Le 27 août 2012 Judith Butler réagissait à un article infamant de Benjamin Weinthal paru la veille, dimanche 26 août dans le "Jérusalem Post’ (2).
Cette philosophe américaine, membre du comité consultatif de "Voix Juive pour la Paix’, soutien du théâtre de Jénine en Palestine, enseignante de littérature comparée à Berkeley (Californie), venait d’être désignée bénéficiaire du « Prix Adorno » délivré à Francfort (Allemagne) tous les trois ans pour récompenser un "travail de théorie critique au sens large’.
Nous présentons ici d’abord l’infamie répandue sur elle ; puis quelques réactions "en soutien’ et enfin la très belle réponse de Judith Butler (3).
En effet elle ne s’est pas contentée de déplorer cette agression personnelle mais elle a élevé le débat. Elle le replace dans le cadre de sa judéité revendiquée mais bafouée par d’autres ; elle "déconstruit’ le discours de ses inquisiteurs pour ramener leurs mensonges et leurs manipulations au seul niveau où il puisse être placé, celui de la calomnie au service d’une idéologie. Elle met en évidence le fond politique d’une affaire qui nous concerne tous, tant cette polémique est révélatrice de la face la plus sombre du sionisme, celle d’une haine sans limites pour ceux qui démasquent ou combattent ses projets et ses pratiques.
Dans une deuxième partie nous situerons plus largement l’action de Judith Butler qui ne se limite pas , loin s’en faut, à ce combat qu’elle nomme elle-même "guerre entre juifs’.
- La condamnation de cette "distinction’ attribuée à Judith Butler est venue en premier du secrétaire général du Conseil central juif d’Allemagne : « Attribuer à une personne qui déteste Israël un prix, baptisé du nom d’un philosophe qui a du en tant que demi-juif quitter l’Allemagne chassé par les nazis, ne peut simplement pas être considéré comme une faute ». Ce propos de Stephan J Kramer (Berlin) était confirmé par le Conseil central, qui parle aussi de « dépravation morale » pour cette militante spécialiste de la question du "genre’ mondialement connue.
- Mais cette calomnie a été reprise comme une vague envahissant l’ensemble des sites d’information de la communauté juive. Ainsi le 28 8 sur "Guysen Israël news’ se rajoute un commentaire « Hitler n’avait pas d’alliés ou auxiliaires parmi les Juifs. Il n’en va pas de même de ceux qui, à Téhéran, a Gaza ou ailleurs ont pris le relais. Il existe aujourd’hui des "alter juifs’ … (qui sont conduits) à déployer d’immenses réserves de haine à l’égard d’Israël… (Sont cités) Noam Chomsky, ami de Nasrallah et défenseur de Robert Faurisson ; Richard Falk ; Mme Olivia Zemmor et aussi Judith Butler… » ( !). Le site "Terre Promise’ le 28 8 reprend l’accusation de « dépravation morale » et le même jour fustige une exposition photographique en France à Angoulême : « En France c’est toujours gloire au Hamas !... (exposition) concoctée par un photographe qui… aime surtout traîner chez les arabes… ». Le 29 8 c’est le site "Alyaexpress news’ qui rajoute « Judith Butler soutient des groupes terroristes arabes… ».
- Philip Weiss, fondateur du site et coéditeur de "Mondoweiss’, commente le 2 septembre une réponse au propos de Judith Butler : Se revendiquer des "humanitarian values’ du sionisme serait selon un intervenant du site, Gordi, équivalent à préparer un nouvel holocauste ! (4)
- Ce n’est que le 7 9 2012 que l’autre grand quotidien israélien, "Haaretz’ plus à gauche que le Jérusalem Post évoque l’évènement et la controverse, sans prendre le parti de soutenir Judith Butler. (5)
- Celle d’Etienne Balibar, qui enseigne la philosophie politique à Paris - Nanterre : « je veux rejoindre les voix (en plus grand nombre, je l’espère) qui expriment l’opinion que le professeur Butler a bien mérité l’honneur qu’elle reçoit aujourd’hui, et qu’il serait impensable - voire honteux - que cette campagne politique, sous un déguisement moral pousse la ville de Francfort et son comité d’attribution composé d’éminentes personnalités à retirer le prix qu’ils lui ont conféré…Mais le prix Adorno n’est pas destiné à exprimer une simple reconnaissance…, il est destiné à reconnaître le fait qu’un artiste ou un philosophe ait entrepris la tâche risquée de penser et de s’engager sur des sujets, des enjeux contemporains qui torturent l’esprit, en l’élevant à un niveau de création intellectuelle, de responsabilité éthique et de conscience politique qui oblige toute personne à repenser (son ou ses) positions. Peu de philosophes contemporains correspondent à cette définition : Butler en fait partie sans équivoque… Je suis parfaitement conscient que mon appui à la candidature du professeur Butler peut être perçu comme faisant partie d’une initiative de contre-lobbying. C’est le cercle vicieux des conflits idéologiques. Je n’appartiens à aucune organisation ou réseau. J’ai mes propres (nombreux) accords et des (rares, mais non négligeable) désaccords avec les analyses et les choix du professeur Butler, comme aussi, la plupart des intellectuels qui tentent de mener une théorie critique aujourd’hui (en cela, bien sûr, toujours en train de vérifier la pertinence continue de la kritische Theorie originale inaugurée par Adorno et Horkheimer)… ».
