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Un an après, hommage à Bernard Maris

Il y a tout juste un an, le mercredi 7 janvier 2015, Bernard Maris (né à Toulouse le 23 septembre 1946), professeur des universités, économiste, essayiste et chroniqueur au journal Charlie Hebdo, était froidement exécuté, avec neuf autres membres de l’équipe de cet hebdomadaire et deux policiers.

Le 19 mai 2015, l’Université Paris 8 et l’Institut d’études européennes (IEE, Paris 8) organisaient, avec le soutien des laboratoires LED-EA 331, CRESPPA-Labtop UMR-CNRS 7217 et de l’Association Charles Gide pour l’étude de la pensée économique, une Journée d’études en hommage à Bernard Maris, qui fut professeur à l’IEE de 1999 à son départ à la retraite en 2013.

Ci-après, le texte de l’hommage prononcé à cette occasion par Mireille Azzoug, directrice honoraire de l’Institut d’études européennes, qui retrace le parcours universitaire et intellectuel de Bernard Maris, et son approche, très critique, de l’économie dominante.

Nous saluons par ailleurs la création de la Chaire Unesco « Bernard Maris Economie-Sociétés », à l’initiative de l’association ALLISS (Pour une Alliance sciences sociétés), la Fondation Maison sciences de l’Homme et l’Unesco, qui sera inaugurée prochainement.

Bernard Maris était non seulement l’un de nos collègues, c’était, pour beaucoup d’entre nous, un ami : il avait rejoint l’Institut d’études européennes (IEE) en 1999 – après avoir été invité par Bernard Cassen à y présenter sa candidature – et y resta jusqu’à son départ à la retraite en 2013. Il y dirigea un temps le doctorat d’études européennes et, jusqu’en 2010, le Centre d’études des mutations en Europe, l’équipe pluridisciplinaire de recherche de l’IEE, que nous avons codirigée avec lui. Notre collaboration a donc duré plus de dix ans, au cours desquelles nous avons travaillé avec lui et appris à le connaître, avec ses nombreuses qualités et ses défauts aussi. Mais ce sont les éloges seuls, et il en mérite beaucoup, qui feront la trame du portrait qui suit, tissé non seulement partir de notre expérience personnelle mais aussi des hommages qui lui ont été rendus et de certains de ses livres, dont le dernier, Et si on aimait la France. Inachevé, publié à titre posthume en avril 2015, il a, en quelque sorte, valeur de testament : il y retrace son cheminement personnel.

Bernard nous disait souvent, « je ne suis qu’un petit paysan », issu du peuple – qui ne l’est pas – revendiquait-t-il. Son grand-père était maréchal-ferrant, « une sorte d’anar de droite », vaguement monarchiste, sa grand-mère, couturière à domicile, et son père instituteur, anticlérical, croix de guerre, prisonnier évadé, résistant. Occitan par son père et alsacien d’origine par sa mère, il vécut son enfance à Muret, petite commune de la Haute-Garonne, dans le Midi-Pyrénées, au Sud de Toulouse. Muret, qui devait compter à l’époque 5 000 à 6000 habitants, la ville du Président Vincent Auriol, précise-t-il.

De par ses origines, Bernard Maris se sentait appartenir à cette nation de paysans qu’est la France, dont il a conscience qu’elle n’est plus qu’un rêve nostalgique, une fable : « elle n’a plus que 500 000 agriculteurs exploitants et moins de 200 000 salariés agricoles », constate-t-il, « les paysans ayant laissé place à une agro-industrie délétère et destructrice, abreuvée aux subventions, hideuse dans ses immenses élevages pour animaux. »

A la fac on lui enseigna que la « ‘productivité’ exigeait du remembrement, de grandes surfaces, le nivellement des haies et des fossés, des engrais et des machines. […] J’étais donc convaincu qu’il fallait niveler et mécaniser. Je pense aujourd’hui le contraire » écrit-il.

Le mythe de la France rurale « est un vieux pacte entre le pouvoir central et les régions, un vieux pacte qui se méfie des villes, des bourgeois, des intellectuels, des marchands. »

« Mais le vieil équilibre de l’ordre éternel des champs, qui est tellement important parce qu’il signifie l’‘éternité d’un pays’, ne reviendra plus. Quel nouvel équilibre porterait une autre éternité ? », s’interroge-t-il.

