Si les attentats du 11 septembre sont une donation de sens - celui de la guerre des civilisations - les attentats de Toulouse et de Mautaubant donnent à voir un pas de sens. La stupeur que provoque cette affaire réside moins dans le caractère violent de l’évènement que dans la manifestation de toute puissance du pouvoir, celle de tout faire et de le montrer. C’est cette spécificité que les commentaires interdisent d’analyser en produisant du sacré, en donnant la primauté au sens, celui de la guerre du bien contre le mal. Tout ce qui pose un questionnement est traité comme profanation des victimes et comme « complotiste », c’est à dire comme profanation du pouvoir.
Les premiers commentaires relatifs à l’affaire Merah se caractérisaient par le manque d’analyse et par l’absence de référence à la matérialité des faits. Les informations données n’ont pas été confrontées. Le non sens de ce qui est exhibé n’a été relevé à aucun moment. Au contraire, il a été déplacé derrière le sens immédiatement donné à l’évènement. Aucun étonnement n’est apparu. Aucun questionnement ne pouvait avoir lieu car la réponse était déjà là , inscrite par le sens révélé, avant qu’une question puisse être posée.
Les commentaires à chaud ont fait immédiatement référence à l’affaire Breivik et aux attentats du 11 septembre. Ils ont ainsi invoqué les différentes incarnations d’un sens originaire, celui de la guerre des civilisations, dont l’affaire Merah ne pouvait qu’être un nouveau mode d’apparition, une nouvelle épiphanie [1]. Ainsi, la Chose en soi, la guerre du bien contre le mal, existerait à travers une multiplicité de manifestations, dont celle des tueries de Toulouse et de Mautaubant.
Croire en l’image que l’on ne peut voir.
Les preuves irréfutables de la responsabilité de Merah dans la série d’attentats seraient contenues dans des images vidéos que le tueur aurait lui-même enregistrées. Mais, elles ne seront pas montrées. Il nous est alors demandé un surcroît de croyance envers l’invisibilité, celle de « l’évidente culpabilité » du « suspect principal ». Le procureur de la République de Paris, François Molins a déclaré que Mohammed Merah a filmé chacune des tueries des 11, 15 et 19 mars, à l’aide d’une mini caméra, une GoPro, habituellement utilisée par les plongeurs ou les sportifs.
Merah, ou l’un de ses proches, aurait eu le temps d’envoyer, au siège parisien d’Al-Jazira, ce montage de 25 minutes sur les tueries de Montauban et de Toulouse. La chaîne TV qatarie aurait remis la clé USB à la police judiciaire française. Selon Al-Jazira, la vidéo est accompagnée de musique et de versets du Coran [2]. Une autre clef USB, contenant le même montage, aurait été retrouvée sur le cadavre. En fouillant les ordinateurs de la famille, les enquêteurs n’ont pas trouvé trace d’images envoyées sur internet [3]. L’enquête n’a pas révélé pourquoi Merah et ses « complices présumés » n’ont pas immédiatement diffusé ces images sur le net, au lieu de les stocker sur sur des clefs et ainsi de s’en remettre au bon vouloir des médias afin d’en assurer la diffusion. Ici aussi, l’identité produite par l’image se substitue à la différenciation du langage. Elle repose sur une référence identitaire entre un tueur islamiste et une chaîne de télévision arabe.
Suspendre la matérialité des faits afin de jouir de l’image
Cette caméra, « dont il était sanglé », aurait permis au tueur d’enregistrer « des scènes extrêmement explicites ». Ces éléments ne peuvent être vus. Ils ne sont même pas décrits, ni commentés. Ils ne sont pas traduits en mots permettant de les saisir. La preuve réside dans le marquage de la lettre, celle des termes « extrêmement explicites ». Cela ne donne aucune information, mais constitue une certification de la culpabilité de Merah. La certitude exprimée contraste avec les quelques éléments factuels dont on dispose. Fin mars, la radio RMC, qui avait obtenu un descriptif de la vidéo, n’a jamais fait allusion à une quelconque apparition de Merah dans les images. De plus, elle avait précisé que les mains de l’individu, posées sur le guidon du scooter, étaient gantées. Quant à sa voix, elle serait juste audible. Zied Tarrouche, responsable du bureau parisien d’Al Jazeera, avait indiqué à BFM TV que les voix avaient subi une ’déformation’ au cours du montage. [4] Le caractère « extrêmement explicite » des preuves semble ne résider que dans l’assurance de l’énonciation.
