandise comme les autres ? »

Pour Anne-Cécile Robert, l’espace du débat est en train de disparaître : « L’évolution des mentalités et le progrès des idées redessinent à chaque époque les contours de ce que la société choisit pour elle-même comme étant le Bien. Il existe donc une part nécessaire d’indétermination dans l’intérêt général. La lente conquête des droits sociaux, par exemple, à partir du XVIIIe siècle, et surtout du XIXe siècle, illustre le caractère à la fois contingent et évolutif de l’intérêt général. Avec la démocratisation, celui-ci doit se rapprocher des souhaits du peuple et, à cette fin, être soumis à une délibération publique sanctionnée par le suffrage universel. Une démocratie vivante de citoyens actifs, attentifs aux affaires publiques, fait, en principe, apparaître l’étendue des possibles, dévoile les options en présence et donne une vision plus large et donc plus juste, plus vraie, de la réalité. La vérité remplit une fonction centrale ici car, sans elle, la détermination de l’intérêt général n’est que le paravent des intérêts particuliers. Il est, en quelque sorte, faux. »

Sophie Eustache dénonce les recettes de l’information en continu : « L’information en continu naît de l’injection d’une vieille idée dans de nouveaux tuyaux. L’idée ? Les maux du monde découleraient d’un déficit de communication entre humains. Les canaux ? Ces chaînes privées qui se multiplient au début des années 1980, grâce aux nouvelles technologies et à la financiarisation des médias. « Depuis la création de CNN, explique en 1997 M. Robert « Ted » Turner, créateur dix-sept ans plus tôt de Cable News Network, la première chaîne « toute info », aux États-Unis, la guerre froide a cessé, les conflits en Amérique centrale ont pris fin, c’est la paix en Afrique du Sud, ils essaient de faire la paix au Proche-Orient et en Irlande du Nord. Les gens voient bien que c’est idiot de faire la guerre. Avec CNN, l’info circule dans le monde entier et personne ne veut avoir l’air d’un débile. Donc ils font la paix, car ça, c’est intelligent. » En 1991, la chaîne américaine apporte la guerre du Golfe dans le salon des téléspectateurs occidentaux : des heures passées à attendre qu’un événement interrompe les palabres de généraux à la retraite installés en plateau pendant que les correspondants perchés sur le toit d’un hôtel de luxe bagdadi filment le ciel. Devant les caméras, il ne se passe rien, mais en direct. Ce mode de traitement va s’imposer comme norme de la couverture médiatique des grands événements internationaux. »

En Algérie (Akram Belkaïd), le Hirak ressuscite mais se divise : « Unie à ses débuts, en 2019, la protestation pacifique, ou Hirak, contre le pouvoir algérien doit composer avec la montée en son sein de la défiance à l’encontre du mouvement islamoconservateur Rachad. Une aubaine pour les autorités, qui entretiennent la zizanie pour favoriser les candidats du régime lors des élections législatives du 12 juin. »

En Bretagne, Maëlle Mariette a observé deux mondes paysans qui s’ignorent : « Enchaînés à l’impératif du rendement, montrés du doigt pour leurs pratiques polluantes, cernés par les résidences secondaires, les agriculteurs conventionnels du Morbihan observent avec désarroi le succès de leurs collègues qui se sont tournés vers le bio, la vente directe, les circuits courts, etc. Des cultures différentes cohabitent… sans qu’émerge une solution globale au modèle agricole dominant. »

Jean-Numa Ducange revient sur la gauche et la question coloniale : « La gauche républicaine a-t-elle toujours été, comme certains l’affirment, colonialiste ? Aucune réponse simple ne saurait être apportée à cette question. De Jean Jaurès à Georges Clemenceau, de Jules Guesde à Édouard Vaillant, les dirigeants socialistes français ont pris des positions très variées, qui ont évolué au fil des décennies. »

Clothilde Dozier décrit le plaisir d’apprendre aux temps de Jean-Michel Blanquer : « En février dernier, cela faisait trois mois que 60 % des lycéens ne pouvaient suivre que la moitié de leurs cours, et plus de six mois que les enfants de 6 ans devaient apprendre à lire en portant des masques. Il fallait aérer les salles plusieurs fois par jour malgré des températures négatives, les cours d’éducation physique et sportive (EPS) en intérieur étaient suspendus, les cas de contamination au Covid-19 se multipliaient dans les établissements et des incertitudes planaient sur les examens de fin d’année. Que décida alors M. Jean-Michel Blanquer, le ministre de l’éducation nationale ? La suppression de 1 883 emplois à temps plein… Une manie qu’il semble partager avec son collègue de la santé, M. Olivier Véran qui, lui, élimine des lits d’hôpitaux en pleine pandémie.