- Celle de Lynne Segal, professeur de psychologie au Berkeley Collège de l’Université de Londres : « Tous les collègues avec qui je travaille et moi-même à l’Université de Londres, pensent que personne ne mérite plus le prix qu’elle…. Personne ne sait mieux que le professeur Butler que la lutte contre l’antisémitisme continue à être l’une des luttes les plus importantes de notre temps et qu’elle doit se situer dans le cadre d’une vaste lutte contre le racisme et toute autre forme de non-respect systématique pour tout groupe de personnes ».
- Celle de Anat Matar, du département de philosophie de Tel Aviv : « La pétition comporte de nombreuses fausses accusations, par ex : l’allégation selon laquelle Butler soutient l’anéantissement d’Israël. Le fait d’ignorer les voix proéminentes en Afrique du Sud qui pointent la réalité d’un apartheid en Israël-Palestine, et le fait d’ignorer la réalité politique complexe dans la région en général, les pétitionnaires dessinent une image déformée d’Israël comme étant « la seule démocratie au Moyen-Orient Orient "(comme si Israël n’était pas une puissance occupante depuis 45 ans, comme si les Palestiniens occupés avaient des droits des citoyens, comme si l’Egypte n’avait pas évolué vers une démocratie ...). Ils accusent continuellement Butler d’avoir des positions antisémites, ils prétendent à tort qu’elle a appelé au boycott des universitaires juifs, et - comme le font souvent les sionistes - ils abusent de la mémoire de la Shoah et l’utilisant les survivants de la Shoah pour couvrir tous leurs mensonges. Je n’ai aucune idée de qui sont ces pétitionnaires. En fait, il semblerai qu’il n’y en ait que 26 mais ils ne sont certainement pas des « Intellectuels/chercheurs pour la paix au Moyen-Orient ».
- Le 29 8 c’est Bracha Ettinger , artiste et psychanalyste, active en Suisse, à Paris et à Tel Aviv, qui adresse un courrier au Jérusalem Post, lui aussi non publié (8). Elle y salue la grande valeur de l’humanisme se revendiquant du judaïsme de Judith Butler et dénonce le caractère honteux et faux des accusations portées contre elle. Elle insiste sur l’authenticité de l’engagement antiraciste de Judith Butler, se heurtant précisément aux pratiques de la violence d’état et de racisme israélien. La malhonnêteté intellectuelle des détracteurs est dénoncée.
- Un autre soutien est venu le 31 8 de l’université de New York par la voix de Darnell L. Moore (9)
3 - Mais c’est bien la lettre de Judith Butler elle-même (3) qui dès le 27 août révélait la dignité et la profondeur de son positionnement : « Judith Butler responds to attack : "I affirm a Judaism that is not associated with state violence’ ».
Elle explicite de quel judaïsme elle se revendique et ne se laisse pas intimider par les inquisiteurs de Berlin de tel Aviv ou d’ailleurs. Elle répond avec précision et détermination à ceux qui servent en Allemagne ou ailleurs un sionisme qui se voudrait au dessus de toute critique possible.
- Il est évident que la campagne engagée contre elle ne porte pas sur le "travail’ récompensé par le Prix Adorno, qui n’est même pas évoqué, mais sur la personnalité de l’auteur et en raison des opinions qui lui sont faussement attribuées ou d’engagements qu’elle revendique mais qui contrarient les intérêts sionistes. C’est bien par le mensonge et l’intimidation que ceux-ci tentent de déconsidérer tout propos critique envers la politique coloniale, le racisme, la violence d’état exercés depuis Tel Aviv dans les territoires occupés ou annexés et au-delà sur les juifs de la diaspora ou les non juifs qui se mobilisent pour la cause de l’injustice faite aux palestiniens et de l’oppression subie.