Ces éléments, qui annulent la présentation d’éléments matériels de preuve, n’ont pas empêché le journaliste Mohamed Sifaoui de prétendre le 13 juin, dans l’émission C dans l’air de France 5, [5] avoir reconnu Mohammed Merah dans la vidéo, bien qu’il ne précise pas comment il aurait eu accès à celle-ci. Cette affirmation a été appuyée par Jean-Marie Pontault, co-auteur avec Eric Pelletier d’un « livre enquête » sur l’affaire. Cependant, la chaine Al Jazeera, récipiendaire de la vidéo, avait affirmé, dans un communiqué daté du 27 mars, [6]que le visage de Merah n’y apparaissait pas. Le rhétorique de Mohammed Sifaoui repose sur la croyance qui identifie le mot et la chose. Pour lui, ces preuves sont d’autant plus évidentes qu’il a prononcé le mot à plusieurs reprises. Merah est visible dans la vidéo puisqu’il affirme l’avoir vu.
Invraisemblance et enfermement dans le réel.
Les données exhibées par les médias s’annulent réciproquement. La couleur noire du scooter s’oppose à la couleur blanche. L’information que Merah est repéré, « dans un appartement qu’il habite régulièrement depuis deux ans », contraste avec la communication relative aux difficultés et à l’importance des moyens déployés pour le localiser. Non seulement, les données sont délivrées en s’invalidant réciproquement, mais le scénario de l’affaire est également construit de manière telle qu’il nous est impossible de structurer les différents éléments. L’invraisemblable qui ressort de l’exposition des évènements ne peut s’inscrire, car les mots nécessaires pour en rendre compte s’annulent et installent un non sens. Le non sens est la condition pour que le sens originaire, celui donné par le 11/9, se répète et nous enferme dans l’oeil du surmoi. Grâce à l’annulation de tout ordre symbolique suite à l’évènement fondateur du 11 septembre, la guerre des civilisations fait partie de la réalité du sujet, de sa quotidienneté. C’est ce que nous rappellent les tueries de Toulouse et de Mautaubant ou bien l’affaire Breivik.
Tout recueil ou traitement de l’information est devenu impossible suite à l’omniprésence de ce regard, car il n’est pas élidé. Son excès de présence empêche la constitution d’un objet de perception. Tel la Méduse [7], il pétrifie le sujet et l’enferme dans le réel. Placé dans la psychose, le sujet se confond avec cet objet-regard qui le regarde regarder. [8]
Ce faisant, les images de l’assaut, ainsi que les différentes déclarations, ne révèlent que ce qui ne peut pas être observé : l’intentionnalité criminelle de Merah. Le réel n’est plus un problème à dénouer, mais il nous relie directement à un sens sacré qu’il convient de recevoir. Ce n’est plus le visible qu’il faut déchiffrer à travers la médiation des objets, mais c’est à un au-delà qu’il faut consentir.
Un effet de sidération.
L’absence d’éléments observables permettant de confirmer les commentaires des images, ainsi que l’annulation réciproque des différentes informations, produisent un pas de sens. Face à l’impossibilité d’établir un rapport entre des éléments qui s’excluent et sans que cette contradiction soit posée, le sujet reste sans réplique. L’effacement de tout objet nous fixe dans la sidération.
Comme ce qui est dit n’a pas de sens, « la langue régresse et redevient bruit [9] ». La preuve de la culpabilité de Merah est produite par une succession de sons : « extrêmement explicite », « évident », « incontestable »... Le sujet fait alors « l’expérience archaïque d’être enveloppé dans la langue comme dans le ventre de la mère » [10]. Il ne peut plus se séparer de celle-ci et prononcer une parole.
