La fabrique de l’abrutissement : quand les moutons se prennent pour des loups

Dans une époque où les médias et le capitalisme transforment l’engagement en spectacle et l’illusion de liberté en machine d’abrutissement, cette tribune démontre comment les vrais acteurs de changement se voient marginalisés, tandis que les imposteurs occupent la scène. Entre élections manipulées et grandes causes historiques étouffées, la réflexion critique devient un acte révolutionnaire.

On nous dit que la démocratie vit de ses élections. On nous répète que la liberté se mesure au nombre de candidats sur un bulletin. Mais qu’est-ce qu’une élection quand le choix se réduit à trancher entre deux clones ? Qu’est-ce qu’un scrutin quand l’alternance n’est qu’un décor changeant d’une même pièce jouée par les mêmes acteurs ? On applaudit, on se dispute, on commente... et au matin, le système reste intact, l’ordre demeure. Le troupeau bêle, persuadé d’avoir parlé.

On nous dit aussi que les grandes causes appartiennent à l’Histoire. Mais l’Histoire, qui l’écrit ? Colonisation, guerres, massacres : tout cela se maquille en récits propres, en mythes glorieux, en pédagogie nationale. Les colonisés, humiliés et broyés, sont sommés de remercier leurs bourreaux pour la « civilisation ». Les résistants, traités d’anarchistes, sont effacés des manuels. Le mensonge se fabrique comme une usine à écraser, et les consciences, elles, sortent laminées.

Car l’enjeu n’est pas seulement politique. Il est pécuniaire. Le système ne se contente plus de « laisser faire, laisser passer » comme au temps béni du libéralisme classique. Non, il a trouvé mieux : faire croire que toute critique du troupeau est une menace de loup. Celui qui se lève, celui qui doute, celui qui refuse la marche forcée est désigné comme danger, subversif, marginal. Le troupeau, dressé à craindre la liberté, bêle contre ses propres défenseurs. Et l’ordre rit : il n’a même plus besoin de police, ce sont les moutons eux-mêmes qui surveillent la clôture.

Alors oui, vue ainsi, la révolution devient légitime. Non pas une folie, mais une respiration. Non pas un chaos, mais une vérité. Les révolutionnaires, depuis toujours, ont été traités d’anarchistes, de démons, de fous. Mais peut-être vaut-il mieux être fou que d’accepter la camisole du troupeau. Peut-être vaut-il mieux être anarchiste que de marcher à pas feutrés vers l’abattoir.

Car si ceux qui gouvernent se prennent pour des dieux, ou pour des maîtres, il est vraiment temps de les affronter. Le choix est simple : se taire et mourir docile, ou hurler et reprendre ce qui nous appartient

COMMENTAIRES  

30/08/2025 18:02 par Patrice

La paix, la vraie paix, la paix sans armes, dépend d’une défiance générale, en tous pays, des citoyens à l’égard de leurs chefs. (site consulté ce 30/08/2025)
Et puis, il y a plus d’un siècle, déjà, ce texte fameux, si simple (tous les textes d’Alain ne le sont pas !)...

Le mouton est mal placé pour juger ; aussi voit-on que le berger de moutons marche devant, et que les moutons se pressent derrière lui ; et l’on voit bien qu’ils croiraient tout perdu s’ils n’entendaient plus le berger, qui est comme leur dieu. Et j’ai entendu conter que les moutons que l’on mène à la capitale pour y être égorgés meurent de chagrin dans le voyage, s’ils ne sont pas accompagnés par leur berger ordinaire. Les choses sont ainsi par la nature ; car il est vrai que le berger pense beaucoup aux moutons et au bien des moutons ; les choses ne se gâtent qu’à l’égorgement ; mais c’est chose prompte, séparée, et qui ne change point les sentiments.

Les mères brebis expliquent cela aux agneaux, enseignant la discipline moutonnière, et les effrayant du loup. Et encore plus les effrayant du mouton noir, s’il s’en trouve, qui voudrait expliquer que le plus grand ennemi du mouton, c’est justement le berger. « Qui donc a soin de vous ? Qui vous abrite du soleil et de la pluie ? Qui règle son pas sur le vôtre afin que vous puissiez brouter à votre gré ? Qui va chercher à grande fatigue la brebis perdue ? Qui la rapporte dans ses bras ? Pour un mouton mort de maladie, j’ai vu pleurer cet homme dur. Oui, je l’ai vu pleurer. Le jour où un agneau fut mangé par le loup, ce fut une belle colère ; et le maître des bergers, providence supérieure et invisible, lui-même s’en mêla. Il fit serment que l’agneau serait vengé ; il y eut une guerre contre les loups, et cinq têtes de loup clouées aux portes de l’étable, pour un seul agneau. Pourquoi chercher d’autres preuves ? Nous sommes ses membres et sa chair. Il est notre force et notre bien. Sa pensée est notre pensée ; sa volonté est notre volonté. C’est pourquoi, mon fils agneau, tu te dois à toi-même de surmonter la difficulté d’obéir, ainsi que l’a dit un savant mouton.

Réfléchis donc, et juge-toi. Par quelles belles raisons voudrais-tu désobéir ? Une touffe fleurie ? Ou bien le plaisir d’une gambade ? Autant dire que tu te laisserais gouverner par ta langue ou par tes jambes indociles. Mais non. Tu comprends bien que, dans un agneau bien gouverné, et qui a ambition d’être un vrai mouton, les jambes ne font rien contre le corps tout entier. Suis donc cette idée ; parmi les idées moutonnières, il n’y en a peut-être pas une qui marque mieux le génie propre au vrai mouton. Sois donc au troupeau comme ta jambe est à toi. »

L’agneau suivait donc ces idées sublimes, afin de se raffermir sur ses pattes ; car il était environné d’une odeur de sang, et il ne pouvait faire autrement qu’entendre des gémissements bientôt interrompus ; et il pressentait quelque chose d’horrible. Mais que craindre sous un bon maître, et quand on n’a rien fait que par ses ordres ? Que craindre lorsqu’on voit le berger avec son visage ordinaire et tranquille ainsi qu’au pâturage ? À quoi se fier, si l’on ne se fie à cette longue suite actions qui sont toutes des bienfaits ? Quand le bienfaiteur, quand le défenseur reste en paix, que pourrait-on craindre ? Et même si l’agneau se trouve couché sur une table sanglante, il cherche encore des yeux le bienfaiteur, et le voyant tout près de lui, attentif à lui, il trouve dans son cœur d’agneau tout le courage possible. Alors passe le couteau ; alors est effacée la solution, et en même temps le problème.

Émile Chartier (dit Alain),
Propos sur les pouvoirs, 13 avril 1923

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