Diplômé de Sciences Po Toulouse en 1968, il soutient en 1975 son doctorat en sciences économiques à l’université Toulouse-I sous la direction de Jean Vincens. Sa thèse, intitulée « La distribution personnelle des revenus : une approche théorique dans le cadre de la croissance équilibrée », montre déjà son souci d’une croissance maîtrisée. Il passe l’agrégation du supérieur en sciences économiques en 1994 à l’IEP de Toulouse et souligne au passage qu’il regrettait que l’enseignement de l’économie, pluridisciplinaire dans le secondaire – sous l’intitulé « sciences économiques et sociales » – devienne strictement disciplinaire dans le supérieur. Entré dans la carrière universitaire comme assistant en 1968, puis maître de conférences à l’Université des sciences sociales de Toulouse (UT-1 Capitole) en 1976, il est promu professeur en sciences économiques à l’Institut d’études politiques de Toulouse I en 1994. Sa nomination comme professeur se passa non sans difficultés, précisent ses collègues du LEREP (Laboratoire d’études et de recherches en économie de la production, dont il fut le directeur de 1994 à 1996), car l’hétérodoxe qu’il était trouva difficilement grâce aux yeux de ses pairs, qu’il avait fustigés avec une cocasse férocité, quelques années auparavant, dans deux livres : Des économistes au-dessus de tout soupçon ou la grande mascarade des prédictions (1990) et Les Sept Péchés capitaux des universitaires (1991).

Dans Des économistes au-dessus de tout soupçon, Bernard Maris « traque les sophismes, lieux communs, approximations, contre-vérités qui constituent la trame des oracles que nous dispensent nos économistes. […] L’économiste, en cette fin de XXe siècle a, dans notre société, le statut du médecin au XVIIe. … [Les économistes] sont les descendants directs des Diafoirus père et fils. Née de l’utilité, l’économie est devenue la science de l’inutile. Une fausse science au demeurant, plutôt l’exercice préféré des casuistes contemporains. Comme leurs religieux prédécesseurs, ils nous racontent savamment des choses invérifiables. Ils se sont progressivement installés dans une fonction magique, substituant la dictature du chiffre au discours politique et tarissant ainsi le débat démocratique. »

Quant aux universitaires, il passe en revue leurs « péchés capitaux » : « Chez eux, la luxure n’est qu’un penchant à la luxure et s’appelle lascivité ; l’avarice devient l’ignorance, la conservation jalouse de sa petite cassette de savoir ; la paresse reste la paresse, mère des vices, et l’envie, l’envie, mère des ulcères ; la gourmandise le cède à l’absence, qui permet d’arrondir ses fins de mois ; l’orgueil, dilué de vanité, devient la fatuité ; la colère n’existe pas, ils sont bien trop peureux, mais ils baignent dans la complaisance ».

Reconnaissant que la satire était un rien cruelle, il expliquait plus sérieusement :
« Nous sommes les derniers hommes libres, et je pense en effet que l’université a la chance, si elle le veut, de porter les derniers hommes libres dans la société actuelle. Ce qui me gênait, c’était cet asservissement de l’université, la disparition de l’esprit critique. L’université est un lieu, non de conformisme, mais de querelles, de débats. Je dénonçais les consensus mous, cette médiocrité qui est le contraire de l’esprit universitaire, de l’esprit de recherche autonome, indépendant, original, vivant. »

« En France – rappelle-t-il – il y avait traditionnellement plusieurs courants qui coexistaient en économie, à côté du courant libéral : un courant juridique, un courant historique, un courant philosophique. Tout cela, pour l’essentiel, a été laminé. Ne reste plus que l’économie libérale, c’est-à-dire raconter le marché, l’offre et la demande, l’équilibre, l’efficacité. C’est tout, et c’est toujours la même chose. De plus, tout cela est très formalisé puisque la France a une longue tradition d’ingénieurs qui se sont emparés de la formalisation. Résultat ? Plus du tout d’esprit critique. Ce qui est gravissime, d’autant que le niveau culturel des économistes français est désespérant. Ce sont des gens qui sont absolument acculturés, qui n’ont aucune lecture. À tel point qu’il y a des courants américains (aux États-Unis, il y a des institutionnalistes, des courants philosophiques, etc., relativement développés) qui échappent tout à fait à l’enseignement en France. »

Allez, après cela, briguer un poste de professeur et vous faire adouber par un jury d’universitaires, économistes de surcroît. Même si un an plus tard (1995), l’hebdomadaire Le Nouvel Économiste lui décernait le prix du « meilleur économiste ».

