14 juillet 2001 : Il y a 35 ans, une dictature militaire s’est instaurée en Indonésie et un million de personnes étaient tuées pendant qu’on déroulait un tapis rouge au capitalisme occidental. Ce fut le début de la globalisation en Asie, un modèle du genre qui nous a légué sweatshops et corruption.
En survolant (la capitale) Jakarta, il n’est pas difficile d’imaginer pourquoi la ville cadre bien avec la description de l’Indonésie par la Banque Mondiale. Des nombreux lauriers attribués par la Banque Mondiale à l’Indonésie, le dernier en date était « élève modèle de la globalisation ». C’était il y a presque quatre ans, au cours de l’été 1997. En quelques semaines, le capital global avait fui le pays, la bourse et la monnaie nationale s’étaient effondrées, et le nombre de personnes vivant sous le seuil de pauvreté absolue a frôlé les 70 millions. L’année suivante, le Général Suharto a été obligé de démissionner après 30 ans de dictature, en emportant avec lui une indemnité de licenciement estimée à 15 milliards de dollars, soit l’équivalent de près de 13% de la dette totale du pays, dont une bonne partie due à la Banque Mondiale.
Vu du ciel, le plus frappant chez cet élève modèle est le modèle industriel qu’il propose. Jakarta est cernée par de vastes terrains appelés zones de traitement économique qui comprennent des centaines d’usines qui fabriquent des produits pour les compagnies étrangères : des vêtements que vous achetez dans votre rue marchande, des pantalons branchés de marque Gap jusqu’aux Nike et autres chaussures de sport Adidas ou Reebok qui se vendent plus de 100 euros la paire chez nous. Dans ces usines, des milliers de travailleurs, en majorité des jeunes femmes, travaillent pour moins d’un euro par jour. Au taux de change courant, il s’agit du salaire minimum en Indonésie qui, selon le gouvernement, correspond à la moitié d’un salaire de survie. Les travailleurs chez Nike ont 4% de remise sur les chaussures qu’ils fabriquent - même pas le prix des lacets. Mais ils peuvent s’estimer heureux : ils ont du travail, eux. Le « succès économique dynamique et en expansion » (autre étiquette accolée par la Banque Mondiale) a crée 36 millions de sans emploi. Dans une usine que j’ai visitée et qui fabriquait des articles pour ces marques célèbres, les jeunes femmes travaillent en batterie dans des températures qui peuvent atteindre 40 degrés. La plupart n’ont pas leur mot à dire quant aux horaires, y compris pour la fameuse « équipe prolongée » - 36 heures d’affilée sans rentrer chez soi.
Éparpillés autour de ces usines, tels des débris après la tempête, on trouve les camps de travail : des communautés hobbesiennes qui vivent dans de longs dortoirs faits de bric et de broc. Comme la majorité de l’humanité qui n’est pas concernée par les plaisirs de McDonalds ou de Starbucks, de l’Internet ou des téléphones portables et qui est sous-alimentée, ce sont les ignorés de la globalisation. Ils vivent au milieu d’égouts à ciel ouvert qui débordent et beaucoup dépensent jusqu’à la moitié de leur salaire pour avoir de l’eau potable. Leurs maisons sont traversées par des canaux puants creusés par les anciens maîtres coloniaux, les Hollandais, lors de la tentative habituelle et vaine de recréer l’Europe en Asie. Le résultat est un désastre urbain et environnemental où les moustiques pullulent en apportant leurs lots de maladies. Aujourd’hui, il s’agit d’une forme virulente de fièvre dengue. Après plusieurs visites, j’ai été piqué et il m’a fallu deux mois pour m’en remettre. Pour les enfants sous-alimentés des camps, la dengue est généralement synonyme de mort. C’est la maladie de la globalisation, que les moustiques ont colporté au fur et à mesure que les camps s’étendaient et que les ateliers émigraient des zones rurales ruinées principalement par la Banque Mondiale qui promouvait les cultures d’exportation au dépens d’une agriculture d’auto-subsistance.
