À plusieurs occasions, j’ai demandé à mes étudiants quelles seraient les principales raisons de dire qu’il fait bon vivre à Cuba. La majorité des réponses étaient liées à l’accès à la santé, à l’éducation et à la sécurité sociale, qui effectivement sont les piliers de notre modèle socialiste. Cependant, pour les personnes les plus jeunes, ces réalités sont tellement intégrées à leur vie quotidienne qu’elles en deviennent trop banales ou restent figées dans un discours qui, à force d’être répété, perd de son intérêt.
J’irais jusqu’à dire qu’il existe un modèle cubain de bien-être qui a été assimilé avec une telle familiarité acritique qu’il en est devenu invisible à nos yeux mais, paradoxalement, il est présent dans le discours de nombreux Cubains qui ne vivent plus dans notre pays –
précisément qui ont perdu ce mode de vie – ou dans celle de visiteurs qui vivent d’autres réalités dans leur pays d’origine. À propos de la vie quotidienne à Cuba, ce sont des difficultés dont on parle le plus souvent, notamment celles à caractère économique, alors que l’on n’entend peu parler de nos avantages et de nos forces.
Les récits entendus en consultation m’ont amenée à réfléchir longuement sur notre socialisme, vu comme une culture et une civilisation alternative. Lorsque les psychologues et autres spécialistes, nous avions participé à la bataille pour le retour d’Elian Gonzalez, l’enfant cubain retenu aux États-Unis, cette question était revenue avec force (1). Récemment, j’ai eu l’occasion de m’entretenir avec plusieurs personnes âgées rapatriées, avec des enfants qui, sur décision de leurs parents, devaient aller vivre dans d’autres pays, ou avec des jeunes gens qui sont revenus d’Espagne après avoir été jetés à la rue parce qu’ils ne pouvaient pas payer leur loyer, si bien que je me suis de nouveau posée la question du modèle cubain de bien-être, à partir de leurs expériences vécues.
Je me souviens que lorsqu’Elian était aux États-Unis, lorsque son grand-père Juanito lui disait au téléphone qu’il était en train de lui fabriquer une carriole, le lendemain l’enfant apparaissait à la télévision avec une voiture électrique qui ressemblait à une vraie voiture, lorsque les grands-parents ou son père lui disaient qu’il manquait à son petit chien, le lendemain Elian apparaissait avec un chiot labrador qu’on lui avait offert, et lorsqu’on lui disait qu’on lui avait acheté un livre d’Elpidio Valdés, il apparaissait avec un costume de Batman. Pourtant, l’affection de sa famille, l’amour de tous ceux qui l’attendaient, la solidarité de ses camarades de classe, de ses instituteurs, ont été plus forts que toutes les choses matérielles du monde.
Je discutais récemment avec un homme âgé qui a pris la décision de ne pas retourner aux États-Unis après y avoir vécu 19 ans. Il me disait : « C’est vrai, docteure, là-bas on vit très confortablement, mais ce n’est pas tout dans la vie. Là-bas, « tu n’es personne, tu n’existes pour personne ». Il me racontait qu’il restait de longues heures tout seul chez lui, en attendant le retour de ses enfants et de ses petits-enfants, qu’il restait enfermé parce qu’il ne pouvait pas sortir, sous prétexte qu’il était vieux et qu’on ne lui permettait pas de conduire, et dans la journée le quartier où il vivait « ressemblait à une maquette » : on n’y voyait personne et personne n’avait de temps à perdre pour discuter un moment.
Lors d’une visite qu’il fit à son autre fille qui vit à Cuba, il décida de ne pas repartir. Il me racontait qu’il fait de la gymnastique au parc, qu’il joue aux dominos l’après-midi, qu’il surveille les devoirs de son petit-fils et de deux de ses copains, qu’il a retrouvé quelques amis de la « vieille garde » et qu’avec les quelques sous qu’on lui envoie et l’aide de sa famille ici, il a largement pour couvrir ses frais.