Iconoclaste, humaniste, féru d’art et de culture, Bernard Maris était viscéralement attaché à la pluridisciplinarité, démarche rare, bien que souvent convoquée, chez les universitaires aujourd’hui : il assortissait ses analyses d’une kyrielle de références à de multiples disciplines – histoire, démographie, anthropologie, ethnologie, psychologie, psychanalyse – ainsi qu’à la culture, aux arts, à la littérature. Il n’est, pour s’en convaincre, que de feuilleter son Antimanuel d’économie, dont Olivier Pastré a dit qu’il est, par ses illustrations, une anthologie des arts. Pourfendeur à la plume caustique mais élégante, Bernard Maris était aussi un maître en rhétorique, qui mêlait aux figures de style tous les registres du langage, de l’ironie à la poésie, de la langue châtiée au parler vulgaire.

Étant nous-même linguistes à l’origine, nous sommes sensible à cet intérêt pour la langue et le discours. « Écrire est une passion française », intitule-t-il le chapitre II de Et si on aimait la France. C’est aussi une passion à laquelle Bernard Maris s’adonnait avec délectation, sous toutes ses formes : productions universitaires, journalistiques, chroniques, pamphlets, essais, romans. Il en écrivit plusieurs, dont un, L’enfant qui voulait être muet, fait une large part à la question du langage et de la langue. (Nous n’avons malheureusement pas lu ce roman, épuisé et difficile à trouver, mais, selon l’annonce éditoriale, il raconte l’histoire d’un petit garçon, Julien, né du côté du Pré-Saint-Gervais, « qui baragouinait toutes les langues, mais s’obstine à ne plus parler depuis cinq ans. Perdu entre une mère jeune et fugueuse, un grand-père, joyeux pied-nickelé, la DASS, les orphelinats, les petits durs, il rencontre par hasard un philosophe égoïste et mondain qui s’acharne désormais à être son pygmalion et bouleverse leurs deux vies. De leur complicité et de leurs conflits naît un conte insolite sur l’impossibilité à dire et à aimer .

Ce goût pour la belle langue, dont il déplore le déclin, il l’a reçu, écrit-il, de son maître d’école, M. Vergniaud – un maître très sévère (républicain et pacifiste, il fut tué en Algérie, précise-t-il), qui faisait la lecture à sa classe les vendredis soirs. « Il n’abusait pas de « champs lexicaux » ou autres inconvenances : il nous donnait simplement envie de lire ».

Bernard Maris déplore les ravages de ce qu’il appelle la « conceptualisation », « cette maladie qui interdit de parler autrement que dans le style administratif… dans un sabir à jamais coupé du trésor de la langue,… cette langue qui permet encore de vitupérer l’époque au comptoir entre Français râleurs et bavards ».

Sa révérence pour la langue, fondatrice de la civilisation et de l’identité françaises, qui sont pour lui l’apanage du peuple français toutes origines confondues, il en témoigne encore lorsqu’il écrit : « Pour moi, les deux plus grands défenseurs de la France sont François Cavanna, anarchiste, fils de maçon immigré italien, fondateur d’Hara-Kiri puis de Charlie Hebdo, […] incroyable goûteur et apprêteur de la langue, ennemi radical du point-virgule que j’adore et le meilleur conteur de l’histoire et de l’architecture de Paris ; et Mustapha, algérien, correcteur de son métier [à Charlie, lui aussi abattu le 7 janvier], immigré, Mustapha dont la syntaxe est tellement parfaite qu’il en remontrerait au Bon Usage – fait par un Belge, si j’ai bonne mémoire ».

Les témoignages et hommages qui lui ont été rendus ont tous souligné sa jovialité, sa gentillesse, le caractère doux et tolérant qui était le sien, son absence d’arrogance, son respect des autres et son exquise politesse. Arrivant à l’université sur son scooter, tel un coursier des années 60, il passait saluer individuellement ses collègues, secrétaires et enseignants, distribuant fièrement à la ronde le dernier numéro de Charlie.