Le sujet devient non seulement seulement le résidu de la pulsion invocante, mais aussi celui de la pulsion scopique. Comme nous l’indique Lacan, « le pas-de-sens est en quelque sorte l’effet scopique du texte. » [11] Ainsi, ce qu’il donne à voir, l’image de la guerre des civilisations, occupe la place du signifiant originaire.
A travers la médiatisation des évènements, l’effet de suspension perdure et a un effet de pétrification. Car, contrairement à la sédération du mot d’esprit analysée par Freud, [12] il n’y a pas d’étonnement face à ce qui nous est présenté. L’étonnement n’est qu’une sidération provisoire. [13] Par les questions qu’il suscite, l’effet de surprise permet de sortir de la stupéfaction et de renouer avec le langage Cependant, l’étonnement a besoin d’un objet pour se manifester et c’est ce dernier qui ici fait défaut. Le sujet demeure sans voix, car il n’a pas de support lui permettant de formuler des questions et de renouer avec la parole.
La stupeur ne résulte pas du caractère dramatique des faits, mais de l’impossibilité de déchiffrer le réel Elle provient de la rencontre du spectateur avec une exhibition qui s’impose à lui et qui échappe à toute représentation. Le sujet succombe à ce que Lacan a appelé un surcroît de jouissance, à la manifestation d’une volonté de toute puissance. Il s’agit de ce qu’il a nommé, en opposition avec la « sidération et lumière » du mot d’esprit, la « sidération et ténèbres. » [14] Dans cette dernière, il ne s’agit plus seulement de l’apparition d’un non sens dans la dimension signifiante, mais de l’émergence « d’une présence massive de jouissance dans l’Autre ». Ce n’est plus un simple étonnement résultant d’une sidération éphémère. L’interruption de la parole produit la perpétuation du silence. [15] Cette violence, qui confisque l’accès au symbolique, abolit le sujet de la parole en le plongeant dans la stupeur. Celui-ci est alors incapable d’accéder au processus de dé-sidération propre au désir. Ce processus est le contraire de la « sidération et lumières » dans laquelle le signifiant sidérant est une des manifestations du signifiant du Nom-du-Père.
Un sentiment d’effroi
Les violences collectives, dont l’agent n’est pas nommé, plongent le sujet dans un sentiment d’effroi qui se manifeste par ce qui le laisse sans voix. Elles renvoient au traumatisme originaire et au complexe d’intrusion. L’évènement traumatique comporte une jouissance muette, sidérante. Il ravive ce sentiment originel de l’abandon primordial qui touche à la dépendance première de l’enfant vis à vis de cette ’mère inassouvie’ dont parle Lacan. Cette dépendance « par le vu et l’entendu » correspond au temps où l’enfant absorbe autant qu’il est absorbé. [16]
Si le silence se perpétue, c’est que le sujet est saisi par l’inouï, par l’altérité de la signifiance. Cet appel de l’Autre devient jouissance de l’Autre. Le sujet sidéré, incapable de distance, se satisfait de l’identification avec celle-ci.
L’interdiction surmoïque de formuler des questions, c’est à dire l’injonction de jouir de ce qui est exhibé, annule toute possibilité de séparation du sujet avec l’image. Ravi par la toute puissance de l’Autre, il consent à disparaître dans sa propre satisfaction pulsionnelle. Il jouit non de l’objet, mais de l’identification absolue entre le regard et l’objet. Ce qu’il voit et la manière dont il voit ne font plus qu’un. [17] Ainsi, les images vides de télé-réalité ne peuvent que témoigner de la culpabilité de l’accusé et de son appartenance à Al-Qaida. Dans l’affaire Merah il ne s’agit pas, comme dans « la sidération et lumières », d’une interruption dans la chaîne signifiante, mais bien d’une destruction de celle-ci. L’Autre du langage est anéanti au profit de l’Autre jouisseur.
