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Thyssen Krupp, Turin : il y a un an, le massacre

« Si je n’avais pas été boire ce café, je ne serai pas là , à parler de cette nuit… ». Giovanni Pignalosa, ex-délégué FIOM (syndicat de la métallurgie, NdT) à Thyssen Krupp, parle de ce café salvateur avant de nous raconter ce qu’il a fait pendant cette année après l’incendie qui a coûté la vie à sept camarades de travail. Il a trouvé un autre emploi, « toujours métallo », toujours ouvrier, malgré son bac. Il a participé « par conscience de justice » à de nombreuses initiatives contre les homicides blancs. « Je parle avec le peuple des travailleurs. Si ce qui nous est arrivé ne reste que dans les journaux, ces sept là seront morts en vain. Et on le voit déjà , on continue à mourir au travail dans l’indifférence ». Après la tragédie, pendant un mois, Giovanni n’a pas fermé l’oeil. Il a retrouvé le sommeil le jour où il est allé chez le procureur, déposer son témoignage. Il lui reste un réflexe conditionné : « Quand je rentre dans une salle, dans un lieu public, la première chose que je regarde c’est s’il y a des extincteurs ». Sur la ligne 5 à Thyssen Krupp, il y avait des extincteurs. Mais ils étaient déchargés. C’est Antonio Bocuzzi qui le raconta, le seul survivant devenu d’abord une icône, après le massacre, puis parlementaire au PD (Partito democratico).

Ses camarades morts lui manquent, à Giovanni, et lui manquent aussi « les rapports que nous avions entre nous à l’aciérie ; avec les tours de service, on passait plus de temps là qu’à la maison ». Il ne change pas de chemin, il n’évite pas de passer Viale Regina Margherita, où Thyssen Krupp a cessé ses acticités ce 6 décembre-là . Au contraire même, « quand j’y passe, j’ai un peu la nostalgie ». Le nom de l’association des anciens de Thyssen - « Liens d’acier »- n’est donc pas emphatique. Depuis le massacre, Giovanni cultive l’espoir que « ne suivront pas que des belles paroles à cette terrible nuit ». Son bilan, un an après, est double. Il est déçu par les gouvernements qui ont alterné à Palazzo Chigi. Prodi, pour dire la vérité, « avait fait quelque petite chose, le Texte unique sur la sécurité sur les lieux de travail ». Berlusconi et Cofindustria (le patronat italien, NdT) « sont en train de le mettre en pièces, morceau par morceau ». Satisfait par contre car la justice « a fait son travail et rapidement. Au nez de ceux qui disent que le Parquet est plein de feignants ». Et oui, le massacre de Thyssen Krupp est tombé sur le magistrat le plus stakano d’Italie. Raffaele Guariniello, secondé par les substituts Laura Longo et Francesca Traverso, a bouclé l’enquête en moins d’un an et obtenu le renvoi en jugement des six inculpés : Harald Espenhahn, administrateur de Thyssen Krupp Italia, et les dirigeants Gerard Pregnitz, Marco Puccci, Gisuseppe Salerno, Daniele Maroni et Cosimo Cafueri. Le procès commencera le 15 janvier en Cour d’Assise, devant un jury à la fois de robe et populaire. Aux assises parce que le délit reproché à Espenhahn est : homicide volontaire avec dol éventuel (traduction littérale… NdT) (alors que pour les cinq autres l’accusation est d’homicide involontaire). Dol éventuel signifie prendre un risque, en sachant quelles pourraient en être les conséquences. Dans ce cas, la direction aurait évité de faire des dépenses en manutention et sécurité dans une aciérie qui allait fermer en juillet de l’année suivante, en étant consciente que son attitude exposait les salariés à des risques qui se sont ensuite vérifiés. Pour la première fois en Italie, un accident mortel au travail sera jugé comme homicide volontaire, même si c’est avec dol éventuel (intention criminelle éventuelle). « Exagéré ! » se sont écriés les détracteurs de Guariniello qui, comme par hasard, sont ceux-là même qui ont toujours quelque sympathie pour les « raisons » des patrons et des entreprises.

Une semaine plus tard, on a condamné à Rome, pour homicide volontaire avec dol éventuel, un homme qui conduisait en état d’ivresse et avait heurté et tué un jeune couple. Dans ce cas-là , personne n’a crié au scandale, observe Giorgio Airaudo, secrétaire de la Fiom de Turin. On fait de l’emphase sur la « sécurité » pour la microcriminalité, pour les roms, les immigrés, les drogués. Léser la sécurité des travailleurs, par contre, est perçu comme un délit mineur. Une faute vénale, sanctionnée par des peines légères qui, dans la plupart des cas, finiront par une prescription. Ainsi, dans un pays qui en matière de sécurité au travail a de bonnes lois et de très mauvaises pratiques, l’effet dissuasion s’évanouit. Et c’est justement la dissuasion qui est l’objectif de Guariniello, un magistrat qui préfère poursuivre les délits plutôt que les délinquants. L’enquête, en plus d’avoir établi le triple standard de sécurité chez Thyssen Krupp, (bon dans les établissements allemands, suffisants à celui de Terni, à la dérive à Turin) a découvert que les visites de l’Asl et des inspecteurs Spresal Viale Regina Margherita, était « téléphonées » à l’avance. Le responsable de la sécurité, Cafueri, un des inculpés, demandait par email aux chefs de service de « tout mettre en ordre ». Sur les contrôles annoncés, le parquet a ouvert une enquête collatérale.

