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Tu es belle et large, Amérique du Nord

Tu es belle et large, Amérique du Nord

(...)

à toi, fille de l’Arkansas ou plutôt
à toi jeunesse dorée de West-Point ou mieux encore
à toi mécanicien de Detroit ou bien
à toi débardeur de la Vieille Orléans à tous
je m’adresse et je dis : affermis le pas,
ouvre ton oreille au vaste monde humain,
ce ne sont pas les élégants du State Department
ni les féroces seigneurs de l’acier
qui te parlent ici
mais un poète de l’extrême sud de l’Amérique,
fils d’un cheminot de Patagonie,
américain comme l’air des Andes,
aujourd’hui fugitif d’une patrie où
prison, tourment, angoisse règnent,
tandis que cuivre et pétrole lentement,
se convertissent en or pour des rois étrangers.
Toi tu n’es pas
l’idole qui d’une main tient l’or
et de l’autre la Bombe.
Toi tu es
ce que je suis, ce que je fus, ce que nous devons
sauvegarder, le fraternel sous-sol
de la très pure Amérique, les simples
hommes des chemins et des rues.
Mon frère Juan vend des souliers
comme ton frère John,
ma sœur Juana pèle les patates
comme ta cousine Jane
et mon sang est mineur et marin
comme ton sang, Peter.

Toi et moi irons ouvrir les portes
pour que passe l’air de l’Oural
à travers le rideau d’encre,
toi et moi irons dire au furieux :
« My dear guy, ici et pas plus loin tu n’arriveras »
en deçà la terre nous appartient
pour qu’on n’entende pas le sifflement
de la mitrailleuse, mais une
chanson, et une autre chanson, et une autre chanson.

IV

Mais si tu armes tes hordes, Amérique du Nord,
pour détruire cette frontière pure
et mener le boucher de Chicago
gouverner la musique et l’ordre
que nous aimons,
nous sortirons des pierres et de l’air
pour te mordre,
nous sortirons de la dernière fenêtre
pour te verser du feu,
nous sortirons des vagues les plus profondes
pour te clouer avec des épines,
nous sortirons du sillon pour que la semence
frappe comme un poing colombien,
nous sortirons pour te refuser le pain et l’eau,
nous sortirons pour te brûler en enfer.

[Ne mets donc pas les pieds, soldats,
sur la douce France], car là-bas nous serons
pour que les vertes vignes donnent du vinaigre
et que les filles pauvres te montrent le lieu
où est frais encore le sang allemand.
Ne gravis pas les sèches sierras d’Espagne
car chaque pierre se changerait en feu
et là-bas mille ans combattront les braves :
ne te perds pas entre les oliviers car jamais
tu ne reviendras à Oklahoma, mais n’entre
pas en Grèce où jusqu’au sang qu’elle verse aujourd’hui
se lèvera de la terre pour vous arrêter.
Ne venez pas alors pêcher à Tocopilla
car l’espadon reconnaîtra vos dépouilles
et l’obscur mineur d’Araucanie
cherchera les antiques flèches cruelles
qui attendent enterrées de nouveaux conquérants.
Ne vous fiez pas au gaucho chantant une vidalita
ni à l’ouvrier des frigorifiques, ils
seront en tous lieux avec des yeux et des poings
comme les Vénézuéliens qui vous attendent par avance
avec une bouteille de pétrole et une guitare dans les mains.
N’entre pas, n’entre pas au Nicaragua non plus,
Sandino dort dans la forêt jusqu’à ce jour,
son fusil s’est empli de lianes et de pluie,
son visage n’a plus de paupières,
mais les plaies dont vous l’avez tué sont vives
comme les mains de Porto-Rico qui attendent
la lumière des couteaux.
Le monde sera implacable pour vous.
Non seulement les îles seront dépeuplées, mais l’air
qui déjà connaît les mots qui lui sont chers.
Ne viens pas demander de la chair d’homme
dans le haut Pérou : dans le brouillard rongé des monuments
le doux ancêtre de notre sang aiguise
contre toi ses épées d’améthyste,
et dans les vallées, la conque rauque des batailles
assemble les guerriers, les frondeurs
fils d’Amaru. Ne va pas dans les cordillères mexicaines
chercher des hommes pour leurs faire combattre l’aurore,
les fusils de Zapata ne sont pas endormis,
ils sont huilés et pointés vers les terres du Texas.
N’entre pas à Cuba car de la phosphorescence marine
aux champs de canne à sucre en sueur,
il n’y a qu’un seul obscur regard qui t’attende
et un seul cri à en tuer ou à en mourir.
Ne viens pas
aux terres des partisans, dans la bruyante
Italie : ne dépasse pas les rangs des soldats en jacket
que tu maintiens à Rome, ne dépasse pas Saint-Pierre ;
au delà les saints rustiques des villages,
les saints marins du poisson,
aiment le grand pays de la steppe
où fleurit à nouveau le monde.
Ne touche pas
les ponts de Bulgarie, ils ne te laisseront pas passer,
les fleuves de Roumanie, nous y jetterons du sang bouillant
pour que les envahisseurs s’y consument.
Ne salue pas le paysan qui connaît aujourd’hui
la tombe des féodaux, et veille
sur sa charrue et son fusil. Ne le regarde pas,
car il te brûlera comme une étoile.
Ne débarque pas
en Chine : Tchang le mercenaire n’y sera déjà plus
entouré de sa cour pourrie de mandarins ;
il y aurait pour vous attendre une forêt de
faucilles laborieuses et un volcan de poudre.

Le chant général, Pablo Neruda
IX QUE S’ÉVEILLE LE BÛCHERON
Volume 2, Traduction de Alice Ahrweiler
Les éditeurs français réunis

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