J’arrivais tout juste à me faufiler dans un passage étroit. Il était rempli de vêtements accrochés et protégés par du plastique, comme dans le fond d’une boutique de nettoyage à sec. Le propreté et l’ordre qui règnent ici sont étonnants. Les gens vivent dans des pièces qui ressemblent à des cellules, généralement sans fenêtres ni ventilation, où repas et sommeils s’enchaînent au rythme des horaires de travail dans les usines. Pendant la mousson, les canaux débordent et provoquent des inondations, et du coup encore plus de plastique fait son apparition pour protéger les biens : un lecteur de bandes magnétiques, des affiches des Spice Girls et de Che Guevara. J’ai failli trébucher sur une poêle brulante. Il y a des feux de paraffine à ciel ouvert et les enfants jouent à proximité. J’ai observé une famille de cinq perchée sur un petit coin de verdure qui regardait le coucher du soleil à travers une brume de pollution jaunâtre tandis que de petits chauve-souris tournoyaient dans la distance où se dessinaient les silhouettes de gratte-ciels inachevés. Voilà un entraperçu apocalyptique du monde « globalisé » qui - d’après Blair et Bush - est irréversible.
Un "code de déontologie" publié par la société américaine Gap indique : « les dortoirs (doivent) respecter toutes les lois et réglementations relatives à la santé et à la sécurité, y compris de protection contre les risques d’incendies, les accidents et la conformité des installations électriques, mécaniques et des structures. » Mais parce que ces dortoirs sont situés à l’extérieur des usines, Gap et ses sous-traitants ne sont pas responsables. Les clients qui déambulent dans un des nombreux magasins Gap devraient réfléchir à cette non-responsabilité lorsqu’ils achètent une chemise fabriquée par des gens qui touchent un salaire qui ne leur permettrait même pas de s’offrir les boutons, encore moins un lieu de vie décent.
A quinze kilomètres des camps, au bord de la route à péage qui appartient à la fille de Suharto, se trouve le centre de Jakarta. Là se trouve la vitrine officielle et approuvée de « l’élève modèle » de la globalisation. Là on peut trouver McDonalds avec des enfants potelés assis sur les genoux de Ronald, le clown, et des galeries marchandes qui proposent des vestes en cuir Versace à £2.000 et une salle d’exposition de voitures Jaguar. Un des hôtels les plus chics est le Shangri-la. On y célèbre chaque semaine quatre mariages. Au mois de décembre dernier s’est tenu une réception qui a coûté $120.000. Elle s’est tenue dans le grand salon, qui est une réplique du celui du Waldorf Astoria à New York, complète avec chandeliers et arches de feuilles dorées. Les invités portaient de l’Armani, du Versace, de véritables diamants et déposaient de gros chèques dans une grande boite. Il y avait un gâteau de huit étages avec les initiales de mariés. Des photos de leurs vacances autour de monde étaient projetés sur un écran de cinéma. Parmi les invités, on trouvait les partisans de Suharto déchu et le premier représentant de la Banque Mondiale en Indonésie, Mark Baird, un néo-zélandais, qui a paru troublé lorsque je lui ai demandé s’il s’amusait. La Banque Mondiale a dit que sa mission en Indonésie consistait à « lutter contre la pauvreté » et à « aider les pauvres ». C’est la banque qui a prêté les $86.000.000 pour construire le Shangri-la qui, peu après la réception à laquelle assistait Baird, a licencié la plupart des employés qui s’étaient mis en grève pour des salaires décents.
Le centre de Jakarta est occupé en majorité par des bâtiments des banques, dont beaucoup sont vides, et d’immeubles inachevés. Avant 1997, la ville comptait la plus forte concentration de banques au monde, mais la moitié avaient fait faillite après l’effondrement, sous le poids de sa propre corruption, de cette économie « dynamique ». Au cours des 30 années de dictature de Suharto, le capital « global » a afflué en Indonésie. La Banque Mondiale a royalement accordé plus de 30 milliards de dollars de prêts. Une partie de la somme est allée vers des programmes censés, comme l’éducation, et des milliards sont partis ailleurs - 630 millions de dollars sont partis dans le programme de « transmigration » de Suharto visant à coloniser l’archipel. Des immigrés de toute l’Indonésie furent envoyés pour occuper le Timor Oriental où ils contrôlaient l’économie. Le récent bain de sang a Kalimantan (Borneo) était dirigé contre les immigrés de l’île de Madura qui avaient été importés pour « développer » le territoire. En août 1997, un rapport interne de la Banque Mondiale, rédigé à Jakarta, confirmait que l’un des plus grands scandales de l’histoire du « développement » était probablement le fait qu’ « au moins 20 à 30 % des prêts de la Banque sont détournés vers les poches d’employés du gouvernement et de politiciens ».
