« La révolution qui vient ». En ce 27 avril 1906, le titre barre la une du quotidien L’Echo de Paris, que cette perspective n’enchante guère. Échaudées par deux mois de propagande du ministre de l’Intérieur, les forces conservatrices du pays s’inquiètent du déroulement de la manifestation du 1er mai. L’ennemi numéro un s’appelle, déjà, la CGT :
« Sera-ce une journée rouge ? Les chefs de la Confédération joueront-ils leur va-tout ? [...] N’est-il pas préférable de prévenir l’émeute plutôt que d’avoir à la réprimer ? [...] Quelle que soit l’intensité du mouvement révolutionnaire, l’ordre sera maintenu à Paris. Mais cet ordre aurait-il jamais dû être à ce point menacé ? La question, à la veille des élections, devra être posée à ceux qui, depuis dix ans, ont laissé faire – quand ils ne les ont pas encouragés – les partis révolutionnaires. On a permis à des syndicats de se constituer comme un Etat dans l’Etat, d’organiser la révolte. »
Ni cortèges, ni rassemblements, « la parole aux troupes »
Dans le même journal, l’un des bras droits du préfet de police Lépine expose les « mesures de précaution et de sécurité » qui ont été prises, et rappelle l’origine de la mobilisation ouvrière : la revendication d’une journée de travail de huit heures.
« Nous nous trouvons en présence d’une agitation de groupements ou de syndicats ouvriers, appuyés et encouragés par la Confédération du Travail, qui ne se sont nullement organisés en vue de ce qu’ils méditent. Et que méditent-ils ? Primitivement, c’était l’obtention de la journée de huit heures par un chômage de toutes les corporations ouvrières. Depuis deux ans, une pancarte de toile, dont M. Lépine, entre parenthèses, malgré tous ses efforts, n’a pu obtenir l’enlèvement de la façade de la Bourse du Travail où elle est exposée aux yeux de tous, annonce qu’à partir du 1er mai 1906 les ouvriers ne travailleront que huit heures par jour. [...] M. Lépine connaît les points stratégiques de Paris qu’il faut occuper pour rendre impossible tout mouvement insurrectionnel : sur une centaine de points, d’accord avec l’autorité militaire qui va disposer, en dehors de la garnison ordinaire, de 20 000 soldats, dont 5000 cavaliers pris dans les corps d’armée environnant Paris, nous répartirons une force de police et de sécurité de 36 000 hommes, tout compris. [...] Vous supposez bien que si nous laissons dans la rue 500 manifestants déambulant au chant de L’Internationale, ce groupe sera bientôt grossi et fera la boule de neige, au point de former 1000, 2000, 10,000, 50,000... Ça, non. Ce pourrait être l’émeute, et nous devrions nous résigner à faire donner l’artillerie. Eh bien ! On n’en arrivera pas là. Les manifestants, les chômeurs ne circuleront, à aucun prix, en dehors du rayon que nous leur assignons. »
La veille du rassemblement, le même journal annonce un durcissement des mesures de police. Il est désormais question d’interdire les manifestations et d’arrêter par avance les meneurs du mouvement :
« On annonçait dans la soirée que, [l]e matin même [du 1er mai], des arrestations seraient opérées. Le gouvernement aurait décidé de faire appréhender plusieurs des meneurs de la Confédération. Pour faire la balance, on arrêterait en même temps quelques bonapartistes et royalistes. [...] Pour ce qui est des mesures générales qui seront prises pour maintenir l’ordre le 1er mai, la préfecture fait seulement savoir qu’aucun attroupement ne sera toléré et que toute manifestation bruyante sera immédiatement et vigoureusement réprimée. Une centaine de points, dans la capitale, seront occupés militairement et constamment reliés entre eux par des patrouilles. » (30 avril 1906)
Dans le numéro daté du 1er mai, mais publié avant la manifestation, L’Echo de Paris explicite le sens de ces consignes, pour le lecteur qui n’aurait pas bien compris :
« Le préfet de police, qui a jusqu’ici dirigé l’organisation du service d’ordre, est décidé à ne pas laisser les manifestants se répandre dans Paris. Il a réuni hier les commissaires de police de Paris et de la banlieue et leur a ordonné de ne tolérer aujourd’hui ni cortèges, ni rassemblements sur la voie publique. Si, malgré tout, des groupes se forment, les commissaires feront les sommations, puis la parole restera aux troupes. »
« Frapper au cœur l’organisation syndicale »
Les arrestations préventives, qui touchent aussi bien des figures syndicales connues que des colleurs d’affiches antimilitaristes, s’ajoutent à d’autres mesures répressives initiées par Clemenceau depuis le mois de mars. Des poursuites ont notamment été menées à l’encontre de la CGT pour les propos tenus dans son journal La Voix du Peuple ainsi qu’une affiche syndicale qui a déplu. Le journal L’ouvrier syndiqué, publié dans les Bouches-du-Rhône, dénonce des lois scélérates :
« Les dirigeants rêvent de répression et de régime despotique ! Mais, ne nous y trompons pas, le motif invoqué cache des raisons plus profondes. Ce que visent les dirigeants, c’est frapper au cœur l’organisation syndicale, dont ils redoutent la puissance grandissante et l’action revendicatrice ; ce qu’ils veulent, c’est persécuter les militants syndicalistes, espérant ainsi enrayer le mouvement du Premier Mai 1906, en faveur de la journée de 8 heures. Ces manœuvres scélérates n’aboutiront pas ! L’organisation syndicale et confédérale a des racines profondes et vivaces. [...] Travailleurs, le comité confédéral, dans sa réunion du vendredi 23 février, a décidé d’en appeler à l’opinion publique contre l’arbitraire républicain qui s’appesantit sur les militants des organisations syndicales. » (15 mars 1906)
Quelques heures avant la manifestation, le secrétaire général de la CGT, Victor Griffuelhes, et son trésorier, Albert Lévy, sont arrêtés à leur tour par la police. Ils sont inculpés de « complicité de provocations aux crimes de pillage, de meurtre et d’incendie ». Griffuelhes est présenté à un juge, qui lui explique plus précisément le crime dont il est accusé : la collusion avec de dangereux anarchistes. Il en fait part à ses camarades sur un billet qui parvient à quitter les cellules de la Conciergerie : « J’aurais participé à une propagande anarchiste avec Bressolles, agent du comité de Beauregard. Je serais, paraît-il, en rapport avec ce personnage, dont j’entends parler pour la première fois. Et c’est ça, le complot ? Pas fort, Clemenceau. Ça manque d’esprit. Poignée de mains, Griffuelhes » (L’Humanité, 1er mai 1906).