A l’égard des femmes, sa considération était sincère : nous n’avons jamais perçu chez lui le moindre machisme. En témoigne ce qu’il écrit de la galanterie et de la politesse dans Et si on aimait la France. Après avoir rappelé que la galanterie française est héritée de l’amour courtois, lequel naquit dans le Midi, avec les chevaliers troubadours, il poursuit : « Cette magnifique exacerbation du désir et du contrôle de soi […] est une hyper-galanterie, une hyper-politesse vis-à-vis des femmes, une reconnaissance absolue de la supériorité féminine et de l’autorité de son corps, telle que, même dénudé, il impose le respect au mâle sauvage, lequel en ayant su se dominer en devient humain… humain comme une femme… La civilisation commence lorsque l’homme domine ses pulsions » et, haussant son propos à un plan politique, il conclut : « La galanterie est donc, il faut le reconnaître, une des formes de la démocratie. En l’absence de politesse règne la loi du plus fort ».

Cette même analyse l’amène à défendre, intelligemment, le refus du port du voile à l’école, « où la société ne doit pas s’exprimer », pas tant par obligation laïque mais, dit-il, parce les garçons doivent apprendre à regarder le corps, les cheveux des filles en se maîtrisant, « à voir autre chose dans une femme qu’un objet sexuel ».

Rebelle aux orthodoxies et à l’économicisme libéral ambiant, il voulait redonner à l’économie ses lettres de noblesse, celles du politique. Il admirait Keynes, qu’il convoquait souvent dans ses analyses. Ce qui le séduisait chez celui qu’il appelait l’économiste citoyen, c’était d’avoir su remettre l’économie à sa place, qui est d’être un outil au service de l’humanité. Dans l’introduction de l’ouvrage qu’il lui a consacré, Keynes ou l’économiste citoyen, Bernard Maris écrit : « Keynes est un pur économiste. C’est-à-dire qu’il ne peut envisager la réflexion économique sans l’art, la politique, le bien-être. […] On ne peut comprendre l’économiste Keynes, entrer dans une pensée diverse, riche, contradictoire, mais indiscutablement la plus grande pensée économique du siècle, en dissociant un seul instant les mots « économie » et « civilisation ». Voilà pourquoi l’économie de Keynes est d’une brûlante actualité, bien au-delà des « politiques de relance », des « baisses du taux d’intérêt », des recettes pour cuisines de ministères ou des ponts aux ânes pour étudiant en macroéconomie. Quel économiste aujourd’hui pense à la Cité ? Aucun. ».

En évoquant le rapport de Bernard Maris à Keynes, je me dois d’évoquer aussi celui qui fut son complice et ami, que l’IEE invita à deux reprises à son initiative : Gilles Dostaler. Économiste québécois à l’université d’Uqam, Gilles Dostaler était un éminent spécialiste de la pensée économique, et de Keynes en particulier, auteur notamment de Keynes et ses combats. Je me souviens que Bernard Maris fut très affecté par son décès en 2011. Dans l’hommage qu’il lui rendit dans Alternatives économiques, il écrit : « Gilles Dostaler m’avait réconcilié avec l’économie. Avec quelques autres, René Passet, François Morin, Jean-Pierre Dupuy, mais c’est surtout lui qui m’avait relevé du dégoût de l’économie dans lequel j’étais tombé, en ces temps d’imbécillité et d’arrogance pseudo-mathématique qui triomphait dans les années 1980-1990 (et dont on a vu récemment les conséquences dans les théories mathématiques des marchés financiers). [...] C’est de cette passion commune que naquit notre amitié. Keynes nous sauvait, Gilles et moi, moi plus que lui, de la tristesse dans laquelle nous plongeait l’économie orthodoxe, ses prix dits « Nobel », ses experts en ignorance, ignorance dont se délectaient, pour la diffuser, la quasi-totalité des journalistes qui véhiculaient la pensée dominante du laissez-faire. [...] Je n’ai jamais connu personne plus précise, plus minutieuse, plus honnête dans ses références. [...] Il connaissait les vins. Il aimait la chasse, la pêche et la corrida. C’était, comme Keynes, un épicurien. »

Gilles Dostaler avait aussi, comme Keynes, une approche psychanalytique, freudienne de l’argent, qui séduisait Bernard Maris. De leur collaboration naquirent plusieurs publications, notamment Capitalisme et pulsion de mort, qui trace un parallèle entre Freud et Keynes.