Il me dit textuellement ceci : « Certains me disaient que j’allais revenir vers l’enfer, mais en réalité, docteure, je me sens au paradis. » Évidemment, son mode de vie aujourd’hui, ce n’est pas le paradis, mais il lui procure un bien-être supérieur.
Un jour, j’ai reçu en consultation l’enfant de deux diplomates, qui était venu en vacances et qui ne voulait pas repartir avec ses parents à l’ambassade où ils travaillaient. Il était « révolté », en pleine « grève » : il demandait à rester avec sa grand-mère, il ne voulait pas repartir, il n’aimait pas vivre là-bas. Quand j’ai demandé à ses parents de m’expliquer ce qu’il se passait, ils m’ont raconté que là-bas il devait vivre enfermé pour des raisons de sécurité ; il avait très peu de camarades de classe avec lesquels jouer après l’école, et ses cousins qu’il adorait, lui manquaient. « Dès qu’il revient ici, c’est comme si on lui rendait la liberté, me disaient les parents : il va au parc au coin de la rue avec les copains du quartier, il va se promener avec ses cousins, il joue au baseball et au foot en pleine rue, il passe ses journées entouré de ses grands-parents, de ses oncles et des voisins. » Au cours de l’entretien, l’enfant, m’a raconté que ses cousins lui disaient qu’il était stupide de vouloir rester à Cuba alors qu’il avait l’occasion de vivre dans un autre pays, et le garçon me disait : « Quand je suis ici, la pizza aux poivrons me manque beaucoup, mais je t’échange un million de pizzas pour rester vivre à Cuba tout de suite. »
Un jeune revenu d’Espagne me racontait qu’il avait perdu son travail et qu’évidemment il n’avait pas d’argent pour payer son loyer ; la propriétaire lui avait donné un délai de trois mois, mais comme il ne pouvait pas payer, elle l’avait jeté à la rue. Le plus triste dans ce cas, c’est que personne, pas même ses amis ne lui avaient tendu la main, car, disaient-ils, à cause de la crise chacun « devait se débrouiller comme il pouvait ». Il a dû revenir à Cuba car il n’avait qu’un seul choix : dormir dans le métro ou revenir chez ses parents. « Finalement, me disait-il, ceux qui sont prêts à t’accueillir, ce sont toujours les tiens ».
J’ai réfléchi à ces témoignages qui pourraient être bien utiles à tant des jeunes qui ne trouvent aucun avantage à vivre à Cuba, qui ne pensent qu’à une vie « de progrès » à l’étranger ou qui surestiment la vie ailleurs comme une vie de réussites et d’opportunités. Et je me demande : qu’avons-nous ici qui manque à d’autres lieux ? Qu’ont découvert l’enfant, la personne âgée et le jeune revenu d’Espagne, à partir de leurs expériences ailleurs, qu’est-ce que nous ne voyons pas ici ? Le modèle de vie que proposent les sociétés capitalistes contemporaines constitue-t-il réellement un modèle de bien-être aujourd’hui, même s’il est vendu par les médias comme « le rêve de la terre promise » ?
Parlons-nous aujourd’hui de bonne vie ou de bien vivre, de vie remplie ou de vie pleine ? Le développement économique et technologique est-il le seul moyen d’assurer le bien-être personnel et social ?
Je vais tenter de faire une synthèse, en partant de ces expériences professionnelles, dans lesquelles pourraient bien se trouver certaines des bases de notre modèle cubain de bien-être.
PAS DE SENTIMENT D’EXCLUSION, PAS D’« ANOMIE SOCIALE »
Il s’agit d’une question aux connotations spirituelles et éthiques profondes.