A l’inverse, se désidérer c’est pouvoir prononcer une parole qui pose un cran d’arrêt à la toute puissance du pouvoir. C’est retrouver le chemin du désir. Pour cela, le sujet doit sortir de la jouissance. Ce procès ne peut avoir lieu car, ici, en l’absence d’organisation du réel par la raison, il n’ y a pas d’inscription des faits. Au processus de désidération, se substitue une répétition à l’infini du surcroît de puissance à travers le passage des images en boucle. Dans la répétition, le spectateur va venir occuper à chaque fois la place de l’infans, de « celui dont les premiers mots n’ont pas encore cristallisé ce dont il est marqué ». [18] L’infans ne peut parler, il est parlé, son destin est déterminé par le dit. Posés à cette place, nous restons silencieux, « scotchés » par le discours des médias.
Le 11/9 comme donation de sens
Le 11 septembre est d’abord une question de regard. Ainsi, il peut être compris à la lumière de la réduction phénoménologique de Husserl qui « libère » le regard de la pensée et des choses sensibles. Comme l’époché husserlienne, le 11/9 met le monde matériel entre parenthèses et le suspend, afin de laisser place au sens donné [19].
Comme la « réduction transcendantale », il est aussi une opération de conversion du regard [20]. Celui-ci ne doit plus être porté vers l’extérieur, sur des objets, mais il doit être exclusivement tourné vers l’intérieur, sur l’intentionnalité.
Ainsi, comme pure intuition, le 11/9 est un acte de donation de sens qui se place en dehors de tout ordre historique. L’icône des tours est alors apparition de l’invisibilité de la guerre du Bien contre le Mal. Les victimes du 11/9 sont posées comme la transmutation objective de cette révélation. Leur voix est portée par l’exécutif étasunien qui, de ce fait, intègre le sacré. L’identité de la violence avec le sacré se pose comme un originaire, comme une création ex-nihilo d’un nouveau réel : le « nouvel ordre mondial ». Il s’agit là d’une quête radicale, telle que celle est développée dans la phénoménologie de Husserl. Nous nous trouvons face à un commencement pur qui s’impose sans aucune médiation extérieure.
Ainsi, la « fin de l’histoire » ne résulterait pas d’un processus historique. Elle apparaît comme un acte libéré de toute objectivité et qui occupe la place de la chaine des signifiants. Comme déchaînement du réel et suppression de toute possibilité de différenciation, le 11/9 est sacralisation de la violence et installation d’une guerre perpétuelle contre le terrorisme, contre un ennemi virtuel constamment redéfini. Ce faisant, il constitue une régression dans l’histoire de l’humanité, le passage d’un état de civilisation, qui codifie et limite la violence, à un état de barbarie qui sacralise celle-ci en la nommant notamment guerre humanitaire.
Le 11/9 : le nomos de la violence originaire.
La création ex-nihilo d’un nouvel ordre politique, basé sur la guerre des civilisations, rappelle la place donnée par René Girard à la violence. [21] Celle-ci aurait un caractère originaire. Due à une cause cachée, car sans objet, elle résulterait d’un mécanisme mimétique [22] et nécessiterait un acte sacrificiel pour la conjurer. Comme phénomène de la guerre des civilisations, la lutte antiterroriste apparaît également comme une guerre asymétrique entre deux adversaires mimétiques : l’Etat et l’individu ou l’organisation terroriste. En tant qu’originaire, la violence ne peut que réapparaître et nécessiter de nouveaux sacrifices. La lutte antiterroriste est aussi une guerre perpétuelle contre un ennemi en permanence renouvelé.
Grâce à la crucifixion du Christ, à la fois homme et dieu, Girard fait de la violence un acte d’union avec le sacré qui structure la société. De même, le discours des guerres humanitaires réintègre le sacré grâce à la figure de la victime et en fait un paradigme de la politique impériale. La violence sacrificielle fusionne licite et illicite. Elle consacre une guerre contre le terrorisme qui nomme et produit ses propres ennemis. La violence mimétique n’est plus un donné, mais le résultat d’une fabrication. Libérée de tout objet, l’hostilité devient permanente. Les guerres d’Afghanistan, d’Irak, de Libye, de Syrie témoignent de cette mutation. Elles renouent avec les croisades, ainsi qu’avec la notion de guerre sainte.