Outre Keynes, il est une autre question qui intéressait particulièrement Bernard Maris, celle du discours économique et de sa fonction de légitimation. Il assura régulièrement un séminaire de recherche sur ce thème et organisa, en 2001 à l’IEE, un grand colloque de trois jours intitulé la « Rhétorique de l’économie et légitimation du discours économique », suivi l’année suivante par des journées d’étude à l’Uqam. Comme toute science, l’économie s’auto-légitime, explique-t-il. « ... pour briser le cercle de l’autolégitimation, il faut revenir à l’origine de l’économie savante, qui se développe à l’ombre du pouvoir, lequel est confronté à l’opinion politique. Il apparaît que si l’économie s’auto-légitime comme toute science, elle échappe largement à la contrainte des faits, étant incapable le plus souvent de distinguer le normatif du positif, et surtout de s’abstraire du normatif : ce qui renvoie encore à l’opinion politique. En réalité, la confrontation de l’économie savante se fait avec l’opinion – laquelle exige de l’empirisme – à travers le discours expert. La position de l’économiste est tout sauf inconfortable : il auto-légitime un discours qu’il confronte à l’opinion sans que celle-ci puisse dénier une quelconque vérité à ses propos. Le discours expert, en quelque sorte, protège la science économique vis-à-vis de l’opinion. Ainsi, indépendante de la réalité économique, la science économique, bien que soumise au pouvoir, peut le demeurer aussi de la réalité politique. »

« D’emblée, [les économistes] se posent comme des savants et choisissent un langage technique qui les sépare du commun. Ils relèvent donc de « l’élite », conseillère du Prince. » […] « Le Prince, comme l’opinion, attend de l’empirisme de la part de l’économiste, lequel cède la place à l’expert. [Celui-ci, qui] n’a aucune justification savante [… ], ne subit aucun contrôle puisque ni l’opinion ni le pouvoir n’ont la compétence nécessaire. Il est donc, sans aucun doute, dans une position ‘dictatoriale’ et ‘terroriste’ : il n’existe que parce que juché sur les épaules du pouvoir et parce que ses auditeurs sont dans l’ignorance et la terreur. »

Insistant sur le caractère prescriptif de l’économie, il ajoute : « Ne disant pas ‘il y a’, mais ‘il faut’, l’économie n’est pas une science, mais une discipline, au sens premier. »

Détachée du réel, l’économie possède pour lui le caractère totalisant des utopies : « La théorie économique est donc un système de représentation à travers laquelle les savants imaginent la cité idéale. Le postulat de rationalité est à la base de la rationalisation du monde. Les économistes donnent au devoir de rationalité des agents et au principe de rationalisation par le marché une aura de transcendance fatale, inévitable [la main invisible]. …

« Dans tous les cas, l’économiste dit en substance que l’économie apporte plus de bonheur à l’humanité : croissance, accumulation, expansion, développement sont inséparables de l’économie politique. L’économie entend conduire l’humanité à son bonheur rationnellement, et souscrit à ce désir ‘d’efficacité qui conduit à plus d’efficacité’ ».

Dans l’Antimanuel d’économie, Bernard Maris dénonce le parti pris idéologique de l’économie : « Les économistes ont occulté la question du partage. Ils parlent de marché, de besoins, de services, d’offre et de demande sans se demander d’où viennent ces biens, ces services, ces besoins, ces marchés, ni pour qui ils ont été créés. Ils ont aussi occulté la question du pouvoir ».

Mais dès lors, s’interroge-t-il, « Pourquoi occulter le rôle majeur joué par l’altruisme et la gratuité dans le processus économique ? Qui a intérêt à ce que le problème économique (celui de la rareté) ne soit jamais résolu, dépassé, remisé à l’arrière plan comme le souhaitait Keynes ? »

Le marché « autorégulateur et pacificateur » est un pur mythe, conclut-il. « Le culte marial du marché est la tentative sournoise de masquer les rapports de l’économie et de la politique, de faire comme si une ‘science’, neutre, objective, indiscutable, avec son principe de ‘marché’ s’imposait à la vie des hommes en société ».

Et encore : « Mais le simple fait que le concept de concurrence lui-même, pour la description d’une société, soit un non-sens, un pur non sens, une croyance religieuse, n’est jamais envisagé. Autrement dit, que la société puisse ne pas être définie par rapport à la norme libérale est inenvisageable ».