Il ne se passait pratiquement pas un mois sans qu’un politicien occidental ne félicite Suharto pour la « stabilité » du quatrième pays le plus peuple au monde. Les politiciens britanniques étaient particulièrement actifs, à commencer par le ministre des affaires étrangères de Harold Wilson, Michael Stewart, qui en 1966 louait la « politique économique censée » du dictateur. Margeret Thatcher qualifia Suharto de « un de nos meilleurs et plus chers amis ». Le ministre des affaires étrangères de John Major, Douglas Hurd, vantait les « valeurs asiatiques » de Suharto (un terme codé pour désigner l’absence de démocratie et les violations des droits de l’homme). En 1997, Robin Crook, lors que son premier voyage officiel à l’étranger, est passé par l’Indonésie pour une poignée de main chaleureuse - si chaleureuse que le ministère des affaires étrangères a bizarrement choisi une photo couleur des deux en train de se serrer la main pour illustrer son rapport sur les droits de l’homme dans le monde.
Tout le monde savait bien sûr. Amnesty International remplissait les dossiers de preuves contre Suharto. Milosevic et Saddam Hussein étaient des amateurs en comparaison. Peu avant l’arrivée de Cook, une enquête détaillée de la Commission des Affaires Etrangères du parlement Australien avait conclu que les troupes de Suharto avaient tué « au moins » 200.000 habitants au Timor Oriental, soit un tiers de la population. Au cours de la première année au pouvoir du Parti Travailliste (le « Parti Socialiste » britannique - NdT), la Grande-Bretagne était le premier fournisseur d’armes à l’Indonésie.
Ce qui est logique car la vente d’armes est un des grands succès de la globalisation et l’Indonésie, l’élève modèle, a joué un rôle important. Lorsque « l’économie globale » (cà d le Capitalisme débridé) s’est emparée de la Grande-Bretagne au début des années 80, Margaret Thatcher a entrepris de démanteler le tissu industriel britannique, tout en relançant l’industrie de l’armement qui est devenu l’un des premiers au monde, devancé uniquement par les Etats-Unis. Ceci fût réalisé grâce à des subventions cachées, celles qui sapent et sabotent le « marché libre » en occident. Près de la moitié de toutes les subventions de recherche et de développement était accordée à la « défense » et le département de garantie des crédits à l’exportation du Ministère de Commerce et de l’Industrie offrait des « prêts avantageux » aux régimes du tiers monde qui cherchaient à s’offrir quelques sabres hi-tech à brandir. Le fait que nombre de ces régimes violaient allégrement les droits de l’homme où connaissaient des conflits internes où étaient au bord d’une guerre avec un pays voisin ne constituait pas un frein. L’Indonésie était un des grands bénéficiaires de ces largesses. Au cours de ces 12 mois, près de 1 milliard de livres sterling de subventions ont financé la vente de bombardiers Hawk à l’Indonésie. C’est le contribuable britannique qui a déboursé, mais ce sont les marchands d’armes qui ont récolté les profits. Les bombardiers Hawk sont employés à bombarder les villages dans les montages du Timor Oriental - et le Ministère des Affaires Etrangères a menti pendant quatre ans avant de l’avouer. Depuis, les Hawks ont bombardé les habitants de la Papouasie occidentale qui luttent pour leur liberté.
Je suis allé dans la région de Krawang sur l’île de Java, où j’ai rencontré un cultivateur de riz nommé Sarkom. On peut dire que Sarkom est représentatif des 80% de l’humanité qui vivent de l’agriculture. Il ne fait pas partie des plus pauvres, il vit avec sa femme et leurs trois filles dans une petite maison de bambou au sol carrelé. Sous le haut-vent, on trouve un lit de bambou, une chaise et une table où sa femme, Cucuk, arrondit les fins de mois avec des travaux de couture. L’année dernière, le Fonds Monétaire International a offert au gouvernement post-Suharto un « plan de sauvetage » sous forme de prêts de plusieurs millions de dollars. Les conditions d’octroi du prêt précisaient la suppression des droits de douane sur les aliments de base. « Le commerce de toutes les qualités de riz a été ouvert aux importateurs et exportateurs » a décrété le FMI dans une lettre. Les fertilisants et les pesticides ont perdu aussi leurs 70% de subventions. Pour des fermiers comme Sarkom, cela signifie probablement la faillite et leurs enfants devront aller chercher du travail en ville. De plus, cela donne le feu vert aux multinationales céréalières géantes américaines pour entrer dans le pays.