- Judith Butler n’est pas la seule personnalité, juive ou non juive, ainsi stigmatisée pour "antisémitisme’ ou "haine d’Israël’ ou "aide au terrorisme’. La liste est longue des victimes de cette même inquisition usant des mêmes méthodes, y compris sur le territoire Français (10, 11, 12, 13, 14). Même le très respecté Stéphane Hessel (15) s’est vu récemment poursuivi et diffamé par l’avocat le plus arrogant de cette cause, croisé impitoyable de la chasse au "rouge brun’ dans un combat qui trouve hélas d’autres alliés dans la mouvance qui se croit antifasciste mais se laisse largement instrumentaliser par les acteurs d’une "police de la pensée’ bien mieux organisés et armés idéologiquement qu’ils le sont eux-mêmes. (16, 17, 18).
- Mais revenons aux propos de Judith Butler dont le texte intégral (3) est ci-dessous traduit par Elisa Trocme, que je remercie chaleureusement pour la mise à disposition de ce document de première importance. Nous y découvrons le décryptage rigoureux de la méthode, des vraies raisons et enfin des origines non avouées de cette attaque dont elle est victime mais qui concerne tous les défenseurs de la liberté d’expression et tous les hommes et les femmes engagés contre l’injustice dans ce monde, dont Judith Butler fait éminemment partie :
+ Elle décrypte les « accusations aussi calomnieuses, sans fondements, sans preuves ». Elle le fait après avoir rappelé son introduction personnelle à la "pensée juive’ et revendique de s’inscrire dans « la continuité d’une tradition éthique juive comme le furent des personnalités tel que Martin Buber et Hannah Arendt ». Dans cette tradition elle pose « Qu’il n’est pas acceptable de rester silencieux face à l’injustice ». Au sujet des accusations lancées « Je soutiens le Hamas et le Hezbollah (ce qui n’est pas vrai)…Je soutiens BDS (partiellement vrai)… et je suis antisémite (manifestement faux) » Elle constate « Ma position actuelle n’est pas entendue par ces détracteurs, et peut être cela ne devrait il pas me surprendre, car leur tactique consiste à détruire les conditions d’audibilité ». Ici est posée la méthode , le mensonge , la mauvaise foi, le cynisme sans limite qui vise à anéantir l’interlocuteur pour faire l’économie de la présentation de ses arguments véritables et d’un débat qui est a priori non souhaité. Judith explique les conséquences de cette méthode qu’elle ne désigne pas totalitaire mais résume ainsi : « Il est faux, absurde et pénible que quiconque puisse prétendre que ceux qui formulent des critiques envers l’Etat d’Israël sont antisémites ou, si juifs, victimes de la haine de soi ». Elle définit ainsi la méthode : « C’est une tactique pour faire taire : cette personne est inqualifiable, innommable, et tout ce qu’elle dira doit être rejeté à l’avance ou perverti de telle façon que la validité de sa parole soit niée ».
– D’un point de vue philosophique Judith Butler nous fait mesurer dans quelle régression intellectuelle et révélant quel obscurantisme s’inscrit cette méthode : « Pas seulement une attaque contre les personnes qui ont des opinions inacceptables aux yeux de certains, mais c’est une attaque contre l’échange raisonnable, sur la possibilité même d’écouter et de parler… »
- Judith Butler ne se contente pas de se "défendre’, elle précise dans quelle situation et enjeu politique s’inscrivent ces pratiques : « Quand un groupe des juifs qualifie un autre groupe de Juifs d’antisémites’, il tente de monopoliser le droit de parler au nom des juifs. Ainsi l’allégation d’antisémitisme recouvre en fait une querelle intra juive ». On ne saurait être plus clair pour dénoncer la tactique employée pour tenter neutraliser aussi des non juifs qui s’inscrivent dans les mêmes débats, tous "antisémites’ nécessairement, "rouge bruns’ dit on ici souvent, "Eichmann de papier’ aime à dire certaine qui manipule les mêmes amalgames, "complices des terroristes’ dés lors que l’on refuse à ceux là le statut d’inhumanité dont certains voudraient qualifier ceux qu’ils n’ont d’autre projet que de les exterminer. C’est bien « L’échange raisonnable » qui est interdit par les croisés du choc des civilisations, pas seulement dans sa déclinaison moyen orientale, mais aussi dans notre crise identitaire occidentale et européenne. (19, 20, 21).