Dans un débat télévisé, il argumentait : « L’économie, c’est une nouvelle morale et, contrairement à ce qu’on croit, c’est une morale très dure : tu dois être compétitif, tu dois être concurrentiel, tu dois marcher sur les autres, tu dois être dans la compétition de tous contre tous… Cette nouvelle morale, cette nouvelle religion… – aujourd’hui il n’y a pas d’autre vérité que de vérité économique…. On sait que désormais la richesse n’appartient qu’aux entreprises. Il y a d’autres façons de voir la richesse. Lorsqu’on aura vu que cette richesse n’est qu’une pseudo-richesse, que le roi est nu comme dans la fable... eh bien je pense que les passions vont se réveiller, et des passions relativement mauvaises. Et je crois qu’une des raisons pour lesquelles justement on voit une renaissance de certains nationalismes ou de certaines vieilles passions ou de vieilles rancœurs ou de passions tristes…, c’est justement que l’économie et l’économisme ont pris le pas sur toute autre forme de discours. Désormais, vous n’êtes plus qu’un taux de rentabilité, vous n’êtes plus qu’un chiffre dans des graphiques qui sont dressés en général par des gens qui ne sont pas très très compétents… ».

Et il ajoutait, avec une certaine nostalgie : « Mais ce n’est pas ça la vie d’une société. La vie d’une société, c’est quelque chose qui a besoin... ceux qui n’ont pas Dieu, c’est le cas de la France – malheureusement ou heureusement… – il faut bien qu’ils aient d’autres passions. Et la République en avait d’autres : c’était, l’éducation, c’était l’universalité, c’était le modèle français, c’était encore la culture, c’était la littérature… Et on dit, tout ça c’est subalterne, au fond... On ne peut plus dire aucune chose qui ne soit pas mesurée par un chiffre, un ratio de rentabilité, un calcul, etc. »

Le « partageux » qu’il était par conviction militait pour le revenu minimum d’existence, l’économie sociale et solidaire, le développement durable, l’État-providence et la gratuité des services publics, parce qu’ils font reculer l’insécurité, qui disait-il, « est le moyen de domination des humains, le moyen de les maintenir sous la botte. Les progrès sociaux comme la sécurité sociale donnent de la sécurité, donc nous rendent moins peureux. »

Attaché au bien commun, à la solidarité, à l’autonomie des citoyens aussi, il déclarait : « Il y a des choses qui ne sont pas négociables. L’écologie, par exemple. Il n’est pas question que le marché s’occupe de ça, pas question de créer un marché des droits de pollution. L’éducation, idem : pas un sou ne doit venir du privé. L’éducation est un bien collectif et public, l’éducation, c’est les droits de l’homme, c’est l’universalité du savoir, c’est le détachement vis-à-vis du marché. La monnaie, enfin : non négociable. Elle doit être contrôlée par les États de manière souveraine, pas question que ce soient des banques privées qui en contrôlent l’émission : derrière la monnaie, il y a la répartition de la richesse, l’activité économique, la croissance. »

Bien qu’ayant voté « oui » au traité de Maastricht et « oui » à l’euro, il écrivait, en avril 2014, dans un article paru dans Charlie Hebdo : « Je vire ma cuti. J’ai voté oui à Maastricht, oui au traité Constitutionnel. Aujourd’hui je pense qu’il faut quitter la zone euro. Il n’est jamais trop tard (même s’il est bien tard) pour reconnaître qu’on s’est trompé. J’ai cru, pauvre nigaud, qu’une monnaie unique nous mettrait dans la voie d’une Europe fédérale. […]

Les Etats conservaient l’autonomie fiscale, il n’y avait pas de budget fédéral. Dès lors au lieu de s’unir, à cause de la monnaie unique, les Etats allaient se lancer dans une concurrence fiscale et budgétaire …

Comme d’autres pays européens, « les Français ont également payé affreusement cher la politique de l’euro fort. Pourquoi une politique de l’euro fort ? Une monnaie forte est faite pour les prêteurs (les rentiers), une monnaie faible pour les emprunteurs (les ménages, les entreprises si elles sont situées en bas de l’échelle de production, si leurs produits sont en concurrence).

Chroniqueur sous le pseudonyme d’Oncle Bernard à Charlie Hebdo (dont il était le directeur adjoint de la rédaction) et à France Inter, collaborateur à Marianne, aux Échos, au Nouvel Observateur, au Monde, très souvent invité sur les plateaux de télévision, il développait partout ses analyses décapantes et lucides avec un humour facétieux et une bonhomie tranquille et joviale.