Un an plus tôt, le coronavirus se répandait sur le territoire français et la question de la fermeture des écoles commençait à se poser. Au micro de Sonia Mabrouk, sur Europe 1, le 28 février 2020, M. Blanquer certifiait que professeurs et élèves n’avaient rien à craindre. « Nous y sommes préparés depuis plusieurs semaines, prétendait-il. Il est normal qu’on formule des doutes, mais voilà, je peux vous le dire : nous avons notre dispositif qui est prêt, je l’ai testé moi-même, nous avons les connexions nécessaires, il peut y avoir sept millions de connexions en même temps. » Le ministre avait allumé son ordinateur, il avait testé, cliqué : tout était prêt.

COMMENTAIRES  

06/04/2021 15:02 par Georges Olivier Daudelin

Rien ne change aux USA : soit Remus, soit Romulus ; soit Démocrate, soit Républicain.

Aucun changement dans la politique extérieure EN FAIT : les deux ennemis sont la Russie et la Chine. Les affrontements militaires ont commencé en Ukraine contre la Russie : le Donbass et la Crimée. En Chine, on procède indirectement en saoulant la population mondiale, et l’on finance les terroristes de l’intérieur avec le National Endowment for Democracy.

_Dans la politique intérieure, Joe Biden est une une pute de luxe : rouge à lèvre, pilule abortive et de la drogue en quantité, mais toujours le budget principal dans l’armement et le soutien des drogués de la Religion (il faut geler la population pour détruire l’humanité).

07/04/2021 09:34 par CAZA

Bonjour
On attend quand même , pour Mai maintenant donc , le courrier des lecteurs concernant les articles Novalny ( Mars ) et Oïghours
( Avril ) . Le Diplo est quand même ""un mensuel critique d’informations et d’analyses "" ??

Le Monde diplomatique
Août 2020, page 3
1 traduction
Pour complaire aux États-Unis, la détention perpétuelle de Georges Ibrahim Abdallah

« Terroriste » un jour, terroriste toujours ?
La convention européenne des droits de l’homme interdit de maintenir un condamné en prison « sans aucun espoir de sortie ». Cela semble pourtant correspondre au sort du militant communiste libanais Georges Ibrahim Abdallah, incarcéré en France depuis plus d’un tiers de siècle. La prolongation de sa détention doit beaucoup au climat créé par des attentats auxquels il est étranger.

par Pierre Carles Écouter cet article
0
Le Monde diplomatique« Terroriste » un jour, terroriste toujours ?↑
play
JPEG - 201 ko
Hicham Benohoud. — Sans titre, 2007
© Hicham Benohoud - Loft Art Gallery, Casablanca
Fin mars 2020, afin de désengorger des prisons françaises à un moment où la pandémie de Covid-19 risque d’y faire des ravages, la ministre de la justice Nicole Belloubet ordonne la libération de 13 500 détenus dans les deux mois qui suivent. Il s’agit surtout de personnes ayant purgé l’essentiel de leur peine. Au moment où Mme Belloubet prend cette décision, la maison d’arrêt de Lannemezan (Hautes-Pyrénées) héberge M. Georges Ibrahim Abdallah, un militant communiste libanais, qui a combattu l’occupation de son pays par Israël en 1978. Il a achevé sa peine incompressible depuis le 27 octobre 1999. L’homme est donc libérable depuis… le siècle dernier (1).

En 2020, il vit sa trente-sixième année d’incarcération. Un « record de France » depuis un demi-siècle pour un militant politique. Exception faite de l’Italie, une incarcération d’une telle longueur est exceptionnelle dans les pays de l’Union européenne.