- Judith Butler observe aux EU à quel point l’intimidation exercée étouffe la pensée de certains juifs ou crée un désarroi allant jusqu’à une incitation à « désavouer leur judéité » car « Ils font l’erreur de croire que l’Etat juif d’Israël représente la judéité de notre époque, et que s’identifier comme juif signifie un soutien inconditionnel à Israël ». Ce qui est démontré ici c’est l’effet oppressif d’une idéologie qui vise par la peur et l’intimidation à induire une culpabilité ou une grande confusion mentale chez ceux qui tentent garder leur liberté de jugement sur les actions d’un état lointain qui est prêt même a les rendre complices de ses actes en leur donnant sans condition la nationalité israélienne qui leur permettrait de contribuer à l’occupation et l’expansion du territoire ; on comprend le malaise de ceux qui décèlent la vraie nature de l’entreprise coloniale et des discriminations et crimes qui l’accompagnent. C’est le grand mérite de Judith Butler de relever ce défi et de "dire’ en "déconstruisant’ l’inquisition sioniste dans la perversité même de sa méthode qui affecte même ceux qui dans la diaspora n’ont que le choix entre se taire ou être stigmatisés à leur tour.
- Judith Butler trouve la force du refus de se taire dans son attachement à une part, occultée par le sionisme contemporain, de la tradition juive qui ne fut pas loin s’en faut toujours agressive. C’est un véritable "révisionnisme sioniste’ qui vise à empêcher de s’exprimer « Des traditions juives qui s’opposent aux violences des Etats, qui prônent une cohabitation multiculturelle et défendent les principes d’égalité ». Cette « Tradition Ethique vitale est oubliée ou écartée ». Elle est évidemment totalement incompatible avec l’apartheid, la colonisation, la violence quotidienne, les assassinats ciblés et le projet d’un "grand Israël’ refoulant ses limites sur le Jourdain, en négation de l’existence même du peuple palestinien. Il est négationniste également de vouloir ignorer que cette cohabitation était un fait établi avant 1948. Sans cette ressource "éthique’ que rappelle Judith Butler « Les juifs qui critiquent Israël » sont acculés à un statut absurde d’« antisémite » ou de malades victimes de « La haine de soi ». En fait d’antisémitisme , le sionisme en porte haut le pavillon qui associe la haine des peuples sémites arabes et la haine d’une partie de la communauté juive qui ne partage pas son dessein politique d’expansion et d’état "juif , réservé aux juifs’ ! Judith Butler n’ignore pas que le « Refus de la violence d’Etat » était porté, avec une « grande importance à la cohabitation » par une fraction, rapidement politiquement et physiquement éliminée par les ultranationalistes et une partie des ultra religieux, des « traditions sionistes initiaux » ; sur l’état créé après le partage de la Palestine, l’extrême droite n’a cessé d’accentuer son hégémonie. Elle est même parvenue à se faire reconnaître comme un partenaire respectable, voire un modèle jalousé, par toutes les extrêmes droites en particulier européennes, animées par des courants de plus en plus "identitaires’ et dont l’islamo phobie représente l’argument de ralliement principal. La "préférence nationale’, chez nous jadis emblématique d’une idéologie honnie est devenue très banalement la base idéologique de la recomposition des droites et déteint dangereusement sur une partie des anciennes gauches européennes qui se refusent aussi à analyser et dénoncer la vraie nature du sionisme contemporain et de la colonisation. Il est devenu impensable, sauf pour quelques esprits libres comme Judith Butler, et d’autres stigmatisés comme elle, de concevoir que le sionisme perpétué tel qu’il est sera le plus grand obstacle à l’égalité la paix et la justice.
