1917-2017. (I) Face à la grande boucherie

Les faits sont têtus”, disait Lénine, et la guerre est à l’impérialisme ce que le bubon est à la peste bubonique. La Première Guerre mondiale, cette grande boucherie, fut le chaudron dans lequel les apprentis-sorciers du capitalisme ont cuisiné les tragédies du XXème siècle. Comme les guerres contemporaines provoquées par la cupidité de l’oligarchie mondialisée, le carnage de 14-18 résulta d’une concurrence féroce entre les puissances industrielles, avides de nouveaux marchés. Dans un monde clos, rétréci par l’achèvement des conquêtes coloniales, cette rivalité précipita les puissances européennes dans une orgie de violence.

L’impérialisme est un mot employé à tort et à travers, mais Lénine est l’une des rares têtes politiques à lui avoir donné une définition précise. “L’impérialisme, écrit-il, est le capitalisme arrivé à un stade de développement où s’est affirmée la domination des monopoles et du capital financier, où l’exportation des capitaux a acquis une importance de premier plan, où le partage du monde a commencé entre les trusts internationaux et où s’est achevé le partage de tout le territoire du globe entre les plus grands pays capitalistes”. Etrange parfum d’actualité !

Le Lénine qui écrit ces lignes dans L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme (1916) dénonce dans la guerre mondiale la conséquence inéluctable de l’impérialisme. Mais il est isolé dans son propre camp. Hormis Jaurès (assassiné avant le déclenchement des hostilités) et une poignée d’irréductibles, les socialistes européens ont fait chorus avec le bellicisme ambiant. En Allemagne, en France et en Russie, ils ont voté les crédits militaires, reniant leur engagement du “Manifeste de Bâle” adopté en 1912 par le Congrès socialiste international contre la guerre. Lénine ne pardonnera jamais cette trahison aux “opportunistes” de la IIème Internationale.

Cette guerre est une guerre impérialiste, réactionnaire et esclavagiste”, martèle le dirigeant bolchevique. Elle est impérialiste, parce qu’elle trouve sa raison d’être dans l’affrontement des grandes puissances pour la conquête des marchés. Elle est réactionnaire, parce qu’elle vise à asservir toutes les nations du globe au capitalisme occidental. Elle est esclavagiste en ce qu’elle vise à étendre l’esclavage subi par les peuples colonisés. En portant au paroxysme les contradictions du capitalisme, toutefois, la guerre impérialiste crée les conditions de son dépassement. “La société capitaliste a toujours été et demeure en permanence une horreur sans fin. La guerre actuelle, la plus réactionnaire de toutes les guerres, prépare à cette société une fin pleine d’horreur”.

Guerre mondiale, guerre totale, la grande boucherie dénoncée par Lénine annonce le crépuscule du monde bourgeois, elle en révèle la part d’ombre en donnant libre cours au déchaînement de passions meurtrières. Alliant les avantages de “l’ère des masses” et du progrès technologique, elle inaugure la série des grands massacres du XXème siècle. Avec le brassage des tranchées, l’horreur quotidienne devient le lot commun. De chaque individu, ouvrier, bourgeois ou paysan, elle fait un prolétaire dont la force de travail est asservie aux exigences d’une militarisation totale.

“L’union sacrée” contre l’ennemi est censée abolir toute division sociale, mais c’est pour ramener la société “civilisée” dans l’horizon d’un affrontement primaire. La guerre totale souligne la vacuité de l’idéologie démocratique, elle en dissipe le rideau de fumée. A quoi bon ce “progrès universel” hérité des Lumières s’il débouche sur une tuerie de masse ? Sinistre emblème de cette tragédie, le massacre de Verdun (500 000 morts) creuse la tombe de l’optimisme laïc et républicain. La guerre fait table rase des valeurs démocratiques, elle exige l’obéissance aveugle à la hiérarchie, disperse les oripeaux humanistes dont se pare la société bourgeoise. Massacre à la tronçonneuse pour les beaux yeux du capital, la tuerie de 14-18 prononce la déchéance de l’humanisme européen.

La guerre impérialiste, pour ses adversaires, porte à son degré maximum l’hypocrisie bourgeoise et annonce la disparition imminente de la civilisation dont elle est le ressort. Ils condamnent ces sanglantes bacchanales qui immolent quinze millions d’hommes cueillis dans la fleur de la jeunesse, infligeant une saignée sans précédent au monde européen. Mais avec le crépuscule d’une civilisation, ils pronostiquent aussi l’inéluctabilité de la tourmente révolutionnaire. Puisque la guerre est mondiale, croient-ils, elle donnera naissance à une révolution mondiale. Comme beaucoup d’autres, cette espérance sera déçue dès 1920 avec le reflux de la vague révolutionnaire en Europe centrale.