Quand on arrive dans un quartier à Cuba et qu’on cherche l’adresse de quelqu’un, on nous dit généralement : « Il habite dans cette maison ». Les Cubains, nous avons tous un nom et une biographie parce que nous avons tous des espaces d’appartenance (famille, école, communauté, lieu de travail) et de participation sociale. Nous avons tous assumé des responsabilités, assisté aux réunions dans le quartier, nous sommes allés à notre cabinet médical, nous votons dans le même bureau, nous achetons les produits « normés » au marché ou nous avons le même « mensajero » (coursier). Bien sûr, il nous arrive de dire : « Les mêmes têtes tous les jours ! », mais c’est justement là que réside un espace vital aux dimensions humanistes et solidaires immenses.
L’anomie sociale qui s’exprime, dans les paroles du grand-père par « tu n’existes pas », est tout le contraire de ce que nous vivons à Cuba. L’anomie sociale est le fait de vivre sans avoir de lieu, sans être reconnu ou remarqué, et il ne s’agit pas d’un lieu physique, mais d’un lieu symbolique, un lieu d’appartenance et de participation, un lieu qui donne sens à la vie. Vivre dans le « non-lieu », c’est se sentir isolé, dans une solitude existentielle, c’est se sentir étranger, et c’est un des problèmes du monde actuel. Même les lieux où cohabite aujourd’hui beaucoup de monde sont des « non-lieux » plutôt que des lieux de rencontre.
Il paraît incroyable que dans un métro bourré quotidiennement par des centaines de voyageurs, personne ne se parle et que les gens sont plus intéressés par leur téléphone portable, dans une sorte d’autisme technique, que par le contact de personne à personne. Les aéroports ou les supermarchés (cathédrales de la consommation) sont autant de « non-lieux » : beaucoup de monde autour de vous et absolument aucun contact. Si vous tombez, personne pour vous aider à vous relever, parce qu’en plus, il existe tellement de lois concernant les « droits citoyens » qui sont censées protéger les personnes d’un point de vue individualiste que personne n’osera vous toucher car il existe le risque d’être accusé de « harcèlement sexuel ». Le « non-contact » et l’indifférence sont réglementés.
Aujourd’hui, la réalité sociale dans d’autres pays fait que la société facilite plus l’exclusion que l’inclusion. À Cuba, même s’il existe des inégalités sociales comme conséquence des réalités économiques actuelles, notre projet politique vise à promouvoir l’inclusion sociale afin de supprimer la distance entre les genres, les couleurs de peau, les capacités physiques et l’orientation sexuelle. Le système social cubain, malgré les difficultés et les contradictions, tente de construire un monde dans lequel chacun a une place, et où la réciprocité humaine spontanée se construit à partir de ces conditions. Dans l’« autre géographie », sur la carte de la globalisation néolibérale, divisée en classe, les relations interpersonnelles sont détériorées par de multiples discriminations, si bien que les uns sont séparés des autres par des frontières invisibles, qui empêchent l’intégration et la participation.
LES DIFFÉRENTS ESPACES DE SOCIALISATION
Les espaces de socialisation tiennent une place importante dans la vie, à travers le réseau social qui est un soutien pour tout sujet car il est évident que c’est dans cet espace qu’une personne peut s’épanouir. Actuellement, les familles vivent isolées partout dans le monde, et plus le niveau de vie est élevé, plus le mode de vie cloîtré dans sa maison se développe.
Personne ne connaît son voisin, personne ne sait qui il est. Chez eux, les membres de la famille ont peu de moments en tête-à-tête, parce que l’invasion de la technologie est telle qu’un père peut être en train de « chatter » avec un collègue au Japon et ne pas avoir la moindre idée de ce que fait son fils dans la chambre d’à côté. Des études réalisées dans plusieurs pays ont révélé que le temps de conversation en tête-à-tête qu’un père consacre à ses enfants ne dépasse pas 15 minutes quotidiennes.
Le peu de temps consacré à la famille ou à d’autres espaces communautaires est une des grandes conséquences du modèle capitaliste hégémonique actuel. Pendant la semaine, la famille « n’existe plus » en tant que groupe : les horaires de travail extensifs, le pluri-emploi des parents qui doivent résoudre les exigences de plus en plus nombreuses de consommation font que les anciennes habitudes et les traditions familiales ont disparu de la vie quotidienne.