Le deux-poids deux-mesures appliqué est époustouflant. L’agrobusiness en Occident, particulièrement aux Etats-Unis et en Europe, a été capable de produire les fameux surplus et de développer ses capacités d’exportation uniquement grâce aux barrières douanières et aux subventions locales massives. Le résultat fut une augmentation brutale de la mainmise de l’occident sur les aliments de base de toute la panète. Le patron de Cargill Corporation, qui domine le commerce mondial des céréales, s’est vanté un jour, « lorsque nous nous levons de table chaque matin après le petit-déjeuner, une grande partie de ce que nous avons consommé - céréales, pain, café, sucre et ainsi de suite - est passée entre les mains de ma société. » L’objectif de Cargill est de doubler de taille tous cinq ou sept ans. C’est ce qu’on appelle « le marché libre ». « J’ai passé 14 ans en prison pour tenter de l’empêcher, » dit Sarkom. « Tous mes amis, ceux qui n’ont pas été assassinés, sont allés en prison pour empêcher la prise de pouvoir du grand capital. Peu importe comment on l’appelle aujourd’hui - le truc global ou le machin mondial. Ce sont les mêmes forces, qui représentent la même menace pour nos vies. »
Cette remarque fait référence à un chapitre de l’histoire de l’Indonésie que les politiciens et hommes d’affaires occidentaux préféraient oublier, même s’ils ont été parmi les principaux bénéficiaires. Sarkom faisait partie des dizaines de milliers d’emprisonnés après le coup d’état du général Suharto en 1965-1966 - « l’année de tous les dangers » - qui a renversé le président nationaliste Sukarno qui dirigeait le pays depuis la fin de la colonisation hollandaise. Les chercheurs estiment à présent que jusqu’à 1 million de personnes ont été tués lors du pogrom qui a suivi le coup d’état qui visait principalement le Parti Communiste d’Indonésie, le PKI. Sarkom avait 19 ans lorsqu’ils l’ont emmené. Aujourd’hui il essaie de rédiger ses mémoires dans un cahier d’écolier pour raconter les horreurs vécues. Il a vécu de nombreuses années sur l’île de Buru, où des milliers de prisonniers ont été tout simplement déposés, sans logement, sans nourriture et sans eau. Le jour où je suis allé le voir, il avait rassemblé un groupe d’amis pour me rencontrer, des hommes de 60, 70 ans, qui eux aussi étaient des « tapols » - des prisonniers politiques relâchés après la chute de Suharto en 1998. Il y avait deux enseignants, un fonctionnaire, un membre du parlement. Un avait été emprisonné pour avoir refusé de voter pour le parti de Suharto, le Golkar. Plusieurs étaient membres du PKI. Adon Sutrisna, enseignant, m’a dit, « Nous sommes le peuple, la nation, que le monde a oublié. Si vous connaissiez la vérité sur ce qui s’est passé en Indonésie, vous comprendriez parfaitement vers quoi on nous entraîne aujourd’hui. »
A quelques kilomètres de la ferme de Sarkom se trouve une butte de terre recouverte de fleurs. C’est une fosse commune, mais rien ne signale sa présence - 35 ans après le massacre, les familles des victimes - estimées à une dizaine - ont encore trop peur pour oser ériger une pierre tombale. Mais dans l’ère post-Suharto, de nombreux Indonésiens commencent lentement à se débarrasser de la peur qui a marqué tout une génération et à travers tout le pays les familles commencent à exhumer les restes de leurs proches. Quelques silhouettes furtives la nuit, entraperçues au bord d’une rivière ou d’une rizière. Les témoins les plus âgés se souviennent des « rivières charriant des cadavres, comme des troncs d’arbres ». D’un village à l’autre, de jeunes hommes furent massacrés sans raison et leurs meurtres signalés par des rangées de pénis tranchés.