La guerre impérialiste de 14-18 a beau culminer dans l’horreur d’un massacre sans précédent, elle se pare de vertus imaginaires. Il en va ainsi lorsque l’effort de guerre est justifié par l’affrontement entre la république française et l’empire allemand. Cette posture accrédite la fiction d’un camp démocratique opposé, dans une lutte pour la civilisation, au camp du militarisme germanique. Elle jette un voile pudique sur le caractère impérialiste d’une guerre où tous les belligérants aspirent à accaparer de nouveaux marchés. Et lorsque le président Wilson déclare qu’il mène “une guerre pour la démocratie avec l’aide du Tout-Puissant”, il enrobe d’un pathos mystico-humanitaire ses arrière-pensées impérialistes.

Flairant le danger de cette exaltation de la guerre au nom des valeurs de “l’Occident civilisé”, Lénine fustige le wilsonisme, ce précurseur des néo-conservateurs et des impérialistes d’aujourd’hui. Dès 1919, l’hégémonisme US revêt le costume du donneur de leçons, profitant de la destruction mutuelle des puissances européennes. Les faux prestiges d’une justification de la guerre par le droit, la définition univoque du légitime et de l’illégitime qui s’ajuste comme par enchantement aux intérêts anglo-saxons, la mission à vocation planétaire d’un justicier désigné par son “élection divine” et sa “destinée manifeste”, tous les ingrédients de la doxa néo-impérialiste contemporaine sont contenus dans le wilsonisme, comme le poussin dans l’œuf.

Bruno GUIGUE

COMMENTAIRES  

18/09/2017 15:46 par Jean-Yves LEBLANC

Depuis l’âge de 20 ans, j’ai été nourri des analyses marxistes-léninistes sur la guerre et je les partage totalement. En conséquence, j’adhère à l’analyse de Bruno Guigue sur la guerre de 14 et à la notion de "guerre impérialiste". Cette analyse est d’ailleurs semblable à celle d’Annie Lacroix-Riz (historienne pour qui j’ai la plus haute admiration). N’étant pas théoricien mais homme du réel et de la pratique, au-delà de mon adhésion, je me pose cependant quelques questions que les progressistes abordent peu.

Voici la première : Les rivalités entre pays impérialistes et les super-profits liés à la guerre expliquent parfaitement les CAUSES de la guerre. Cela dit, que fait-on quand la guerre a effectivement commencé, que les Allemands (Eh oui, prolétaires comme nous mais bottés et casqués) occupent 10 départements, sont devant Verdun et s’apprêtent à remporter la victoire ? Faut-il capituler et remettre notre sol, notre nation et notre souveraineté à l’impérialisme allemand vainqueur tandis que l’impérialisme français, vite consolé, s’attablera avec le suzerain pour la suite du festin ? Faut-il, au contraire défendre la patrie, quitte à faire le jeu de l’union sacrée ?

Le discours de gauche sur la guerre de 14, si pertinent pour examiner ses causes, détourne ensuite le regard de la réalité de la situation créée par la guerre après son déclenchement. En 1916, il y a un attaquant et un défenseur, un envahisseur et un envahi qui sera asservi et perdra sa souveraineté. Il n’y a pas seulement des prolétaires de part et d’autre victimes du capitalisme. Le discours sur la "grande boucherie" ou sur le "massacre" de Verdun n’est pas faux en soi mais il esquive les réalités militaires d’une invasion. Il efface les immenses sacrifices du citoyen-soldat, le poilu, pour défendre la nation une fois qu’elle est effectivement envahie et effectivement en danger. Il est à noter que les gouvernements européistes de ces dernières décennies adoptent une démarche parallèle. Ils présentent 14, eux aussi, comme un grande boucherie dans laquelle les frères allemands et français ont été entraînés, non pas bien sûr par le capitalisme, mais par un enchaînement diabolique. Et ils font flotter le drapeau allemand sur Douaumont. 14, pour eux, c’est la douloureuse naissance de l’UE ! Quant aux réalisateurs de documentaires TV et de films sur la guerre de 14, les voilà devenus internationalistes, plaignant tout à la fois l’Allemand et le Français et célébrant les fraternisations par dessus les tranchées.