M. Abdallah a été jugé et condamné pour complicité d’homicide volontaire. Aux yeux de la justice, il n’est pas un meurtrier. Lors de son procès, il a nié avoir participé aux actions pour lesquelles il a été arrêté et condamné. Mais il s’est déclaré solidaire de certaines luttes militantes radicales, a exprimé son soutien aux Fractions armées révolutionnaires libanaises (FARL), un groupe de résistants communistes qui a pris les armes et qui a assassiné, en 1982, l’attaché militaire de l’ambassade des États-Unis, Charles Ray, ainsi qu’un fonctionnaire israélien membre du Mossad (les services secrets israéliens), Yacov Barsimentov, l’un et l’autre en poste à Paris.

Cette année-là, Israël attaquait le Liban, avec la bénédiction de l’administration Reagan, pour tenter d’anéantir l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), tuer ou capturer Yasser Arafat, le leader de la résistance palestinienne. Aux yeux des FARL, les deux assassinats commis à Paris constituaient un acte de résistance armée à une agression militaire. Et, lors de son procès aux assises, en février 1987, M. Abdallah lança : « Si le peuple ne m’a pas confié l’honneur de participer à ces actions anti-impérialistes que vous m’attribuez, au moins j’ai l’honneur d’en être accusé par votre cour et de défendre leur légitimité face à la criminelle légitimité des bourreaux. »

« Tous les barbus se ressemblent »
Quelle autre raison peut justifier la non-libération, en 2020, d’un complice d’homicide ayant purgé plus de trente-cinq années d’incarcération ? Son comportement en détention inspire le respect aux gardiens, et le directeur de la maison d’arrêt apprécie de discuter avec lui de la situation au Proche-Orient. Aussi étrange que cela puisse paraître, ce sont même des surveillants syndiqués du centre pénitentiaire qui, ne comprenant pas pourquoi leurs camarades tarbais ne se mobilisaient pour réclamer sa libération, ont alerté les militants de la cellule communiste de Tarbes de la présence de ce marxiste libanais en longue détention.

Mais sa non-libération trouve une explication dans les propos de la garde des sceaux à l’Assemblée nationale le 8 avril dernier, en pleine pandémie. Ce jour-là, Mme Belloubet précise qu’elle exclut des libérations anticipées « les criminels, les personnes condamnées pour des faits de violences intrafamiliales et les détenus terroristes ». Or, bien que le groupe armé auquel M. Abdallah est censé avoir appartenu n’ait pas commis d’actions terroristes au sens où on l’entend habituellement (attentats aveugles, pose de bombe dans la rue, assassinats de civils destinés à terroriser la population), la justice française le qualifie de « terroriste ». Pourquoi ? En raison d’actes assurément criminels, mais dont les FARL ne sont pas les auteurs…

Car, quelques mois avant la comparution de M. Abdallah devant la cour d’assises, à Paris, fin février 1987, des attentats ont endeuillé la capitale (RER, bureau de poste, magasin Tati). Bilan : quatorze morts et plus de deux cents blessés. La plupart des grands médias (Le Monde, Libération, Le Figaro, RTL, France Inter, Europe 1, les principales chaînes de télévision) reprennent alors les propos du ministre de l’intérieur Charles Pasqua et de son ministre délégué de la sécurité Robert Pandraud (2). Tous deux attribuent aux FARL et aux frères de M. Abdallah la responsabilité de ces actions terroristes. Or, comme Pandraud et Pasqua l’admettront quelques années plus tard, ils jettent en pâture à la presse le nom « Abdallah » afin de dissimuler qu’ils ne savent pas sur le moment qui sont les poseurs de bombe : « Nous avions lancé la piste des FARL sur la base des premiers témoignages, même si nous savions que pour des Français, qui pensaient avoir reconnu les frères Abdallah sur les lieux des attentats, tous les barbus proche-orientaux se ressemblent, reconnaît Pandraud. Je me suis dit que mettre en avant la piste Abdallah ne ferait pas de mal, même si ça ne faisait pas de bien. En réalité, nous n’avions alors aucune piste (3). »