- Judith Butler est consciente de cette "guerre’ engagée. Et déjà : « Les passions soulevées par ces questions rendent la parole et l’écoute très difficile… » ; Parfois même une critique d’Israël débouche sur l’accusation de « Collaborateurs Nazis »… C’est absurde mais efficace. Les « mots sortis de leur contexte » ou au sens « déformés…inversant leurs significations…, sans égard pour la teneur de ses opinions, de sa pensée », contribuent à une souffrance que Judith Butler décrit ainsi : « C’est l’insulte la plus douloureuse et une véritable blessure que d’être désigné comme complice de la haine des juifs… ». Et en effet cette culpabilisation est au centre de la stratégie sioniste envers les juifs comme envers les non juifs. Chacun , révolté par la colonisation, indigné par le phosphore incandescent s’abattant sur Gaza et les trois cent enfants là bas assassinés en quelques jours, témoins d’une violence d’Etat et d’une arrogance internationale qui ne serait tolérée d’aucun autre état prétendument démocratique , chacun est bien évidemment "antisémite’…ou "Collaborateur Nazi’… Facile, affligeant ! Judith Butler reste malgré le pire en oeuvre dans une partie de "sa’ communauté dont elle ne s’exclue pas, porteuse de la conviction et de l’importance de ce qu’il y a de « plus précieux dans le judaïsme… (pour penser) l’éthique contemporaine, y compris la relation éthique à ceux qui sont dépossédés de leur terre et de leurs droits à l’autodétermination, à ceux qui cherchent à garder vivante la mémoire de leur oppression … ». Le premier terme sur le "droit’ ne saurait je crois faire que l’approche éthique se substitue à la simple justice nécessaire, par application de la juridiction internationale et le respect des résolutions onusiennes toutes bafouées par le régime de tel Aviv ; le deuxième terme sur "la mémoire’ est bien un débat éthique qui devrait faire qualifier pour ce qu’elle est, c’est-à -dire une démarche révisionniste et négationniste, la négation de la Nakba qui vise à "purifier’ l’esprit des israéliens eux-mêmes de tout motif de culpabilité pour les générations présentes et futures et à priver aussi de leur histoire le peuple Palestinien condamné à n’avoir jamais connu que le statut de reclus ou de réfugié ! Certains parlent non sans raison de "génocide culturel’ en marche, constitutif de la démarche et de la stratégie ici en oeuvre. Mais ces valeurs « éthiques », Judith Butler le précise, ce que ne font pas d’autres intellectuels juifs, ces valeurs sont présentes dans le judaïsme dont elle se revendique « …Ce qui ne veut pas dire que ces valeurs sont spécifiquement juives ». Et pour elle "son’ judaïsme s’identifie clairement « Avec une lutte élargie pour la justice sociale ».
- C’est dans un long développement, après ce propos général, que Judith Butler déconstruit point par point les accusations portées contre elles (texte ci-dessous).
- Elle explicite aussi « son positionnement en faveur de l’action politique non violente » qui a pu susciter quelques incompréhensions venues de ses proches. Pour elle « le BDS est le plus grand mouvement civique politique non violent visant à établir l’égalité et les droits à l’autodétermination pour les Palestiniens ».
- Mais avant de conclure son propos elle dénonce aussi l’origine, mal décrite par le "Jérusalem Post’ de l’appel qui la condamne. Elle précise que ces « Intellectuels pour la Paix au Moyen Orient » formulent un « abus de langage certain » car leur site énonce en base de réflexion que « L’Islam est intrinsèquement une religion antisémitique (sic) ». Elle localise derrière ce groupe de « savants juifs en Allemagne » une « organisation internationale » bien plus influente basée « En Australie et en Californie » qu’elle décrit clairement « Organisation d’extrême droite qui prend part ainsi à une guerre intra juive… » . Elle rappelle aussi le rôle de ce groupe pour dénoncer en Israël les actions « d’ Amnesty International et de Human Rights Watch » ! Elle précise aussi être engagée dans la défense de bien d’autres causes et en premier sur le territoire des Etats-Unis.
- Qui est Judith Butler ? Cela sera mieux évoqué dans une deuxième partie… Mais il sera intéressant d’observer le 11 septembre 2012 le déroulement de cette journée de remise du Prix Adorno à Judith Butler, et la manière dont nos medias relaieront les éléments de cette controverse et la tenue de la contre manifestation annoncée à Francfort.
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Ci-dessous le texte intégral de Judith Butler (Traduction Elisa Tocme)
Judith Butler répond à l’attaque : « Oui je revendique un judaïsme qui n’est pas associé à la violence de l’Etat ». 27 8 2012
« Hier, le Jérusalem Post a publié une attaque contre l’attribution d’un prix international majeur à Judith Butler, philosophe et professeur de littérature comparée à Berkeley, en raison du fait que Butler favoriserai le boycott d’Israël. Butler a écrit cette réponse et, sans illusion quand à sa publication par le Post elle nous l’a envoyé. - La Rédaction.
