Sud Ouest Dimanche. On pourrait résumer votre livre en cet extrait : « Dans ma layette, j’ai trouvé le mépris des convenances et un arc à deux cordes. Toute la richesse du monde. » Vous êtes un enfant du combat ?
Jacques Vergès. Je suis né comme on disait « métis », mais sans subir ce complexe d’infériorité. Au contraire, d’une mère vietnamienne et d’un père réunionnais, je me suis senti très tôt différent des autres. Mes origines ont fait que j’étais double, les critères de tout le monde ne me convenaient pas déjà enfant. Rien de tel pour me délivrer de tous les conformismes.
D’où cette aversion originelle pour les politiques et les gens riches ?
Ayant rapidement perdu ma mère, j’ai été élevé par mon père et ma vieille tante dans cet esprit. Lecteur de Mirbeau, mon père était médecin et responsable d’un groupe clandestin communiste, et il éprouvait une phobie pour l’argent et un grand mépris pour le pouvoir politique. J’en ai hérité.
« Les politiques ont honte de ce qu’ils font, mais le font quand même », écrivez-vous en faisant référence à Fabius et à l’affaire du sang contaminé…
Oui… Vous avez lu dans mon livre cette course contre la mort ? C’est terrible… J’ai défendu cette femme enceinte… Ce procès a eu lieu, ce n’étaient que des politiques jugés par d’autres politiques, c’était déprimant, ça ne pouvait pas aller très loin.
Vous entrez dans la Résistance à 17 ans, vous créez par la suite une revue communiste : vous aviez soif d’en découdre ?
Ce ne sont que des expériences fantastiques, se battre contre les vieux caciques à chaque fois, parcourir le monde comme révolutionnaire professionnel… Ma rencontre avec Nehru, avec Mao, c’était fou. En dépit de mes engagements idéologiques opposés au général de Gaulle, il m’a toujours été fidèle. Il avait un sens de la dignité malgré sa fonction d’homme politique. Il m’a écrit un jour : « Votre sincérité ne peut laisser personne indifférent. »
Vous obtenez brillamment votre concours d’avocat en 1956, mais vous ne choisissez pas le confort d’un cabinet parisien ?
Au contraire, je m’en vais à Alger défendre les politiques du FLN, l’anticolonialisme était la cause qui m’animait…
Puis les célèbres Barbie, Carlos, Ibrahim Abdallah, Garaudy, Gbagbo…
Ce furent les grandes plaidoiries qui m’ont fait connaître, avec des liens très particuliers avec mes clients, mais j’ai tenu dans mon livre à raconter aussi les inconnus, innocents ou coupables, que j’ai défendus. Lorsque j’ai pris des affaires courantes, tout à coup j’ai découvert un monde, la vraie vie, des gens qui me ressemblent. C’est le type qui dépose son bilan, c’est cette femme qui se suicide avec ses deux enfants…
Vous en avez sorti de l’anonymat, Omar Raddad par exemple ?
Un procès, c’est une œuvre au sens esthétique du terme ; pour être réussi, il doit toucher l’opinion…
Ce dont a manqué Antigone ?
Tout à fait. À l’époque, il n’y avait pas de médias… Il y a une phrase d’Antigone qui résume tout : « Il n’appartient pas au Roi de m’écarter de ce qui est mien. J’ensevelirai mon frère… et, si c’est un crime, je serai sainte dans mon crime. » La rupture, ce n’est pas l’injure ; quand, au procès des poseurs de bombes, je dis que les valeurs de l’accusé sont supérieures à celles du juge, je ne traite pas le juge de morpion ou de canaille, mais, au fond, c’est pire…
Lors de vos échanges avec vos clients, on ne sait plus si vous êtes avocat ou psy. Vous semblez atteint du syndrome de Stockholm…
Parfois, je me compare à un bouquin de Bernanos, « Journal d’un curé de campagne ». Ce type qui essaie de comprendre ce qui arrive… Sûrement, je suis atteint de ce syndrome, c’est comme en effet des otages qui se retrouvent dix jours avec les preneurs d’otages, se parlant, et se disant que finalement « ce mec, c’est moi ; à sa place, je ferais pareil ».
« Un seul homme peut approcher au plus près la personnalité de l’accusé : l’avocat », notez-vous. L’écrivain aussi, n’est-ce pas ? Pensons à Truman Capote et « De sang-froid »…
Moins l’écrivain touche à la fiction, plus le procès touche à la vérité. Pensez à saint François d’Assise, qui parlait de la beauté et de la splendeur du vrai. Mais il est certain qu’il y a entre la justice et la littérature un rapport très grand. La tragédie est le sujet du roman, mais aussi celui du procès. C’est la leçon de mon livre. La littérature m’a aidé à comprendre ; lorsqu’on arrive sur une scène de meurtre, on ne dit pas « crime et châtiment », on se dit « Qui est-ce et pourquoi ? »… Les avocats ne lisent plus, les politiques, n’en parlons pas. C’est inquiétant.
Si vous n’aviez pas été avocat, vous auriez fait quoi ?
Avocat, c’est qu’il me fallait un métier, à l’époque, et j’avais fait du droit. Moi, ce qui me passionnait, c’était l’histoire, surtout les civilisations mystérieuses. J’aurais eu du piston, on m’aurait donné une bourse, j’aurais déchiffré l’étrusque et j’aurais été enchanté.
Vous parlez très peu des mystérieuses années, de 1970 à 1978, où vous disparaissez de la circulation ?
J’étais un peu partout pendant ces années, en rapport avec le fils Bhutto, avec Camilo Torres, avec Salameh, l’auteur présumé des attentats des JO de Munich, qui me considérait comme un grand avocat et un ami. Je n’étais pas avec Pol Pot.
Votre « fumée de cigare éloigne les moustiques mais aussi les humanistes », aimez-vous dire. L’humaniste est-il un parasite selon vous ?
Les faux humanistes, oui ! Lors d’une émission, quand vous tombez sur un type qui vous dit avec la voix tremblante « les droits de l’hooooomme… », là, vous en tenez un… Regardez la France, qui combat les opposants au Mali et qui arme les opposants en Syrie… Quelle logique, au nom des droits de l’homme ?
Vous auriez préféré être D’Annunzio, Guevara, Zola ?
Zola, je le prends très au sérieux, le Che m’a initié au cigare, mais la vie de D’Annunzio, ses amours, me tente beaucoup plus… Il a écrit cette phrase fantastique : « Sans la France, le monde serait seul. » On a besoin d’artistes… Vous savez, seuls l’art et la beauté donnent un sens à la vie,et ce sens nous donne le bonheur.
Assez pour aborder la mort sereinement ?
Elle me reste un mystère, je l’appréhende comme une femme. J’aurais dû crever cent fois, mais on m’a raté : un poursuivant qui tombe en panne de voiture, une bombe dans mon appartement alors que je n’y étais pas…
Qu’aimeriez-vous pour vos obsèques en France ?
Trois ou quatre personnes qui m’aiment et qui m’enterrent. Et si des faux culs de politiques me récupèrent, j’aimerais leur dire : « Soyez un peu plus dignes. »
(1) De mon propre aveu, éd. Pierre-Guillaume de Roux, 304 p., 21,90 €. En librairie le 14 février.