Dans la foulée, un journaliste interroge les membres du Comité confédéral sur ces événements :
« Tous sont d’avis que c’est là une manœuvre policière. [...]
– Quel effet les arrestations auront-elles sur les manifestations du 1er mai ? Demandons-nous à un membre influent du Comité confédéral.
– Aucun, si ce n’est d’exciter davantage les ouvriers, déjà exaspérés par les perquisitions et par les mesures prises pour les empêcher de manifester.
– Alors, vous croyez à des incidents graves ?
– Pas tout de suite. Tout dépendra d’ailleurs de l’attitude de la police et des troupes. Le comité va se réunir ce soir, d’urgence, pour examiner la situation. Mais, quoi qu’il arrive, il faut bien que l’on sache que si même nous étions tous arrêtés en masse, cela n’entraverait pas le mouvement, au contraire. » (L’Echo de Paris, 1er mai 1906).
Arrestations...
« Les preuves ! » s’insurge le journal L’Humanité :
« L’arrestation du secrétaire général de la Confédération du Travail a jeté la stupeur dans le monde ouvrier. Fassent les événements qu’elle ne soit pas le prélude de provocations pires, de mesures plus insanes et que le gouvernement s’arrête dans la voie sans issue où il nous paraît s’être étourdiment engagé. » (1er mai 1906)
Le 2 mai, L’Humanité fait évidemment sa une sur un récit de la journée de fête des travailleurs, sous le titre « La police maîtresse de Paris ». Dès midi, alors qu’aucun incident n’a eu lieu, la police décide néanmoins de mener des arrestations « pour sauver les apparences », elle qui avait annoncé un déferlement de violence aveugle :
« Quelle n’est point notre surprise d’apprendre qu’à midi, il y a déjà plus de cent cinquante arrestations. Cette anomalie s’explique en partie par ce fait que les « mouchards » qui pullulaient aux alentours de la Bourse du Travail se sont divertis à se signaler parmi les passants les bonnes têtes que l’ont peut « coffrer » sans risques. Les arrestations étaient un véritable jeu. Et ceux qui avaient l’audace de « rouspéter » étaient menés rudement dans le poste de la caserne de la rue du Château-d’Eau et passés à tabac, avant d’être, après un bref interrogatoire, mis dehors ou jetés dans les « paniers à salade ». Il était nécessaire aussi de prouver aux gogos de Paris que M. Clemenceau et son collègue de la Guerre avaient eu raison de bonder la ville de troupes. C’est pourquoi, à diverses reprises, on a vu un bataillon du 19e infanterie et un autre du 2e s’en aller vers des émeutiers imaginaires. »
L’après-midi, les charges se font plus insistantes : « C’est miracle que ces actes d’inutile et sauvage brutalité, ajoutés à bien d’autres, n’aient pas surexcité la foule et déterminé des bagarres ». Ainsi, le soir, « les charges ont continué jusqu’à sept heures et demie faubourg du Temple, rue Fontaine-au-Roi, rue de la Folie-Méricourt et quai Valmy. La foule des manifestants se reformait bientôt après. À plusieurs reprises, les sommations ont été faites et la troupe s’élançait alors et chargeait à l’arme blanche ». La police fait 860 arrestations. Il n’y a pas de mort parmi les manifestants, mais un très grand nombre de blessés, bien plus que les 60 annoncés par la police.
Par la suite, le pouvoir ne craindra plus de faire des morts dans le mouvement social. En juillet 1907, deux manifestants sont tués à Raon-l’Etape. En juin 1908, à Vigneux, les gendarmes ouvrent le feu sur des grévistes réunis dans leur permanence, en tuant deux et en blessant une dizaine. Le 30 juillet 1908, à Villeneuve-Saint-Georges, les dragons attaquent 400 manifestants, en tuent quatre et en blessent presque une centaine. Dans la foulée, Clemenceau fait arrêter tout l’état-major de la CGT, dont à nouveau Victor Griffuelhes, au motif qu’ils seraient les « responsables moraux » des violences.
C’est cet homme qui fait tirer sur les manifestants dont Manuel Valls a un portrait dans son bureau.
Robert Bianco
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