J’ai un ami à Jakarta qui s’appelle Roy. Certains l’appellent Daniel. Ce ne sont que deux des pseudonymes qui lui ont permis de rester en vie depuis 1965. Il fait partie d’un groupe remarquable de révolutionnaires qui sont entrés dans la clandestinité pendant la longue répression de Suharto - les années où la Banque Mondiale chaperonnait son « élève modèle » - et qui émergeait dans des moments critiques pour diriger un mouvement d’opposition clandestin. Il a été arrêté et torturé à plusieurs reprises. « J’ai survécu parce qu’ils n’ont jamais su que c’était moi, » dit il. « Une fois, un tortionnaire m’a hurlé dessus « dis nous où se trouve Daniel ! » ». En 1998, il a organisé les manifestations de rues des étudiants courageux qui ont ses sont confrontés aux véhicules anti-émeutes fournis par la Grande-Bretagne, et qui ont joué un rôle clé dans la chute finale du dictateur.
Roy m’a emmené à l’école où le cauchemar de Suharto a commencé pour lui. Tandis que nous nous asseyons dans une salle de classe vide, il se souvient de cette journée d’octobre 1965 lorsqu’il a vu un gang surgir et trainer le maître d’école dans la cour, où ils l’ont battu à mort. « C’était un homme merveilleux, gentil et bon, » a dit Roy. « Il chantait à la classe, et me faisait la lecture. C’était quelqu’un que je moi, en tant que garçon, je prenais pour un modèle... J’entends à présent ses hurlements, mais pendant des années tout ce dont je me souvenais était d’être sorti de la classe en courant et d’avoir couru, couru, dans les rues, sans m’arrêter. Lorsqu’on m’a retrouvé le soir, j’étais traumatisé. Je n’ai pas parlé pendant un an. »
Le maître d’école était soupçonné d’être un communiste, et son meurtre ce jour-là était caractéristique de l’exécution systématique des enseignants, des étudiants, des fonctionnaires, des paysans. « En termes de nombre de tués, » selon un rapport de la CIA, « le massacre constitue l’un des pires massacres de tout le 20ème siècle ». L’historien Gabriel Kolko a écrit que « la « solution finale » au problème communiste en Indonésie constitue un crime comparable à celui commis pas les Nazis. » Selon le spécialiste de l’Asie, Peter Dale Scott, les politiciens, diplomates, journalistes et universitaires occidentaux, dont certains avaient des connexions directes avec les services de renseignement, ont propagé le mythe que Suharto et les militaires avaient sauvé le pays d’une tentative de coup d’état du Parti Communiste Indonésien, le PKI. Jusqu’à là , Sukarno avait compté sur les communistes pour contre-balancer l’influence de l’armée. Lorsque 6 généraux furent assassinés le 30 septembre 1965, Suharto a accusé le PKI. Depuis la chute du dictateur en 1998, des témoins ont parlé pour la première fois et des documents publiés suggèrent fortement que Suharto, qui contrôlait l’armée à Jakarta, a profité d’une lutte interne au sein de l’armée pour s’emparer du pouvoir.
Ce qui ne fait plus aucun doute par contre c’est la collaboration des gouvernements occidentaux et le rôle joué par les multinationales. En réalité, la globalisation en Asie est née dans ce bain de sang. Pour la Grande-Bretagne, l’objectif à l’époque était de protéger ses intérêts coloniaux en Malaisie, menacés par une « confrontation » avec un président Sukarno qualifié « d’instable ». Un document de 1964 du Ministère des Affaires Etrangères demandait la « défense » des intérêts occidentaux en Asie du sud-est, « un producteur majeur de biens de consommations essentiels. La région produit près de 85% du caoutchouc mondial, plus de 45% du fer blanc, 65% du cuivre et 23% du chrome. » Sur l’Indonésie, Richard Nixon a écrit, « avec une population de 100 millions et 300 kms d’îles qui abritent les plus grandes ressources naturelles de la région, l’Indonésie est un morceau de choix dans l’Asie du Sud-est ».
L’ex-président Sukarno était à la fois un populiste et un nationaliste, et le fondateur de l’Indonésie moderne et du mouvement des pays non-alignés qui, espérait-il, allait tracer une véritable « troisième voie » entre les deux super-puissances. Il pouvait être démocrate et démagogue. Il encourageait les syndicats et les mouvements de femmes, culturels et de paysans. Entre 1959 et 1965, plus de 15 millions de personnes ont rejoint les partis politiques et les organisations de masse affiliées qui étaient encouragées à défier l’influence britannique et étasunienne dans la région. Avec 3 millions de membres, le PKI était le plus grand parti communiste au monde en dehors de l’Union Soviétique et de la Chine. Selon l’historien australien Harold Crouch, « le PKI bénéficiait d’un large soutien non pas en tant que parti révolutionnaire mais en tant qu’organisation qui défendait les intérêts des pauvres au sein du système. » C’était cette popularité, plus qu’un hypothétique soulèvement armé, qui faisait peur aux Américains. L’Indonésie, comme le Vietnam au nord, pouvait « tomber entre les mains du communisme ».