Des journalistes influents (Edwy Plenel et Georges Marion, alors enquêteurs au Monde, Charles Villeneuve, de TF1, Hervé Brusini, d’Antenne 2, etc.) accréditent la « piste Abdallah ». Ils prétendent que les frères de M. Abdallah auraient voulu faire pression sur le gouvernement français afin d’obtenir sa libération en faisant exploser ces bombes. Mais, en réalité, les attentats terroristes de 1986 ont été commis par des membres du Hezbollah libanais instrumentalisés par Téhéran. À l’époque, l’Iran en veut à la France d’appuyer militairement l’Irak de Saddam Hussein dans sa longue guerre contre la République islamique (1980-1988), qui a provoqué un million de morts.

Les FARL, elles, ne pratiquaient pas d’actes terroristes contre les civils, mais des assassinats ciblant des militaires. Toutefois, influencée par les fausses informations délivrées par les médias, la justice française n’a pas douté du caractère « terroriste » des actes reprochés à M. Abdallah et aux FARL. Depuis, impossible de décoller cette étiquette.

Le 25 février dernier, à Beyrouth, M. Bruno Foucher, ambassadeur de France au Liban, reçoit une dizaine de journalistes à déjeuner. Entre le dessert et le café, il est interpellé par un correspondant français sur le cas de M. Abdallah.

Le diplomate peut difficilement feindre d’ignorer ce dossier. Tous les 14 Juillet, à Beyrouth, des centaines de manifestants se postent devant son ambassade pour réclamer la libération de leur compatriote. Depuis 2004, date du rejet en appel de la première demande de libération conditionnelle, le militant libanais s’est vu refuser sa libération à neuf reprises. Comme on pouvait s’y attendre, M. Foucher répond que l’affaire relève de la justice et non de la diplomatie ou du pouvoir politique. Pourtant, on va le voir, sous la présidence de M. François Hollande, M. Manuel Valls, ministre de l’intérieur, est intervenu directement pour bloquer la libération de M. Abdallah.

Le secrétaire national du Parti communiste français (PCF), M. Fabien Roussel, a adressé le 14 avril 2020 un courrier à la garde des sceaux, Mme Belloubet. Il y réclame la libération de M. Abdallah, estimant que « personne ne peut aujourd’hui affirmer qu’il représenterait un quelconque danger pour notre pays ». M. Roussel devance ainsi les assertions du gouvernement américain pour qui « l’emprisonnement à vie [est] approprié aux graves crimes perpétrés par M. Abdallah, et il est légitime de s’inquiéter du danger qu’il représenterait pour la communauté internationale s’il était libéré (4) ». Député du Nord, le dirigeant du PCF sait que, dans les fiefs communistes de l’ancien bassin minier, M. Abdallah est parfois présenté comme un « Nelson Mandela du Proche-Orient ». Les communes de Grenay et de Calonne-Ricouart (Pas-de-Calais) en ont fait un citoyen d’honneur.

Mme Belloubet a répondu à M. Roussel le 6 mai dernier : « Il n’appartient pas au ministre de la justice de donner quelque instruction que ce soit aux procureurs dans le cadre de dossiers individuels, ni d’interférer dans les procédures judiciaires. (…) L’octroi d’un aménagement de peine relève de la seule compétence des juridictions de l’application des peines qui apprécient souverainement et en toute indépendance l’opportunité d’accorder une telle mesure. » Mais, six semaines plus tôt, le gouvernement français relâchait M. Jalal Rohollahnejad, un ingénieur iranien arrêté à l’aéroport de Nice sur demande américaine. La justice avait donné un avis favorable à son extradition vers les États-Unis ; l’homme était sur le point d’être remis aux autorités américaines. Mais l’Iran a alors proposé à la France de l’échanger contre la libération du chercheur français Roland Marchal. Et, le 20 mars 2020, M. Rohollahnejad embarqua dans un avion vers Téhéran pendant que Roland Marchal prenait le chemin inverse. Lorsqu’il s’agit de M. Abdallah, en revanche, le pouvoir politique français le maintient en détention pour complaire à Washington.