Selon des psychologues et des sociologues, la solitude de l’enfant et l’absence de relations pour la personne âgée sont la plus grande conséquence de cette réalité. De nombreux enfants de la classe moyenne ou de la classe moyenne supérieure reviennent de l’école sans qu’un adulte ne soit présent à la maison avant des heures avancées de la soirée ; certains sont gardés par une nourrice qui leur prépare les repas, mais qui ne saurait remplacer l’affection et l’attention des parents.
Les moyens technologiques apparaissent comme l’antidote de la solitude, mais sans aucune restriction de la part des adultes, au risque de produire une addiction aux jeux vidéo, d’augmenter la violence et de stimuler l’érotisation précoce. Aujourd’hui, il est rare que les enfants et les adolescents disposent de places publiques, de rues ou de parcs en plein air comme lieux de rencontre, car il n’y a pas de sécurité citoyenne. Les univers spatiaux-temporels du réseau urbain destinés à la jeunesse sont considérés comme des lieux menaçants et dangereux plutôt que comme des espaces de loisirs et de construction de liens sociaux. À Cuba, les parcs et les places restent des lieux de socialisation pour les différentes générations. La famille cubaine est liée par des réseaux sociaux d’échange, avec les voisins, avec les organisations, avec l’école, avec les parents, y compris pour les émigrés. Ce qui identifie le mode de vie des Cubains, ce sont les espaces de socialisation, un tissu social qui n’exclut personne et où tout le monde a un nom.
Je dirais que la cellule de base de la société cubaine, en dehors de la famille en tant que foyer, est constituée par un réseau social d’échange, familial ou de voisinage. Ce tissu social en réseau représente une des plus grandes forces invisibles du modèle cubain de bien-être. C’est là que réside la plus importante réussite de notre processus social : la solidarité sociale, la contention sociale et l’échange social permanent. Ce capital n’est perceptible que pour celui qui le perd et qui commence à vivre une réalité différente à l’étranger.
Malgré les difficultés économiques et les problèmes non résolus, la famille continue d’occuper une place privilégiée : une famille qui commence à vivre intensément à la sortie de l’école quand les enfants et les adolescents reprennent leur vie familiale et communautaire. La famille cubaine ne vit pas portes closes. On peut frapper à la porte d’un foyer cubain plusieurs fois dans la journée, que ce soit les agents de la fumigation contre les moustiques, les voisins, l’infirmière, les dirigeants du quartier, les vendeurs au porte à porte. Il faut sortir tous les jours pour aller au marché, aller chez les voisins chercher ses courses, jeter les ordures, aller à la pharmacie, chercher les enfants à l’école… La vie familiale est multi-générationnelle : toutes les générations interagissent, la majorité des personnes âgées ne vit pas en maison de retraite, leur véritable espace étant généralement dans la communauté.
LA SOLIDARITÉ SOCIALE À CONTRE-COURANT DE L’INDIVIDUALISME
Sur le plan international, le bien individuel est plus important que le bien social. Le modèle de développement économique place les personnes face au désir de vivre « mieux » (parfois aux dépens des autres) au dessus du vivre bien pour tous.
Aujourd’hui on a coutume de dire : « Je ne fais de mal à personne, que personne ne vienne fourrer son nez dans ma vie ; pour moi, ça va bien, c’est mon corps, c’est ma vie, c’est mon espace. » On privilégie ce qui va apporter le plus de bénéfices. Le « je » a remplacé le « nous ». Dans ce monde hégémonique, on qualifie positivement la conduite égoïste de « rationalité instrumentale » alors qu’en réalité cette rationalité dissimule une grande insensibilité sociale.