Le Jérusalem Post a récemment publié un article, rapportant que certaines organisations s’opposent à ce que je reçoive le prix Adorno, un prix décerné tous les trois ans à quelqu’un qui travaille dans la tradition de la théorie critique au sens large. Les accusations portées contre moi disent : que je soutiens le Hamas et le Hezbollah (ce qui n’est pas vrai) Que je soutiens BDS (partiellement vrai), et que je suis antisémite (manifestement faux). Peut-être ne devrais-je pas être aussi surprise du fait que ceux qui s’opposent à ce que je reçoive le prix Adorno aient recours à des accusations aussi calomnieuses, sans fondements, sans preuves, pour faire valoir leur point de vue. Je suis une intellectuelle, une chercheuse, initiée à la philosophie à travers la pensée juive, et je me situe en tant que défenderesse et dans la perpétration, la continuité d’une tradition éthique juive comme le furent des personnalités tel que Martin Buber et Hannah Arendt. J’ai reçu une éducation juive au Temple à Cleveland, dans l’Ohio sous la tutelle du Rabbin Daniel Silver où j’ai développé de solides fondements éthiques sur la base de la pensée philosophique juive.
J’ai appris, et j’accepte, que nous sommes appelés par d’autres et par nous-mêmes, à répondre à la souffrance et à réclamer, à oeuvrer afin qu’elle soit soulagée. Mais pour ce faire, nous devons entendre l’appel, trouver les ressources permettant d’y répondre, et parfois subir les conséquences d’avoir parlé comme nous le faisons. On m’a enseigné à chaque étape de mon éducation juive qu’il n’est pas acceptable de rester silencieux face à l’injustice. Une telle injonction est difficile à mettre en oeuvre, car elle n’indique pas exactement quand, ni comment parler, ni comment parler de manière à ne pas produire une nouvelle injustice, ou encore comment parler de façon à être entendue et compris clairement et justement. Ma position actuelle n’est pas entendue par ces détracteurs, et peut-être cela ne devrait-il pas me surprendre, car leur tactique consiste à détruire les conditions d’audibilité.
J’ai étudié la philosophie à l’Université de Yale en continuant à examiner et à approfondir les questions de l’éthique juive tout au long de mes études. Je suis reconnaissante d’avoir accédé à ces ressources d’éthiques, à la formation que j’ai reçu, et qui m’anime encore. Il est faux, absurde et pénible que quiconque puisse prétendre que ceux qui formulent une critique envers l’Etat d’Israël sont antisémites ou, si juifs, victimes de la haine de soi. De telles accusations cherchent à diaboliser la personne qui articule un point de vue critique et à disqualifier ainsi, à l’avance son point de vue. C’est une tactique pour faire taire : cette personne est inqualifiable, innommable, et tout ce qu’elle dira doit être rejeté à l’avance ou perverti de telle façon que la validité de sa parole soit nié. Une telle attitude se refuse à considérer, à examiner le point de vue exposé, se refuse à débattre de sa validité, à tenir compte des preuves apportés, et à en tirer une conclusion solide sur les bases de l’écoute et du raisonnement. De telles accusations ne sont pas seulement une attaque contre les personnes qui ont des opinions inacceptables aux yeux de certains, mais c’est une attaque contre l’échange raisonnable, sur la possibilité même d’écouter et de parler dans un contexte où l’on pourrait effectivement envisager ce que l’autre a à dire. Quand un groupe des Juifs qualifie un autre groupe de Juifs d"antisémite", il tente de monopoliser le droit de parler au nom des Juifs.
Ainsi, l’allégation d’antisémitisme recouvre en fait (est en fait une couverture pour) une querelle intra juive.
Aux États-Unis, j’ai été alarmée par le nombre de Juifs qui, consternés par la politique israélienne, y compris l’occupation, les pratiques de détention à durée indéterminée, le bombardement des populations civiles dans la bande de Gaza, cherchent à désavouer leur judéité. Ils font l’erreur de croire que l’Etat juif d’Israël représente la judéité de notre époque, et que s’identifier comme juif signifie un soutien inconditionnel à Israël. Et pourtant, il y a toujours eu des traditions juives qui s’opposent aux violence des Etats, qui prônent une cohabitation multiculturelle et défendent les principes d’égalité ; et cette tradition éthique vitale est oubliée ou écartée lorsque l’un d’entre nous accepte (qu’Israël soit représentatif des fondements de l’identité et des valeurs juives) Israël comme étant la base de l’identité et ou des valeurs juives. Nous avons donc d’une part, les juifs qui critiquent Israël et pensent qu’ils ne peuvent plus être juif puisqu’Israël représente la judéité, et d’autre part, ceux qui pour qui Israël représente le judaïsme et ses valeurs, cherchant à démolir quiconque critique Israël en concluant que toute critique est anti-sémite ou, si juive, issue de la haine de soi.