Pour Lacan, à l’opposé de Girard, le meurtre sacrificiel ne peut ramener aucune paix, même provisoire. Les rites de sacrifices humains, ainsi que la violence sans objet, réalisent le fantasme de la relation primordiale à la mère [23]. C’est cet acte incestueux, annulant toute possibilité de différenciation et de jugement, qui est à la base même de la violence originaire. Cette thèse développée par la psychanalyse ressort également des travaux anthropologiques, ainsi que des dernières recherches en théologie qui posent la question de l’origine par le prisme de l’inouï, c’est à dire en relation avec des termes qui relèvent de la structure psychotique. [24]
Le consentement des populations, leur fusion avec le pouvoir, est la matière même qui alimente cette guerre sans fin. Ainsi, le nouvel ordre mondial instaure une violence illimitée. A travers le phénomène de la guerre humanitaire, il inaugure un rapport incestueux entre hostilité et amour. La guerre est la paix, la paix est la guerre. L’indifférenciation qui en résulte ordonne la primauté du sens et exclut la matérialité de la parole. Il s’agit de donner toujours davantage de sens à cette création ex-nihilo et de lui offrir en permanence de nouvelles victimes.
De la donation de sens à la capture du réel.
Les premiers commentaires de l’affaire Merah, en invoquant le 11 septembre afin de donner du sens au non sens, font l’impasse sur le 11/9 en tant qu’évènement réel. Ils ignorent la fabrique du consentement des populations et ne retiennent que le sens déjà attribué, celui de la guerre du Bien contre le Mal. Ce faisant, ils dénient ce qui lie les massacres de Toulouse et de Mautaubant au 11 septembre : la répétition d’une violence originaire qui doit envahir notre quotidienneté. Le sens devient le réel.
En voulant suspendre ce qui lie réellement l’affaire Merah à l’originaire du 11 septembre, ils élident ce qui fait la spécificité de cet évènement. Ici, ce qui est réclamé n’est plus seulement le renoncement à la conscience et à la raison, mais l’abandon de notre réel. L’enjeu de l’affaire n’est plus la maîtrise de la réalité, mais la capture du sacré.
Ici, c’est la vie nue, la vie pour elle-même qui est attaquée. Mohammed Merah relève de la figure de l’homo sacer [25], de la personne qui peut être tuée sans sanction, puisqu’elle est exclue non seulement de tout ordre juridique ou social, mais aussi du symbolique. Le pouvoir sur la vie nue est devenue une procédure courante de la politique impériale. Le président Obama lui-même dresse une « kill list », comprenant des personnes du monde entier, nommées comme terroristes, et qu’il convient simplement de tuer, puisqu’elles sont considérées comme « nocives pour les États-Unis et leurs intérêts. » [26]
La vie nue, la vie exclue de tout ordre imaginaire et symbolique, la vie réduite au réel peut aussi se comprendre comme un corps séparé de l’âme, ce que Merleau Ponty nomme un corps dépouillé de ses attributs humains, un corps machine. [27] A l’opposé, Merleau-Ponty, nomme « chair du monde » [28] le rapport entre le moi et le monde. L’articulation entre le corps et l’âme n’est pas encore rompue comme dans la généralisation de l’Homo Sacer, propre à la post-modernité.
Capture de la vie nue : guerre de l’Etat contre sa population.
Dans l’affaire Merah, le pouvoir plonge l’ensemble de la population dans la vie nue. Ce qui se manifeste en France, sous la forme d’un fait divers, comme un moment de la vie quotidienne, fait, aux Etats-Unis, déjà partie de l’ordre juridique. Les différentes lois antiterroristes qui se sont succédées suppriment, non seulement l’Habeas corpus des citoyens, mais permettent également de se saisir de leur essence. « L’ennemi combattant » ou le « belligérant illégitime » n’ont aucune matérialité. Ils n’existent que dans la langue de l’exécutif. C’est celle-ci qui est création de la chose même et de ses différentes manifestations.
