Le seul problème que me pose ce livre, c’est qu’il n’est pas ce qu’il dit être. Il s’affiche comme " roman " , ce qui, à l’évidence, n’est pas exact, et il prétend nous offrir un portrait de Maurice Herzog par sa fille alors que l’ancien résistant, alpiniste et ministre de droite n’est qu’un des personnages de cette sidérante saga familiale. Je dirais que le " héros " de ce livre, c’est Laurent, le frère aîné de l’auteur, celui qui a pris en pleine figure les contradictions et la névrose familiales, et qui en est mort. Le plus édifiant dans ce texte, ce n’est sûrement pas la conquête escamotée de l’Annapurna, qui nous a tant fait rêver, nous les gosses des années cinquante (http://bernard-gensane.over-blog.com/article-annapurna-premier-8000-110820389.html), c’est l’arrière-plan familial, la vieille aristocratie collaborationniste des Brissac et des Schneider face au jeune loup de droite, héros des cimes puis redoutable homme d’affaires.
Avant d’être un formidable écrivain (quel style !), Félicité - qui doit son prénom à celui d’une conquête anglaise de son père ! - est l’héritière des aciéries du Creusot et des Brissac (http://fr.wikipedia.org/wiki/Maison_de_Cossé-Brissac), puis l’épouse de Serge Weinberg, président de Sanofi, cette entreprise qui préfère les profits financiers à la recherche et aux travailleurs. Weinberg est un proche d’Attali et de Fabius. Félicité a voté Hollande à la présidentielle à cause de la lepénisation du programme de Sarkozy. Quand elle n’écrit pas, Félicité Herzog est directrice adjointe d’une filiale d’Aréva, après avoir exercé ses talents à la Banque Lazare de New York, dont elle livre dans ces pages une description saisissante.
Pour Félicité, son père se caractérise par un désir « inextinguible » de sublimation un donjuanisme « compulsif » (DSK est un prude à côté d’Herzog). Il présente sans vergogne ses petites amies à sa fille. Des proies de tous acabits : nurses, filles au pair, parentes, amies de sa femme, interprètes de voyage. Il s’accorde d’autant plus tous les droits qu’il s’est parachuté dans une famille où l’on ne jurait que par les Laval, les Chambrun, les Morand, une famille qui a fréquenté Drieu la Rochelle et Arno Breker, qui s’est régalée en 1941 de l’exposition « Le Juif et la France » au palais Berlitz (http://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Juif_et_la_France).
Marie-Pierre, la mère de Félicité, est une femme brillante et indépendante. Au sortir de la guerre, elle connaît un amour partagé avec Simon Nora, un inspecteur des Finances de vingt-cinq ans, juif, résistant, compagnon de route des communistes, puis proche de Mendès-France, Servan-Schreiber et Chaban-Delmas. Scandale dans la famille, une des seules de la noblesse française « à ne pas être enjuivée ». La famille la fait enfermer dans une clinique psychiatrique en Suisse. Nora l’enlève le 12 novembre 1946. Ils se marient, ont deux enfants et divorcent en 1955.
En 1959, Marie-Pierre rencontre Herzog. Il n’a pas de fortune mais il est ministre, un héros national (le « champion d’un alpinisme d’État contre l’esprit de cordée ») qui la réconciliera avec son milieu. Et puis « Herzog » signifie « duc » en allemand… Ils se marient en 1962. Laurent naît en 1965. Madame De gaulle envoie une jolie layette bleue à cet enfant de divorcée (http://bernard-gensane.over-blog.com/article-regrettons-tante-yvonne-110853168.html). Trois ans plus tard, une rivale, gardée sous le coude depuis des années, s’installe dans sa propre maison à Chamonix. Marie-Pierre s’efforce alors de faire un enfant dans le dos à Maurice. Ce sera Félicité.
Tout petit, Laurent est " différent " : il ne regarde personne, ne parle pas, souffre de somnambulisme. La mère de Félicité s’étiole. L’intellectuelle brillante, un temps proche de Merleau-Ponty, Lacan, Derrida, « n’est plus qu’un astre éteint ». Adolescente, Félicité se pense en Antoine Roquentin. Effarée, l’une des soeurs de son établissement religieux lui demande si elle envisage de se livrer à la prostitution !
Laurent et sa soeur vont de plus en plus mal, pressentant qu’ils ne passeront pas tous les deux le cap de l’adolescence. Le « héros » est indifférent, sauf lorsqu’en vrai prédateur, il prend sa fille en photo de manière symboliquement incestueuse :
« Les photos se succédaient, puis il s’approcha, et dressant son avant-bras tendu vers le haut, me murmura avec un petit rire de séducteur expérimenté qui vous veut du bien :
" Tu verras, ma petite, comme toutes les femmes, c’est cela que tu aimeras, un sexe dur qui te fera bien jouir. »
Le héros gaulliste se rapproche de Jean-Marie Le Pen, « un type exceptionnel », dit-il à sa fille qu’il traîne de force à un repas en compagnie de l’homme de Montretout.
Laurent se perd dans des travaux intellectuels absurdes qui le coupent complètement du monde. La famille ne veut rien comprendre de la schizophrénie du jeune homme :
« Il était intolérable à notre univers, dans lequel tout ne devait être que réussite, puissance, filiation superbe, séduction et légende, d’avoir un malade, mental de surcroît. »
Pour Maurice, Laurent est un lâche qui ne reconnaît pas qu’il est responsable de sa maladie. Alors, à l’âge de trente-quatre ans, Laurent tombe en bas d’un escalier, foudroyé par une crise cardiaque. La femme de ménage portugaise annonce la mort du frère à la soeur : « Morto ! Morto ! ». Il se plaignait du coeur depuis un bon moment, mais personne n’avait eu l’idée de l’emmener chez un cardiologue.
Maurice n’ira jamais se recueillir sur la tombe de son fils.
Paris : Grasset, 2012.
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