Dans notre pays, la solidarité sociale existe, même si aujourd’hui nous vivons une sorte de parallélisme entre nos comportements solidaires et l’insensibilité de certaines personnes. La socialisation du transport ou « botella » (auto-stop), par exemple, l’attitude des voisins, la famille, le partage des téléphones particuliers, les échanges d’uniformes scolaires, de certains médicaments, le prêt de sa maison comme salle de classe après le passage d’un ouragan qui a détruit l’école, sont des exemples de nos échanges solidaires.
Une jeune fille en internat à l’école Lénine me racontait que chaque semaine dans son groupe d’amies – comme dans tous les groupes – les élèves mettaient en commun tous les aliments qu’elles avaient apportés et les partageaient équitablement. Ainsi, elles mangeaient toutes la même chose, indépendamment que certaines pouvaient apporter plus de choses que d’autres. Pour elles, le plus important, c’était l’amitié et la fraternité.
LA CRÉATIVITÉ ET L’INTELLIGENCE COLLECTIVE
À Cuba, l’on peut discuter et avoir de nombreux échanges sociaux, et l’on peut aussi s’offrir le luxe d’avoir une bonne conversation avec beaucoup de gens. Nous savons tous quelque chose, nous pouvons tous donner une opinion ou avoir de bonnes idées. Nous avons une culture politique, une culture sportive et certains sont connaisseurs en art.
Nous avons un capital culturel accumulé qui fait partie de notre patrimoine social et du bien-être invisible. Nous sommes cultivés, et c’est le résultat des niveaux d’enseignement atteints. Les Cubains et les Cubaines, nous impressionnons par notre capacité à converser, à exposer des idées et des critères. Un de mes grands problèmes, en tant que psychologue clinicienne, lorsque je m’occupe de quelqu’un, c’est que les séances prennent beaucoup de temps, parce que nous sommes habitués à converser. Certains viennent avec une liste écrite pour ne rien oublier de ce qu’ils avaient à dire. Nous prenons notre temps et c’est un luxe à notre époque, alors que personne ne veut perdre son temps, et que partout dans le monde, on vit avec le syndrome de la vitesse.
Lorsque je me rends dans des pays latino-américains pour donner des cours, les étudiants présentent, dans leurs travaux sur la famille, une réalité familiale et sociale qui me laisse perplexe, à cause de la quantité de problèmes sociaux accumulés, non seulement dans les familles pauvres, mais aussi dans toutes les classes sociales.
Je me rends compte à travers ce que j’entends que nous sommes à des siècles de distance, parce que leurs problèmes ne sont pas d’ordre économique mais ils sont plutôt liées à l’ignorance, la pauvreté mentale accumulée, les stigmates sociaux, les préjugés de classe, de genre, de race, la violence contre les femmes, les solutions magiques sans fondement scientifique à des problèmes, l’abus sexuel des enfants, la polygamie, les tares génétiques dues à une sexualité irresponsable. Ce sont des problèmes quotidiens qui sont associés au chômage, à l’absence de programmes sociaux de prévention. Ce qui pour nous est l’exception est pour eux le quotidien.
En tant que professeur, je sens que notre population est cultivée et développée, et nous le vivons sans même nous en rendre compte. Même si notre quotidien semble être insignifiant, il reste la grande toile de fond de l’Histoire.
Certains jeunes émigrés se rendent compte souvent de cette réalité sociale si différente lorsqu’ils y sont confrontés.
COMMENT RENFORCER NOTRE MODÈLE DE BIEN- ÊTRE ?
Le nouveau modèle économique a, entre autres objectifs, l’augmentation de la productivité. Il a pour but le renforcement de notre modèle de bien-être qui représente une alternative à l’anti-modèle dominant, une conception que partage également l’ensemble des peuples indigènes du continent et du monde, et qui tire ses racines d’une longue tradition dans les différentes manifestations religieuses.
