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Venezuela. Ouvrir les cimetières de la démocratie représentative.

Il est une chose de savoir qu’un peuple a vécu une dictature. Il en est une autre d’en entendre des témoins.

Le 23 janvier 1958, le peuple vénézuelien chasse la dictature de Marcos Perez Jimenez et instaure la IVe République du Venezuela, fondée sur la démocratie représentative. Apparente puisque les principaux partis politiques AD (Action démocratique), COPEI (chrétien démocrates) et URD (Union Républicaine Indépendante) signent en octobre 1958 le pacte de Punto Fijo. Celui-ci prévoit que les partis dominants s’engagent à ne pas modifier la constitution, à établir un gouvernement d’union nationale et à unifier leurs programmes politiques. Est exclu d’office du pacte le Parti Communiste Vénézuelien, pourtant pôle important de lutte contre la dictature. Cet accord va, de fait, entériner un bipartisme entre AD et COPEI, qui va durer pendant près de 40 ans. Un an après l’élection du premier président, Romulo Bétancourt, éclate la révolution cubaine, qui pousse une partie de la gauche à suivre l’exemple cubain, à entrer dans la clandestinité et former des guérillas. La « démocratie représentative » sera en pratique un régime extrêmement répressif, allant jusqu’à faire entrer les chars et l’armée dans l’université centrale du Venezuela, foyer de contestation, en 1969. Dans les années 70, le parti communiste, deuxième plus important d’Amérique Latine après celui de Cuba, sera décrété illégal et il entrera également dans la lutte armée. Ce cadre à la fois répressif et antisocial va avoir pour conséquence des évènements tels que ceux de Cantaura.

Dans la mémoire collective populaire Cantaura reste un des symboles les plus marquants de la répression de la IVe République. Officiellement, il s’agit d’un affrontement entre le Front Américo Silva (FAS), fraction du groupe guérillero « Bandera Roja », et les forces militaires du pays. La réalité fut bien plus terrible.

Le 4 octobre 1982 à l’aube, l’aviation vénézuelienne bombarde le camp des guérilleros du FAS. S’en suit l’attaque de 1500 militaires et effectifs des forces spéciales sur le camp pour éradiquer 41 révolutionnaires. 23 d’entre eux mourront. Les forces spéciales jetteront ensuite les corps dans une fosse commune. La police locale découvrira la boucherie quelques heures plus tard. Les corps seront rapatriés sans identification. La presse officielle conclura à un « affrontement » entre forces armées et guérilleros. Cantaura n’est pas le seul massacre qu’ait connu le Venezuela au cours de la IVe République, mais c’est certainement le plus sanglant : les militants avaient pour la majorité moins de 30 ans, on compte une femme enceinte parmi les victime et 14 d’entre eux reçurent le coup de grâce par une balle dans la nuque à bout portant. Plus de 50 kg de munitions seront utilisés dans l’opération.

Nous sommes ainsi, ce matin de décembre 2009, au cimetière El Paraiso de Puerto la Cruz pour assister à l’exhumation des corps de trois des victimes du massacre : Eumenedis Ysoida Gutiérrez Rojas, Sor Fanny Alonso Salazar et Julio Cesar Farias. Il aura fallu attendre tant d’années et l’avènement du processus bolivarien pour que le gouvernement rouvre l’enquête sur Cantaura pour, d’une part reconnaître son caractère de massacre et, d’autre part identifier et juger les coupables, seul moyen pour les familles des victimes de faire leur deuil. Mais également, il s’agit pour elles de reconnaître les corps et de comparer les ADN pour vérifier les identités. Alors que, sous surveillance policière et dans un périmètre délimité l’on procède à l’exhumation, nous nous entretenons avec une proche de victime : « Cantaura n’a été que le paroxysme. Dans ces années, il n’y avait aucune justice, c’était une véritable dictature, quoi qu’on en dise. La méfiance était partout. Un jour, l’armée est venue dans mon quartier, elle soupçonnait qu’il y avait des guérilléros. Elle s’est installée dans ma maison, avec le tank au coin de la rue et des effectifs sur ma terrasse. Cela a duré deux mois. Partout était la peur, car l’armée ne cherchait pas de preuves. Il suffisait qu’elle ait un soupçon sur les activités d’une personne et celle-ci pouvait être exécutée. Tout refus de coopération été perçu comme un soutien implicite à la guérilla et donc motif d’exécution. Dans les campagnes, les paysans disparaissaient, ou étaient emprisonnés et torturés. Il n’y avait aucun moyen de faire valoir nos droits, le gouvernement ne faisait rien, les militaires agissaient dans une totale impunité. »

Ce genre de situation n’est pas limitée au Venezuela, cette politique a été menée dans toute l’Amérique Latine, cette tristement célèbre doctrine de « contre-insurrection » avec son cortège de militaires instruits au Panama dans l’Ecole des Amériques, (avec des instructeurs français déjà "formés" en Algérie) à la torture, à accepter d’aller contre les droits de l’homme pour mener la guerre aux mouvements armés. Cette technique de contre-insurrection si chère au président américain Ronald Reagan que celui-ci l’entreprit également en Amérique Centrale avec les milices paramilitaires contre insurrectionnels, plus connues sous le nom de « la contra », au Salvador, au Nicaragua, faisant plusieurs centaines de milliers de morts.

Mais il ne faut pas oublier que c’était aussi une véritable guerre sociale. Les deux sont indissociables. La lutte contre insurrectionnelle visait avant tout à empêcher tout changement de gouvernement, de régime politique et la victoire de forces qui contestaient l’impérialisme américain en Amérique Latine. C’est ce qui fait dire à notre interlocutrice « Cantaura, et les autres massacres qu’il y a eu au Venezuela, ont pour conséquence directe l’explosion sociale de 1989 (Caracazo : 3000 morts), la tentative de coup d’Etat des militaires bolivariens de 1992, et du processus de la Révolution Bolivarienne aujourd’hui. Les moyens diffèrent mais ceux de Cantaura se battaient déjà pour le socialisme. Voila pourquoi il faut honorer leur mémoire et faire éclater la vérité. »

Un autre proche des victimes nous conte cette anecdote : « C’était quelques années avant sa disparition. J’étais à l’université avec Sor Fanny, je la croise au détour d’un couloir et elle me dira : « Je sais que je vais mourir. Mais je mourrai heureuse ». C’est la dernière fois que je l’ai vue. »

Aujourd’hui, avec le processus, les langues se délient peu à peu. Personne n’osait jusque là dire « Untel a été exécuté », on parlait de disparus, ou de quelqu’un qui est parti, rien de plus. Mais la peur demeure. Car tous ici savent et sont persuadés que si demain le processus s’arrête, tout ceci recommencera, la délation, la répression, les massacres. Alors, ici aussi, ils feront tout pour faire vivre ce processus démocratique, populaire et révolutionnaire, seul moyen d’honorer la mémoire de ces combattants pour la liberté.

Grégoire Souchay
http://escapades-bolivariennes.blogspot.com

Plus d’informations : http://cantauravive.blogspot.com/

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