Libre penseur, anticonformiste, antimonétariste, ennemi de la financiarisation de l’économie, du productivisme, écologiste et altermondialiste, Bernard Maris, dont Jacques Sapir a pu dire « qu’il reste un modèle d’économiste citoyen », était aussi un militant. Il fut vice président du conseil scientifique d’ATTAC, dont il promut les combats, participa au forum social mondial de Porto Alegre en 2001 et, en 2002, fut candidat des Verts aux élections législatives à Paris dans le 5e arrondissement.

Mais Bernard Maris était-il peut-être surtout, et avant tout, un chercheur, un enseignant et un pédagogue, ce qu’a voulu consacrer l’université Paris 8 en donnant son nom à sa salle des thèses lors d’une cérémonie solennelle, le 4 mars 2015.

On lui demandait souvent ce que lui, qui n’arrêtait pas de fustiger l’économie et les économistes, pouvait bien enseigner. « Je réponds – écrit-il – ‘d’abord l’histoire économique’. Et avec quel plaisir ! Les faits économiques. […] Ensuite un économiste doit raconter l’histoire sociale ».

A l’IEE, il enseigna avec brio le fonctionnement des marchés, les rouages de l’économie financière et boursière, l’économie du développement durable, la rhétorique de l’économie et sa fonction de légitimation du discours dominant. Et il fit des étudiantes et des étudiants particulièrement heureux.

Deux collègues, spécialistes d’histoire économique et d’économie sociale ont aujourd’hui pris la relève de Bernard Maris à l’IEE : Gilles Raveaud et Arnaud Orain. La filiation de l’économie, au sens que souhaitait Bernard Maris, se trouve ainsi assurée. Un effet de sa main invisible ?

Mireille Azzoug
Directrice honoraire de l’Institut d’études européennes (Paris VIII)
Maître de conférences hors classe retraitée

Parcours universitaire et professionnel de Bernard Maris (établi d’après son curriculum vitae, complété par les informations publiées sur Internet par Wikipédia :

Diplômé de Sciences Po Toulouse en 1968.

Doctorat en sciences économiques à l’université Toulouse-I en 1975. Thèse intitulée « La distribution personnelle des revenus : une approche théorique dans le cadre de la croissance équilibrée », sous la direction de Jean Vincens.
Agrégation (science économique générale) en 1994 à l’IEP de Toulouse.
Assistant (1968), puis maître de conférences (1984) à l’Université des sciences sociales de Toulouse (UT1-Capitole), puis professeur (1994) de sciences économiques à l’Institut d’études politiques de Toulouse.
Professeur à l’Institut d’études européennes, Université Paris 8, de 1999 à 2012.

Fonctions universitaires

Directeur du Centre universitaire de Montauban : 1994-1999 et Directeur du DEA « Économie industrielle et de l’emploi ».
Directeur du LEREP (Laboratoire d’études et de recherches en économie de la production) de 1994 à 1996, Institut d’études politiques, Université de Toulouse 1.
Directeur du doctorat « La construction européenne. Enjeux géopolitiques, économiques et socioculturels », Institut d’études européennes, Paris 8, de 1999 à 2006.
Directeur du Centre d’études des mutations en Europe, Institut d’études européennes, Paris 8, 2000 à 2011.
Membre élu du Conseil national des universités (CNU) de 1999 à 2002.
Membre du comité scientifique des revues : Sciences de la Société, Cahiers de l’Innovation, Ecorev-Revue critique d’écologie politique.

Distinctions

Le magazine Le Nouvel Économiste lui attribue en 1995 le titre de « meilleur économiste de l’année ».
Coordinateur du Schéma régional d’aménagement du territoire de la région Midi-Pyrénées, 1996-1997.
Vice-président du Conseil scientifique de l’association ATTAC, 1998-2001.
Directeur de la collection « Albin Michel Économie » aux Éditions Albin Michel (Paris) à partir de 1999.
Nommé membre du conseil général de la Banque de France en décembre 2011.
Président d’honneur de « Je me souviens de Ceux de 14 » et de la Société des amis du Mémorial de Verdun.

