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Vivement la Grande Guerre économique

Chaque peuple paraît à travers les rues de l’Europe avec sa petite torche à la main et maintenant voilà l’incendie.

Jean Jaurès, Vaise, 25 juillet 1914

La lecture de l’éditorial de Jacques Attali «  La crise est une guerre comme les autres » dans l’Express du 18 décembre 2013 m’a laissé pantois, mais non sans voix. Il réussit en effet le tour de force d’être à la fois révoltant et décevant.

L’auteur nous fait part de son rêve : que nos gouvernants confrontés à « la crise économique » « forment un véritable état-major agissant sans sourciller autour d’un président déterminé. » Puisqu’après tout, selon lui :

« ceux qui savent gagner les guerres de mouvement les plus difficiles s’enlisent dans des conflits économiques et sociaux sans fin… Il faudrait donc apprendre à combattre la crise avec le même acharnement, la même absence de souci de popularité, le même décorum, la même mise en scène, le même vocabulaire que contre un ennemi de l’extérieur. »

Bon, il y a ma colère à lire cet appel à la mobilisation. Dès demain tous les éditorialistes déploreront en chœur le « carnage inutile » de la « Grande Guerre » ; doivent-ils dans le même temps préparer posément les conditions psychologiques de la suivante ?

Mais il y a aussi la stupéfaction de trouver sous la plume d’un des penseurs préféré des grands médias des platitudes aussi déconcertantes.
En première lecture, M. Attali n’énonce en effet que des lieux communs que personne ne contesterait tant ils paraissent empreints de bon sens. Non ? Les dirigeants seraient influencés par des groupes de pression catégoriels ? Non ? Les dirigeants devraient compter avec leur électorat ? Non ? Il vaudrait mieux un chef décidé qu’un dirigeant hésitant ? À ce titre le billet n’apporte rien, et aurait plutôt sa place parmi les platitudes des forums fourre-tout, si ce n’était une parfaite maîtrise de l’orthographe. On peut noter au passage quelques raccourcis hardis, telle la fable de la guerre de mouvement gagnée : laquelle, déjà, sans contestation possible ? Quant aux pertes tolérables… tolérables par qui ?

Mais dans son apologie de l’état de guerre (économique bien sûr), M. Attali omet de rappeler que la guerre est avant tout la négation de la démocratie, de la vérité, de la justice, des droits. Et qu’au fond, voilà ce qu’exigerait l’accomplissement du « rêve » qu’il nous confie. Reconnaissons cependant qu’il a l’honnêteté de nous démontrer que les credo économiques dont il est l’un des hérauts nous conduisent droit à cet état permanent.
Remercions le également de nous préparer à l’idée qu’à l’horizon de ce libéralisme émancipateur, producteur incomparable de richesses et seul modèle de civilisation possible, s’annonce le point d’orgue de la lutte de tous contre tous : la vraie guerre. Elle est le filigrane omniprésent des affrontements « économiques » et « géostratégiques ». La guerre économique est un prélude à la « vraie » guerre ; ne manque que la résignation des peuples à cette logique. Dès lors l’univers des penseurs se divise entre ceux qui œuvrent à cette résignation et ceux qui la refusent.

Il paraît un peu faible en revanche, pour ne pas dire élémentaire, de développer ce délicat parallèle en accréditant une fois de plus cette fable faussement naïve et authentiquement partiale d’un intérêt commun indiscutable. La jolie histoire du « même bateau » sur lequel nous serions tous embarqués, tous de Jacques Attali au migrant sans papier en passant par Jérôme Cahuzac et le mineur de Florange. Dans toute guerre, certains s’enrichissent en vendant des canons, en fournissant complaisamment la toile d’Avion, ou encore en dessinant des uniformes. Tandis que les autres meurent engoncés dans lesdits uniformes et face aux canons. Et le partage entre les deux ne se fait jamais au hasard. Sur le Titanic même, archétype de l’allégorie, les officiers défendirent armes à la main l’accès aux chaloupes de première classe et continrent probablement les passagers de troisième classe.

Les difficultés de déclenchement de cette guerre que M. Attali appelle de ses vœux (« on rêve donc d’entendre dire que nous sommes en guerre économique »…) tiennent tout simplement à cette évidence : dans l’injustice croissante où nous conduisent les théories des apprentis sorciers du libéralisme à outrance, aucune « réforme » ne peut être engagée avec un consensus minimum ; les politiques et les économistes ont désormais épuisé le capital de confiance nécessaire. Ne leur reste alors, comme moyen de « gouvernance », que l’état de guerre où « l’union sacrée », éventuellement appuyée par la justice et les tribunaux militaires, permet de faire taire les individus revêches et les forces sociales.

On se prend alors à « rêver » d’intellectuels œuvrant à la civilisation plutôt qu’à la mobilisation belliqueuse. Il y a loin de Poincaré à Jaurès...

Gérard Collet

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