A travers l’affaire Merah, le pouvoir nous montre pas son droit d’enfermer le corps, mais celui de s’approprier de la chair, de se saisir de la manière dont « le corps regardant une chose se fait monde. » En d’autres termes, développés cette fois par Heidegger, [29] c’est l’être même de la personne qu’il convient de capturer et non plus seulement son étant, le Dasein. Ce faisant, c’est la possibilité d’un devenir qui est saisie et non plus uniquement l’existant.
Ce qui importe n’est pas de tuer un individu déterminé, mais d’utiliser sa mort afin d’être maître du réel, de l’invisible et non plus seulement du visible. Cette violence s’identifie au sacré, car elle est création ex nihilo d’un sens libéré de tout objet. Aucune limite n’est posée à l’action du pouvoir. La mort de la personne sacrifiée se référant à la violence originaire est production d’une unicité. Elle a pour objet de fabriquer du consentement, d’engendrer une fusion des populations avec la guerre du Bien contre le Mal et, dans les faits, avec n’importe quel acte du pouvoir.
Ce qui se manifeste en France, sous la forme d’un évènement singulier, engendrant un effet de sidération, existe au stade industriel dans le camp de Guantanamo, comme production massifiée de la psychose. [30]
Nous sommes tous des Homo Sacer.
Dans la post-modernité, la capture de la vie et de la mort, contrairement à la figure du droit romain relevée par Giorgio Agamben, n’est pas une exception posée à la marge de la société, mais un acte commun pouvant s’appliquer à tous.
L’Homo Sacer romain n’est pas un prisonnier. Il n’est pas séparé des autres hommes par les murs d’une prison. Il demeure dans la société dont il est exclu. Il n’est pas enfermé dans un cachot, dans un lieu déterminé, mais dans la société elle-même. Il est placé dans un rapport que la psychanalyse nomme forclusion, il est « enfermé dehors ». Proscrit de l’ordre juridique et religieux, le condamné est exclu non du territoire, mais de la parole, du processus d’humanisation.
Si l’homo Sacer demeure une figure de l’exception dans l’empire romain, aujourd’hui, cette place peut être occupée par n’importe qui, par tout un chacun. Cependant, nous ne sommes plus seulement enfermé dehors, mais aussi dedans. Placés dans la psychose, nous sommes devenus des monades. Maintenant, l’Homo Sacer est non seulement proscrit de l’ordre symbolique, mais aussi exclu de lui-même, de son intériorité. L’objet de l’affaire Merah est de nous rappeler notre condition d’individu isolé, expulsé de tout processus de socialisation autre que celui du marché.
Les commentateurs patentés de l’évènement nous recommandent d’ailleurs de ne faire aucune tentative pour sortir de cet état de psychose, afin de rester de bons enfants de notre mère symbolique : la puissance publique. Si autrefois, l’individu était exclu du processus d’humanisation par un pouvoir extérieur,. aujourd’hui, la personne doit consentir, c’est à dire s’exclure elle-même et ainsi faire le choix de la psychose.
L’affaire Merah réintroduit la fusion du pouvoir avec le sacré, de l’Etat avec les victimes, des populations avec le pouvoir et les victimes. Cette relation incestueuse nous montre que rien ne peut plus advenir. L’image construite nous dévoile notre réel et a un effet de sidération.
Questionner c’est comploter.
Les institutions étatiques, justice et police, ne peuvent être questionnées car elles sont porteuses de la voix des victimes. Interroger le pouvoir revient à profaner celles-ci. Leur évocation doit suffire pour faire taire. Le rappel que trois soldats français ont été tués à bout portant, qu’un « quatrième est resté paraplégique après qu’une balle lui ait sectionné la moelle épinière » et surtout le réel de « cette petite fille qui s’enfuit et qu’il rattrape par les cheveux pour lui loger une balle dans la tête » doivent faire obstacle à tout questionnement sur la responsabilité des massacres. Passez outre de ce tabou relève du « complotisme ». Tel est d’ailleurs le thème de la nouvelle croisade lancée par le quotidien Le Monde qui juge que ce qui est grave dans cette affaire, ce n’est pas le fait qu’un individu puisse être désigné comme terroriste et être immédiatement exécuté par la police, mais bien que l’on puisse poser des questions sur la vraisemblance de ce qui nous est affirmé.