En 1990, la journaliste d’investigation étasunienne Kathy Kadane a révélé l’existence d’une participation secrète des Etats-Unis au massacre de 1965/66 qui renversa Sukarno et mit au pouvoir Suharto qui à l’époque était peu connu en dehors des cercles d’initiés des services secrets. Dans une série d’interviews d’anciens officiels étasuniens, elle conclut : « Ils fichaient les militants communistes. Jusqu’à 5.000 noms ont été remis à l’armée indonésienne, et les Américains ensuite rayaient de la liste les noms de ceux qui avaient été tués ou capturés ».
En 1966, l’ambassadeur US à Jakarta a rassuré Suharto que « les Etats-Unis voient plutôt d’un bon oeil et admirent ce que l’armée est en train de faire. » L’ambassadeur britannique, Sir Andrew Gilchrist, a rapporté au Ministère des Affaires Etrangères britanniques : « Je n’a jamais caché que je pense que quelques pelotons d’exécution en Indonésie seraient un préliminaire indispensable à tout changement réel. » Après avoir armé et équipé une bonne partie de l’Armée, Washington a ensuite secrètement fourni une assistance en matière de communications aux troupes de Suharto. L’équipement était acheminé de nuit dans des avions de l’armée de l’Air US depuis les Philippines et constituait le nec plus ultra en matière de communications et la CIA et la NSA connaissaient les fréquences. Cette technologie a non seulement permis aux généraux de Suharto de coordonner les tueries mais signifie aussi que les plus hauts échelons de l’administration US étaient à l’écoute. Suharto a réussi à isoler de larges zones du pays. On connait des films d’archives qui montrent des gens se faire embarquer dans des camions et être emportés, mais c’est tout. A ma connaissance, la photo floue publiée ici est la seule image d’archive disponible de cet holocauste indonésien.
Il serait utile aux journalistes d’aujourd’hui de comprendre l’importance du rôle joué par la propagande occidentale hier comme aujourd’hui. Les services de renseignement britanniques ont manipulé la presse avec tant de doigté que Norman Reddaway, chef du Département de Recherche et d’Information du ministère des affaires étrangères, s’est vanté auprès de l’ambassadeur Gilchrist, dans une lettre marquée « secrète et personnelle », que la manipulation que lui et ses collègues avaient réussi à orchestrer - que le pouvoir de Sukarno aboutirait à une prise de pouvoir des communistes - « avait fait le tour du monde ». Il raconte comment un journaliste chevronné d’un grand journal britannique a accepté de « donner votre version des faits dans son article... à savoir, qu’il s’agissait d’un coup d’état de velours, sans boucherie. » Roland Challis, qui était le correspondant de la BBC pour l’Asie du Sud-est, pense que la couverture des massacres a été un triomphe de la propagande occidentale. « Mes sources britanniques ont prétendu ne pas savoir ce qui se passait, » m’a-t-il dit, « mais ils connaissaient le plan américain. Il y avait des cadavres qui échouaient sur les pelouses du consulat britannique à Surabayo, et des navires de guerre britanniques ont escorté un bateau rempli de soldats indonésiens à travers le détroit de Malacca, pour aller participer à ce terrible holocauste. Ce n’est que beaucoup plus tard que nous avons appris que l’ambassade des Etats-Unis fournissaient des noms et les rayaient de la liste au fur et à mesure qu’ils étaient tués. Il y avait un accord, voyez-vous. L’instauration du régime de Suharto impliquait l’entrée en scène du FMI et de la Banque Mondiale. Sukarno les avait expulsés, Suharto devait les ramener. C’était l’accord. »
Avec un Sukarno malade et impuissant et Suharto sur le point de s’autoproclamer président, la presse US a présenté le coup d’état non pas comme une tragédie humaine mais comme une série de nouvelles opportunités économiques. La prise de pouvoir par les militaires, malgré les massacres, fut décrit par le magazine Time comme « la meilleure nouvelle en Asie pour l’Occident ». Un titre du magazine US News & World Report disait « Indonésie : de l’Espoir, là où il n’y en avait plus. » Le célèbre commentateur du New York Times James Reston a quant à lui célébré l’émergence d’une « lueur en Asie » et signé un article qu’on avait manifestement écrit pour lui. Le premier ministre australien, Harold Holt, en visite aux Etats-Unis, a fourni un bel exemple de son sens de l’humour. « Avec 500.000 à 1 million de sympathisants communistes éliminés, » a - t-il dit, « je pense qu’on peut dire qu’une réorientation s’est produite. »
Ralph McGehee, un officier supérieur de la CIA à l’époque, que j’ai interviewé pour la première fois il y a presque 20 ans, a décrit le renversement de Sukarno en Indonésie comme une « opération modèle » pour le coup d’état qui devait renverser Salvador Allende au Chili sept ans plus tard. « la CIA a fabriqué un document qui était censé prouver un complot gauchiste visant à assassiner des chefs militaires chiliens, » écrit-il, « comme en Indonésie en 1965. » Il dit que les massacres en Indonésie constituaient aussi un modèle pour l’Opération Phénix au Vietnam, où les escadrons de la mort dirigés par les Etats-Unis ont assassiné prés de 50.000 personnes.