Je m’efforce tant dans la sphère intellectuelle que dans la sphère publique de sortir de cette impasse, de cet emprisonnement.
A mon avis, il y a de fortes traditions juives, et même des traditions sionistes initiales, qui attachent une grande importance à la cohabitation et offrent une panoplie de moyens pour s’opposer aux violences de toutes sortes, y compris la violence d’Etat. Il est très important en ce moment, pour notre époque que ces traditions soient soutenues, mise à l’honneur, vivifiées, inspirées - ils représentent des valeurs de la diaspora, les luttes pour la justice sociale, et la valeur juive extrêmement importante, celle de « réparer le monde » (Tikkun).
Il est clair pour moi que les passions soulevées par ces questions rendent la parole et l’écoute très difficiles. Quelques mots sont sortis de leur contexte, leurs sens déformés, et ils étiquettent, labellisent un individu. C’est ce qui arrive à beaucoup de gens qui émettent un point de vue critiquant Israël - ils sont stigmatisés comme antisémites ou même comme collaborateurs nazis ; ces formes d’accusation visent à établir les formes les plus durables et les plus toxiques de la stigmatisation et de diabolisation. La personne est ciblée, en sélectionnant des mots hors contexte, en inversant leurs significations et en les collant à la personne : annulant en effet les propos de cette personne, sans égard pour la teneur de ses opinions, de sa pensée.
Pour ceux d’entre nous, qui sommes des descendants de Juifs Européens, détruits, exterminés par le génocide nazi (la famille de ma grand-mère a été anéantie dans un petit village au sud de Budapest), c’est l’insulte la plus douloureuse et une véritable blessure que d’être désigné comme complice de la haine des Juifs ou d’être défini comme ayant la haine de soi. Et il est d’autant plus difficile d’endurer la douleur d’une telle allégation lorsqu’on cherche à promouvoir ce qu’il y a de plus précieux dans le judaïsme, cette réflexion sur l’éthique contemporaine, y compris la relation éthique à ceux qui sont dépossédés de leurs terres et de leurs droits à l’autodétermination, à ceux qui cherchent à garder vivante la mémoire de leur oppression, à ceux qui cherchent à vivre une vie qui sera, et doit être, digne de faire son deuil. Je soutiens le fait que ces valeurs sont issues d’importantes sources juives, ce qui ne veut pas dire que ces valeurs sont spécifiquement juives. Mais pour moi, étant donné l’histoire à laquelle je suis liée, il est très important en tant que Juive de m’élever contre l’injustice et de lutter contre toutes formes de racisme. Cela ne fait pas de moi une Juive qui a la haine de soi ; cela fait de moi une personne qui souhaite clamer un judaïsme qui ne s’identifie pas à la violence d’Etat mais qui s’identifie à une lutte élargie pour la justice sociale.
Mes propos sur le Hamas et le Hezbollah ont été sortis de leur contexte et gravement déformés, portant atteinte à l’intégrité de mon opinion ouvertement exprimée et toujours d’actualité.
J’ai toujours été en faveur de l’action politique non-violente, principe auquel je n’ai jamais dérogé. Il y a quelques années une personne dans un public universitaire m’a demandé si je pensais que le Hamas et le Hezbollah appartenait à « la gauche mondiale » et j’ai répondu sur deux points :
Mon premier point était purement descriptif : les organisations politiques se définissant comme anti-impérialiste et l’anti-impérialisme étant une des caractéristiques de la gauche mondiale, on peut alors sur cette base, les décrire comme faisant partie de la gauche mondiale.
Mon deuxième point était critique : comme avec n’importe quel groupe de gauche, il faut décider si l’on est pour ou contre ce groupe, et il faut alors évaluer de façon critique leurs positions.
Je n’accepte pas ou n’approuve pas tous les groupes de la gauche mondiale. Ces remarques ont été faites à la suite de la conférence que je donnais ce soir-là , qui soulignait l’importance de deuil public (collectif) et des pratiques politiques de la non-violence, principe que j’élabore et défend dans trois de mes livres récents : Vie précaire, Systèmes de Guerre, et Chemins Divergents.