Pour tous ces projets de société, y compris le cubain, l’objectif de développement n’est pas de posséder toujours davantage, mais d’ « être » davantage, ce n’est pas accumuler davantage de richesses, mais davantage d’humanité. Il propose de vivre bien et non pas de vivre mieux, ce qui implique solidarité, pratiques de réciprocité et volonté de parvenir à un équilibre avec l’environnement, et en même temps d’améliorer les conditions de vie de la population. Cependant, l’amélioration des conditions de vie ne pourrait à elle seule résoudre les problèmes sociaux qui se sont accumulés.
La dimension économique ne saurait être isolée des dimensions sociales, culturelles, historiques et politiques qui donnent au développement un caractère intégral et interdisciplinaire, permettant de récupérer le sens du bien-être et du bien vivre comme objectif fondamental.
Il n’y a pas besoin d’être un scientifique social pour se rendre compte que, à la marge des conditions de vie, nombreuses sont les personnes et les familles qui bien plus que dans la pauvreté matérielle se sont installées dans la pauvreté spirituelle. Certaines d’entre elles souffrent de pauvreté spirituelle, ce qui s’exprime par des modes de vie éloignés de la plus élémentaire décence, loin des réalités de notre pays. Elles se montrent avides de biens matériels superflus, avec des aspirations contraires au bien-être collectif. Une culture de la banalité et de la frivolité propre au modèle hégémonique actuel.
L’accumulation de problèmes matériels, du fait de la profonde crise économique que nous avons traversée dans les années 90, a considérablement détérioré les valeurs sur le plan social.
Les valeurs ne sont pas seulement des principes, elles doivent se traduire dans nos comportements. Si nous contredisons les principes dans notre pratique, nous sommes en fait face à une crise des valeurs. Cuba n’est pas à l’abri des influences hégémoniques du monde unipolaire. Nous devons continuer à construire un modèle alternatif de bien-être, « contre vents et marées », malgré toutes les influences de la colonisation de la subjectivité, y compris, malgré l’effet modulaire de nos politiques sociales. Sur le marché, les valeurs ne comptent pas : seule compte la possibilité de consommer. Les non consommateurs se considèrent comme des êtres humains « non reconnus », exclus de tout type de reconnaissance sociale.
Le monde d’aujourd’hui est saturé d’informations, certaines intéressantes, d’autres médiocres et superficielles. Pour augmenter les ventes, les médias de l’actuel modèle hégémonique n’hésitent pas à faire l’éloge de la banalité. Nous sommes assaillis par les divertissements, les téléfilms, les séries et les films de violence qui ont un tel pouvoir de séduction incroyable qu’elles attrapent le téléspectateur, avec le risque d’être entraîné dans l’oisiveté et l’addiction (drogue, alcool, pornographie, argent facile, jeux de hasard, jeux vidéo).
Lorsque Ghandi, prix Nobel de la Paix, signalait les sept péchés capitaux de la société contemporaine, il faisait précisément allusion au contexte mondial dans lequel nous sommes immergés : la richesse sans travailler, le plaisir sans la conscience, la connaissance inutile, le commerce injuste, la science sans humilité, l’adoration sans le sacrifice et la politique sans principes.
La publicité et le marché associent généralement le bien-être au plaisir, à l’« avoir », au succès et au statut social.
Il est certain que le manque de culture favorise la tendance à penser que le bien-être réside dans l’ « avoir », à se laisser prendre par toutes sortes d’offres de consommation qui fleurissent comme de la mauvaise herbe, et à se laisser dominer par l’ignorance. L’éthique de l’être exige une formation morale, une éducation familiale, généralement une éducation d’une plus grande envergure. C’est là le pari que nous devons faire pour notre société.
ENCOURAGER LA SOLIDARITÉ SOCIALE
Avec l’augmentation du travail indépendant, la communauté représente l’espace de vie de nombreuses familles. Les liens entre la famille, la communauté, les organisations politiques et sociales et le travail se développent. Par ailleurs, les nouveaux espaces constituent une occasion parfaite pour renforcer la vie communautaire, en même temps que le travail au bénéfice du bien-être commun. Cuba peut faire la différence en ce qui concerne le sens de la solidarité et de la solidarité sociale.