En novembre 1967, après la capture du « morceau de choix », le pillage fut organisé. La société Time-Life Corporation a organisé une conférence extraordinaire à Genève qui, en l’espace d’une semaine, a procédé au partage de l’Indonésie. A la conférence se trouvaient les hommes d’affaires les plus importants au monde, comme David Rockefeller, et tous les géants du capitalisme occidental étaient représentés. On y trouvait les grandes compagnies pétrolières et les banques, General Motors, Imperial Chemical Industries, British Leyland, British-American Tobacco, American Express, Siemens, Goodyear, the International Paper Corporation, US Steel.
De l’autre côté de la table se trouvaient les hommes de Suharto, que Rockefeller appelait « la meilleure équipe d’économistes de l’Indonésie ». Plusieurs étaient des économistes formés à l’Université de la Californie à Berkley. Tous ont chanté la partition qu’on leur tendait et vanté les avantages de leur pays et de son peuple : « Abondance de main d’oeuvre bon marché... une mine de ressources naturelles... un marché captif. »
J’ai récemment demandé à l’un d’entre eux, le Dr. Emile Salim, si quelqu’un à la conférence avait mentionné qu’un million de personnes avaient été tuées pour instaurer un pouvoir favorable aux affaires. « Non, ce n’était pas à l’ordre du jour », a-t-il répondu. « Je n’étais pas au courant à l’époque, je ne l’ai appris que plus tard. Rappelez-vous, nous n’avions pas la télévision et les téléphones ne marchaient pas très bien. »
A cette conférence, l ’économie indonésienne fût dépecée, secteur par secteur. Dans une salle, on dépeçait les forêts, dans une autre, les minerais. La société Freeport Company s’est vu accorder une montagne de cuivre en Papouasie occidentale (Henri Kissinger siège au Conseil d’administration). Un consortium américano-européen a eu le nickel de la Papouasie occidentale. Le géant Alcoa a eu la plus grosse tranche de bauxite indonésienne. Un groupe d’Etasuniens, de Japonais et de Français ont eu les forêts tropicaux de Sumatra, Papouasie occidentale et Kalimantan
Une loi sur les investissements étrangers, hâtivement votée après le coup d’état, a dispensé le pillage de tout impôt pendant au moins cinq ans. Le contrôle réel, et secret, de l’économie du pays a été transféré au FMI et à la Banque Mondiale à travers le Inter-Governmental Group on Indonesia (IGGI), dont les principaux membres étaient les Etats-Unis, le Canada, l’Europe et l’Australie. Sous Sukarno, l’Indonésie n’avait que peu de dettes. Après, les très gros prêts ont déboulé, souvent pour atterrir directement dans les poches, tandis que le « morceau de choix » se voyait piller de ses ressources. Peu avant le crash financier asiatique de 1997, les parrains du IGGI ont félicité leur tueur en série préféré pour avoir crée « une économie miracle ».
John Pilger
Juillet 2001
http://www.inminds.co.uk/globalisation-in-indonesia.html
Traduction « toute ressemblance avec des personnages, situations, pays, existants ou ayant existé... » par Viktor Dedaj avec probablement les fautes et coquilles habituelles.