L’éditorial de l’édition du 21 juin, précédé de deux articles sur le site du journal en date du 19, s’est attaqué à ce problème fondamental : « Comme au lendemain des attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis, la ’conspirationnite’ s’épanouit sur le Net, son vecteur idéal. Ce n’est pas inoffensif ni confidentiel. C’est grave et dangereux. » [31] Pour l’éditorialiste, « la réalité des crimes de Merah, elle, n’est hélas pas contestable », même si « nos Etats mentent volontiers ou réécrivent l’histoire. » Il réalise ainsi une opération de déplacement en posant la question sur le terrain du mensonge. Or, dans cette affaire, il ne s’agit pas d’une question de censure, mais bien de la fabrication d’une psychose par l’exhibition d’un invraisemblable, dont il nous est intimé de croire, bien que, nous sont données, en même temps, nombre d’informations infirmant l’évidence de ce qui nous est affirmé.
Rester dans la psychose pour échapper au « complotisme ».
Le journaliste du Monde nous révèle que le conspirationnisme est une maladie endémique et que celle-ci peut nous frapper, si nous n’y prenons pas garde. Même si on n’est pas « un conspirationniste avéré », nous pouvons être touché, car « le conspirationnisme aurait plusieurs étages ». Afin de ne pas être nommé comme tel, de ne pas être placé au ban d’infamie, il convient de consentir, d’accepter de se taire et d’être parlé, c’est à dire d’être placé dans la psychose. Cette dernière condition, l’enfermement dans le morcellement du réel, est impérative afin d’échapper à l’étiquette de « complotiste ». Pour appuyer sa recommandation, Soren Seelow fait appel au représentant de la représentation, [32] à un « spécialiste en théorie du complot », Rudy Reichstad fondateur de Conspiracy Watch qui reconnaît infailliblement les conspirationnistes par le fait que ceux-ci « collationnent ce qu’ils trouvent et le mettent en scène de façon plausible. » [33]
L’invraisemblable devient ainsi la (dé)mesure et la garantie du vrai. L’observation des faits et leur organisation par la raison, qui les structure d’une manière vraisemblable, rangerait automatiquement l’auteur de cette opération dans la théorie du grand complot. Afin d’assurer la bienveillance des autorités à son égard, il vaut mieux rester dans la psychose et dans le morcellement. Ces recommandations font aussi penser à la procédure de l’époché husserlien, qui s’affirme comme un véritable paradigme de la post-modernité. Ici aussi, il s’agit d’une mise en parenthèses du monde et d’une suspension de tout jugement sur les choses extérieures pour retourner à la première donation de sens, [34]celle de la guerre des civilisations.
L’affaire Merah présenterait cependant une spécificité : elle relèverait d’un conspirationnisme communautaire. » [35] Ce dernier pourrait avoir directement un caractère antisémite, car les sites complotistes désignent le vrai responsable : « les israéliens, le sionisme international ». Nous retrouvons là une désignation qui a aussi frappé ceux qui ont posé des questions sur les attentats du 11 septembre. Comme énergie pulsionnelle, la compulsion de répétition, que constitue l’accusation de complotisme, est la représentation d’une représentation. Elle est indifférente à la matérialité des faits et se déplace constamment d’un objet à un autre : le 11/9, l’affaire Strauss Kahn [36], l’affaire Merah.... Elle porte sur toute tentative de poser des questions et ainsi de se démarquer de l’injonction surmoïque de se taire.
Tülay Umay, sociologue.
Jean-Claude Paye, sociologue, auteur de De Guantanamo à Tarnac : L’emprise de l’image, Editions Yves Michel 2011.