L’ingérence américaine n’a jamais cessé dans cette affaire. Le 21 novembre 2012, alors que le tribunal de l’application des peines (TAP) se prononçait en faveur de la libération de M. Abdallah, l’ambassadeur des États-Unis en France, M. Charles Rivkin, faisait savoir dans un communiqué qu’il « déplorait la décision du TAP d’accorder la liberté conditionnelle au terroriste reconnu coupable Georges Ibrahim Abdallah ». Il ajoutait : « J’espère que les autorités françaises feront appel de la décision prise aujourd’hui et qu’elle sera annulée. » Le parquet fit appel de la décision. Et cette fois, le 10 janvier 2013, la cour d’appel confirma que M. Abdallah devait être libéré. N’ayant pas la nationalité française, ni titre de séjour, il ne lui restait plus qu’à quitter le territoire français. Son avocat Jacques Vergès exultait déjà : « J’accueille avec satisfaction cette décision, car j’avais demandé à la justice française de ne plus se comporter comme une putain face au maquereau américain. » La libération de son client n’attendait plus que la signature d’un arrêté d’expulsion — une formalité.

Mais, le lendemain de la décision de la cour d’appel, la porte-parole du département d’État américain, Mme Victoria Nuland, lâche : « Nous sommes déçus par la décision de la cour [d’appel] française (…). Nous ne pensons pas qu’il doive être libéré et nous poursuivons nos consultations avec le gouvernement français à ce sujet (5). » Alors secrétaire d’État du président Barack Obama, Mme Hillary Clinton escompte en effet que certains membres du gouvernement français, dont le ministre des affaires étrangères Laurent Fabius, se montreront réceptifs aux demandes de l’administration américaine. Après la décision de la cour d’appel, alors qu’elle s’apprête à quitter le département d’État, elle lui fait passer le message suivant : « Bien que le gouvernement français ne soit pas légalement autorisé à annuler la décision de la cour d’appel du 10 janvier, nous espérons que les autorités françaises pourraient trouver une autre base pour contester la légalité de la décision (6). » Mais répondre positivement à cette demande imposait le concours de la ministre de la justice française Christiane Taubira. Laquelle avait, quelques mois plus tôt, pris une circulaire lui interdisant, ainsi qu’à tout autre membre de l’exécutif, d’adresser des instructions aux magistrats du parquet.

Emmanuel Macron interpellé à Tunis
Sur qui pouvaient donc compter les États-Unis et M. Fabius pour faire capoter, malgré cela, la libération de M. Abdallah ? La réponse est venue trois jours plus tard. Le 14 janvier 2013, le ministre de l’intérieur Manuel Valls refuse de signer l’arrêté d’expulsion de M. Abdallah. Surprise par cette intervention d’un membre de l’exécutif dans une affaire judiciaire — ce qui contredisait sa circulaire de septembre 2012 , la ministre de la justice, Mme Taubira, réclame l’arbitrage du président de la République. M. Hollande n’intervient pas. Il laisse agir son ministre de l’intérieur, alors beaucoup plus populaire que lui. Et le militant communiste libanais reste en prison. Au Liban, sa famille avait déjà pris le chemin de l’aéroport de Beyrouth pour l’accueillir.

M. Emmanuel Macron a été interpellé sur le cas Abdallah lors de sa pre- mière visite officielle en Tunisie, le 1er février 2018. Alors qu’il déambule dans la médina de la capitale, des militants tunisiens se mettent à scander « Libérez Abdallah ! ». Sur les images des téléphones portables ayant immortalisé la scène, on voit que le président de la République se retourne interloqué vers ses conseillers. Il semble ne pas comprendre ce qui se passe, jusqu’à ce qu’un officiel tunisien accompagnant la délégation lui explique qui est cet Abdallah.

Après le dernier avis négatif rendu par la Cour de cassation, le 7 septembre 2016, écœuré par la partialité de l’exécutif français et par le traitement d’exception qu’il subit, M. Abdallah a demandé à son avocat de cesser d’effectuer des démarches pour obtenir sa libération. Toutefois, une grâce présidentielle relève du seul président de la République.

Pierre Carles

Réalisateur de Who Wants Georges Ibrahim Abdallah in Jail ? (C-P Productions, film en cours de réalisation).

(Commentaires désactivés)