J’ai été interviewé sur mes opinions non violentes par Guernica et d’autres journaux en ligne, ces entretiens sont faciles à trouver, si vous désirez avoir des précisions sur mes positions. En fait je suis parfois raillée par les membres de la gauche qui prônent les formes de résistance violente et qui pensent que je n’arrive pas à comprendre ces pratiques. C’est vrai : je ne cautionne pas les pratiques de résistance violente tout comme je ne cautionne pas la violence d’Etat, je ne peux pas, et ce à aucun moment. Ce point de vue me fait peut-être paraître plus naïve que dangereuse, mais c’est mon point de vue. Il m’a donc toujours semblé absurde que mes remarques concernant le Hamas et le Hezbollah aient été prises dans le sens ou je soutiendrai ou approuverai le Hamas et le Hezbollah ! Je n’ai jamais pris position pour aucune de ces organisations, tout comme je n’ai jamais soutenu dans leur ensemble, toutes les organisations qui font sans doute partie de la gauche mondiale - je n’apporte pas de soutien inconditionnel aux groupes qui constituent actuellement la gauche mondiale. Dire que ces organisations appartiennent à la gauche ne veut pas dire qu’ils devraient en faire partie, ni que je les cautionne ou ne les soutienne en aucune façon.
Deux points supplémentaires. Je soutiens d’une manière très spécifique les mouvements de boycott, de désinvestissement, de sanctions... J’en rejette certaines versions et en accepte d’autres.
Pour moi, soutenir le BDS veut dire que je m’oppose aux investissements dans des entreprises qui fabriquent des équipements militaires dans le seul but de démolir des maisons. Cela signifie aussi que je ne donne pas de conférences dans des institutions Israéliennes à moins qu’elles ne prennent une position ferme contre l’occupation. Je n’accepte aucune des factions ou versions du BDS qui discriminent les individus sur la base de leur citoyenneté nationale, et j’entretien de solides relations de collaboration avec de nombreux intellectuels Israéliens. L’une des raisons pour laquelle je soutiens le BDS et ne cautionne pas le Hamas et le Hezbollah, est que le BDS est le plus grand mouvement civique politique non-violent, visant à établir l’égalité et les droits à l’autodétermination pour les Palestiniens. A mon avis, les peuples de ces terres, juive et palestinienne, doivent trouver un moyen de vivre ensemble sur la base de l’égalité. Comme tant d’autres, j’aspire à un régime politique véritablement démocratique sur ces terres et je défends les principes de l’autodétermination et de la cohabitation des deux peuples, en fait, pour tous les peuples. Et mon souhait est, ce que souhaitent un nombre croissant de juifs et non juifs, celui que l’occupation prenne fin, que cesse la violence sous toutes ses formes, et que les droits politiques de chaque habitant soient assurée par une nouvelle structure politique.
Deux dernières notes : Le groupe qui parraine cet appel se nomme les « Intellectuels/Chercheurs pour la paix au Moyen-Orient », un abus de langage certain, au mieux, qui prétend sur son site Internet que « l’islam » est « intrinsèquement anti-sémitique (sic) la religion." et non pas, comme l’a rapporté le Jérusalem Post, un grand groupe de savants juifs en Allemagne, mais plutôt une organisation internationale avec une base en Australie et en Californie. C’est une organisation d’extrême droite qui prend part ainsi à une guerre intra juive.
L’ex membre du conseil Gerald Steinberg est connu pour avoir attaqué les organisations des droits humains en Israël, ainsi qu’Amnesty International et Human Rights Watch. Ils sont de fait « antisémite » à cause de leur volonté de dénoncer les infractions aux droits de l’homme commis en Israël.
Enfin, je ne suis aucunement l’instrument d’une « ONG » : Je suis membre du conseil consultatif du Jewish Voice for Peace (La voix Juive pour la Paix), membre de la Synagogue Kehillah à Oakland, en Californie, et membre exécutif de la Faculté pour la paix Israélo-palestinienne aux Etats-Unis et du théâtre de Jénine en Palestine. Mes opinions politiques couvrent un grand nombre de sujets, et ne sont pas limités au Moyen-Orient ou à l’État d’Israël. En effet, j’ai écrit à propos de la violence et de l’injustice dans d’autres parties du monde, en me concentrant principalement sur les guerres menées par les Etats-Unis. J’ai également écrit sur la violence à l’encontre des personnes trans-genres en Turquie, la violence psychiatrique, la torture à Guantanamo, et sur la violence policière contre des manifestants pacifiques aux États-Unis, pour n’en nommer que quelques-uns. J’ai également écrit contre l’antisémitisme en Allemagne et contre la discrimination raciale aux Etats-Unis. »
(Traduction Elisa Trocme).
Jacques Richaud. 8 septembre 2012