Publications

Outre de très nombreux articles et chroniques, Bernard Maris est l’auteur de :

Économie

Éléments de politique économique : l’expérience française de 1945 à 1984, Privat, 1985.
Des économistes au-dessus de tout soupçon ou la grande mascarade des prédictions, Albin Michel, 1990.
Politiques économiques conjoncturelles, PUF, 1991, coll. « Que sais-je ? » , coécrit avec Alain Couret.
Les Sept Péchés capitaux des universitaires, Albin Michel, 19991.
Jacques Delors, artiste et martyr, Albin Michel, 1993.
Parlant pognon mon petit. Leçons d’économie politique, Syros, 1994.
Ah Dieu ! Que la guerre économique est jolie !, Albin Michel, 1998, coécrit avec Philippe Labarde.
Keynes ou l’économiste citoyen, Presses de Sciences Po, coll. « La bibliothèque du citoyen », 1999 et 2007.
Lettre ouverte aux gourous de l’économie qui nous prennent pour des imbéciles, Albin Michel, 1999, et Seuil, coll. « Points-Économie », 2003.
La Bourse ou la vie - La grande manipulation des petits actionnaires, Albin Michel, 2000, coécrit avec Philippe Labarde.
Malheur aux vaincus : Ah, si les riches pouvaient rester entre riches, Albin Michel, 2002, coécrit avec Philippe Labarde.
Direction de La légitimation du discours économique, Sciences de la société, n° 55, Presses universitaires du Mirail, 2002 (Actes du colloque international du même nom organisé par B. Maris à l’IEE en 2001).
Antimanuel d’économie  : Tome 1, les fourmis, Bréal, 2003.
Antimanuel d’économie : Tome 2, les cigales, Bréal, 2006.
Gouverner par la peur, Fayard, 2007, coécrit avec Leyla Dakhli, Roger Sue et Georges Vigarello.
Le Making of de l’économie, Perrin, 2008, coécrit avec Philippe Chalmin et Benjamin Dard.
Petits principes de langue de bois économique, Charlie Hebdo, 2008
Capitalisme et pulsion de mort, Hachette, coll. « Pluriel », 2010, coécrit avec Gilles Dostaler.
Marx, ô Marx, pourquoi m’as-tu abandonné ?, Éditions Les Échappés, 2010 et Champs actuel, 2012.
Plaidoyer (impossible) pour les socialistes, Albin Michel, 2012.
Journal d’un économiste en crise, Les Échappés/Charlie Hebdo, 2013 (sélection de textes d’Oncle Bernard (Bernard Maris) publiés dans Charlie Hebdo depuis 2005).
Préface à La reprise tranquille, Charlie Hebdo, l’Année 2014 en dessins, 2014.
Et si on aimait la France, Grasset, à paraître en avril 2015.

Essais

L’Homme dans la guerre. Maurice Genevoix face à Ernst Jünger, Grasset, 2013.
Houellebecq économiste, Flammarion, 2014.

Romans

Pertinentes Questions morales et sexuelles dans le Dakota du Nord, Albin Michel, 1995.
L’Enfant qui voulait être muet, Albin Michel, 2003.
Le Journal, Albin Michel, 2005.

Articles

« La reconquête de l’économie dans ses dimensions politiques et éthiques », Cosmopolitiques n° 5, « L’économie peut-elle être solidaire ? », ouvrage collectif, L’Aube, coll. « Essai », 2003.

Illustrations : LGS

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RÉSISTANCES AU TRAVAIL
BOUQUIN, Stephen
Stephen Bouquin (coordination) Louis-Marie Barnier, José Calderón, Pascal Depoorter, Isabelle Farcy, Djordje Kuzmanovic, Emmanuelle Lada, Thomas Rothé, Mélanie Roussel, Bruno Scacciatelli, Paul Stewart Rares sont les romans, même de science-fiction, fondés sur l’invraisemblance. Il en est de même avec les enquêtes en sciences sociales. Il existe néanmoins des vraisemblances négligées. Les résistances au travail en font partie. Le management contemporain a beau exalter l’individualisme, (…)
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Je pense que les institutions bancaires sont plus dangereuses pour nos libertés que des armées entières sur le pied de guerre. Si le peuple américain permet un jour aux banques privées de contrôler le devenir de leur monnaie, d’abord par l’inflation, ensuite par la récession, les banques et les compagnies qui fleuriront autour des banques priveront le peuple de tous ses biens jusqu’au jour où ses enfants se retrouveront sans toit sur la terre que leurs parents ont conquise.

Thomas Jefferson 1802

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