Il est important de développer une culture solidaire et une responsabilité sociale pouvant servir d’antidote à la pénétration de la culture mercantile, de conserver une éthique solidaire afin de ne pas abandonner le projet collectif, même si le nom, – et pas l’idée du travail à son compte – suggère une certaine déconnexion sociale, qui ne représente pas notre éthique solidaire.
RENFORCER L’ESPACE COMMUNAUTAIRE
Aujourd’hui, la famille et la communauté ont gagné en importance à Cuba en temps qu’espaces de vie. Lorsqu’un visiteur observe notre mode de vie communautaire, il dit parfois qu’autrefois l’on vivait ainsi dans son pays, mais qu’il y a plus de 10 ans que l’on vit « portes fermées » et que les « maisons sont vides une grande partie de la journée ». Cela est dû en grande partie à l’apparition de nouvelles technologies, aux horaires de travail de plus en plus étendus, aux changements de lieu d’habitation et de travail répétés, et aux villes toujours plus grandes et plus peuplées.
La croissance exacerbée de l’individualisme rend de plus en plus difficile le fait de ressentir un sentiment communautaire. En effet, la communauté s’est réduite au simple noyau familial, et dans ces circonstances, il est très facile de tomber dans l’isolement qui entraîne la solitude et la dépression, créant un grand collapsus social, avec des résultats aussi inquiétants que l’augmentation de la violence, de l’abus de drogues et des maladies mentales.
Lorsque les personnes de tous âges, les groupes sociaux et culturels ont le sentiment d’appartenir à une communauté, elles ont tendance à être plus heureuses et sont en meilleure santé ; le réseau social devient plus fort, plus stable et plus solidaire. Une communauté forte apporte beaucoup d’avantages, aussi bien à l’individu qu’au groupe, en favorisant l’amélioration de la société. Nous avons un grand défi devant nous : que nos portes restent ouvertes, que nous ne perdions pas la sensibilité envers les autres, envers notre quartier et son environnement, que nous continuions à nous préoccuper du bien-être collectif.
Les diverses formes d’insertion à l’économie n’ont pas détérioré le tissu social existant. Nous ne sommes pas une société stratifiée en classes sociales, mais tissée en réseaux familiaux, de voisinage et sociaux, et nous maintenons une éthique solidaire.
L’important, c’est de trouver des solutions novatrices à de nombreux problèmes qui existent dans la communauté, conçue comme espace permettant d’apporter des solutions. Pour y parvenir, il faut une plus grande dynamique de la communauté dans sa capacité d’influer sur les problèmes locaux, en maintenant l’implication des citoyens dans la vie sociale, en prenant soin de nos espaces, de nos anciens, des enfants, des femmes, des personnes handicapées, et surtout il est important de maintenir la responsabilité sociale dans l’éducation des jeunes générations.
Compte tenu de tous ces éléments, nous avons la responsabilité sociale de préserver notre modèle cubain de bien-être, car notre pays dispose de conditions sans précédent pour marquer la différence. Nous devons continuer à résister à la colonisation culturelle et à la subjectivité, car le grand défi, c’est de proposer d’autres modèles d’être humain et de collectivité qui indiquent réellement les voies d’une véritable humanisation.
Patricia Arés Muzio
(1) Elián González : un Cubain de cinq ans, séquestré du 25 novembre 1999 au 28 juin 2000 par une partie de sa famille à Miami après que sa mère fut décédée dans un naufrage au cours d’une traversée illégale à travers le détroit de la Floride. Le père légitime, vivant à Cuba, réclamait le retour de l’enfant. Il fallut une extraordinaire mobilisation du peuple cubain pour que la Justice états-unienne autorise le retour de l’enfant auprès de son père qui avait le tort de vivre à Cuba et de ne pas vouloir en partir.
(Note du GS).