Seconde question : Pourquoi la deuxième guerre mondiale n’est-elle pas traitée de la même façon ? Pourquoi n’est-elle pas considérée comme une vaine grande boucherie dans laquelle Français, Anglais, Italiens, Allemands, Américains, Soviétiques, Japonais ... seraient mélangés comme victimes de l’impérialisme ?
Que je sache, la guerre de 40 était aussi le parfait exemple de la guerre impérialiste. Et tous ces peuples ont effectivement été victimes de l’impérialisme.
Pourtant, pour 40, l’analyse de gauche dérape et fait de ces peuples les victimes du nazisme. Le nazisme devient alors une exception, une sorte de cas de force majeure qui transcenderait la "guerre impérialiste", générerait une guerre "juste" et dédouanerait en quelque sorte le capitalisme alors le nazisme n’est, en fait, que capitalisme XXL.
Du coup, le discours sur 40 est fort différent : la Résistance est (à juste titre) célébrée, le drapeau allemand ne flotte pas sur les plages du débarquement, Omaha beach n’est pas vue comme un "massacre" comme Verdun et (pour ceux qui à gauche ne sont pas anti-soviétiques) la "Grande Guerre Patriotique" de l’URSS est révérée.

19/09/2017 11:37 par Bruno Guigue

@Jean-Yves Leblanc

Je trouve votre commentaire tellement pertinent que je vais le partager sur ma page fb.

19/09/2017 11:51 par cunégonde godot

Absolument d’accord avec M. Leblanc. C’est l’Allemagne qui nous a envahis... trois fois en un siècle, pas l’inverse.
M. Leblanc : « Du coup, le discours sur 40 est fort différent : la Résistance est (à juste titre) célébrée, le drapeau allemand ne flotte pas sur les plages du débarquement, Omaha beach n’est pas vue comme un "massacre" comme Verdun et (pour ceux qui à gauche ne sont pas anti-soviétiques) la "Grande Guerre Patriotique" de l’URSS est révérée. »...
Notons qu’on n’a pas forcément besoin d’être d’un lieu précis pour être patriote, celui-ci peut être culturel, idéologique ou de pure politique politicienne, c’est pourquoi on parle de la grande guerre patriotique de l’URSS, et non pas de la guerre nationale de l’URSS, car chez les capitalistes comme chez les communistes et la gauche en général le mot nation est tout aussi tabou. Une des ressemblances particulièrement signifiantes qui expliquent comment ces deux idéologies se sont soumises au mondialisme et son avatar l’ "Europe" dans laquelle les nations et leurs peuples sont appelés à se dissoudre, tout de même qu’on les encouragera au patriotisme, fût-il un patriotisme de classe (le "patriotisme" basque, catalan ou écossais...)...

19/09/2017 18:29 par François

@ Bruno Guigue : dommage, en lisant le début de votre commentaire (« votre commentaire est tellement pertinent que... »), j’ai D’abord cru que vous alliez annoncer la préparation d’un article sur la seconde guerre mondiale.
Je pense que si la seconde guerre mondiale n’est pas souvent utilisée comme exemple, c’est peut être parce que la complexité plus élevée de la situation rend la démonstration moins efficace. C’est moins pédagogique en quelque sorte.
De plus, l’image de monstruosité absolue véhiculée par le nazisme rue dans l’oeuf toute tentative d’analyse.

19/09/2017 23:53 par chb

François :
« l’image de monstruosité absolue (…) tue dans l’oeuf toute tentative d’analyse »
Comme c’est vrai, et encore actuel ; cette image étant largement une construction médiatico-politique comme on l’a vu et re vu.
Récemment, l’image / propagande a dûment embringué une certaine gauche derrière les Opex en Côte d’Ivoire, en Libye, en Syrie etc. Et tout un bon peuple, uni par JeSuisCharlie, opine aux bombes françaises « sur l’Etat Islamique », et tant pis si elles liquident en passant des civils « suppôts d’un dictateur » ou leurs infrastructures.
Al Qaïda regroupant aussi de "bons rebelles démocrates", il fallait au moins lire Libé-LeMonde et autres médaillés du Déconnex pour comprendre – ou pas - qui sont les affreux là-dedans. L’impérialisme en 2017 brandit sa liste de monstres à abattre, tout en chouchoutant ses non moins monstrueux sicaires : la grande boucherie n’est pas finie.

20/09/2017 09:08 par CN46400

Je recommande " les carnets de guerre" de Louis Barthas, découverts par ses enfants dans un grenier, publiés par Maspéro 50 ans après la "grande guerre". Le style de ce tonnelier, titulaire du certificat des écoles primaires, est aussi surprenant que le contenu noté jour après jour pendant les quatre années passées au front.

20/09/2017 10:04 par Michèle

Pour la fin des guerres, l’analyse n’est pas faite non plus. Ainsi, pour la fin de la 2ème guerre mondiale, on enseigne aux jeunes comment le partage du monde s’est fait à Yalta. Par contre, on n’explique jamais comment les américains se sont approprié les grandes instances de la finance mondiale par les accords de Bretton Woods. Pourtant cela permet de comprendre ce qu’il se passe actuellement, pourquoi le FMI et la BM ne participent pas à l’émancipation des peuples et pourquoi nous sommes entrés dans une grande et très dangereuse crise.

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