En juillet 2007, quand fut signé l’accord de fermeture dans l’année de l’établissement de Turin, l’usine comptait 380 salariés. Le 6 décembre, il n’y en avait déjà plus que 270 (il en reste maintenant au maximum une soixantaine, dont 28 suivent des formations). Dans des rangs clairsemés, dépourvus des figures professionnelles qui avaient émigré ailleurs, les fiches de postes recombinées et un ample recours aux heures supplémentaires, y compris de nuit, il fallait faire de la production, accrue pour compenser un problème sur le site de Terni. C’est dans cette situation d’usure du site et des salariés, d’organisation du travail improvisée au jour le jour, que survient la tragédie. Facile de dire, après-coup, que quand on décide de fermer une usine sidérurgique, et pas une fabrique de bonbons, il vaudrait mieux le faire en 24 heures, en tenant compte du fait que l’usine n’investira pas un euro en manutention et sécurité. Facile et « abstrait », réplique Airaudo, on ne « recase » pas 380 personnes en un jour, surtout dans un secteur où les salaires sont supérieurs à la moyenne dans la métallurgie.

Le drame à Thyssen Krupp a suscité, en plus de l’horreur, de la stupeur aussi. Pour beaucoup, ça a été une découverte d’apprendre que dans une multinationale de renom, pas dans un atelier chinois, les ouvriers travaillaient 12-13 heures de rang, la nuit, en plus. C’était la démonstration de la faiblesse d’un segment de classe ouvrière qui avait autrefois été fort, fier de savoir dompter le feu et fabriquer l’acier. Traditions et identités qui se lézardent sous l’effet de restructurations, culminant dans l’accord défensif qui acceptait la fermeture, terminus d’un conflit où l’entreprise avait « joué » Terni contre Turin, travailleurs contre travailleurs.

Il reste quelques souvenirs des jours qui ont suivi l’incendie. Le comportement, d’abord glacial et indifférent, puis embarrassé, des « allemands ». Les rubans arrachés pendant les funérailles sur les couronnes mortuaires venant de Thyssen Krupp. Les visages et les mots des ouvriers qui crevaient enfin les écrans de télés (une visibilité cher payée et une fois les choses finies). La mesure et le ton juste du maire et du cardinal de Turin. Restent surtout les images et les échos du cortège en colère qui a traversé Turin le 10 décembre, au premier rang duquel un père, Nino Santino, la photographie de son fils Bruno serrée dans sa main. Même si le dernier brûlé allait mourir 20 jours après, c’est ce cortège qui fut le « vrai » cortège des funérailles des sept de Thyssen. Comparée par tout le monde aux funérailles chorales du roi Giorgio Agnelli, cette manifestation exposa la solitude des ouvriers, maudit les coupables, ignora les politiciens, contesta les syndicats (qui l’avaient convoquée). Des sifflets toujours actuels, parce que homicides blancs ne semblent pas diminuer et que tout syndicaliste, admet Airaudo, doit se demander s’il « fait vraiment tout son possible » pour les éviter. Le long du trajet, ce jour-là , deux cordons séparèrent les familles et les camarades de travail des victimes du reste de la ville, et même des autres manifestants. C’était une façon de dire : « Nous restons entre nous ». Les ouvriers, qui n’existent plus comme classe, se resserrent en « communauté » quand ils sont touchés dans leur chair, quand ils doivent élaborer leur deuil.

Un an après, la tempête de la crise économique souffle sur Turin. Rien que dans le secteur métallurgique, 501 usines ont déjà mis en chômage technique 33 mille salariés (sur un total de 170 mille salariés à Turin et province). Et la « communauté » ouvrière se retrouve à se diviser entre les précaires, ceux qui n’ont même pas droit au chômage technique, et ceux qui ont au moins ce petit bouclier.

Parmi les initiatives du premier anniversaire de la tragédie, la municipalité de Turin a décidé de donner le nom des victimes de l’incendie de Thyssen Krupp à un secteur du Parco Carrara. Nous écrivons ici leurs noms : Antonio Schiavone, Roberto Scola, Angelo Laurino, Bruno Santino, Rocco Marzo, Giuseppe Demasi, Rosario Rodinò .

Manuela Cartosio

Edition de vendredi 5 décembre 2008 de il manifesto
http://www.ilmanifesto.it/Quotidiano-archivio/05-Dicembre-2008/art6.html
Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio


EN COMPLEMENT

Sur la mort des sept métallos de l’usine de Turin, le 6 décembre 2007, lire aussi :

Thyssen Krupp Blues,

http://www.legrandsoir.info/spip.php?article7093

et

La classe ouvrière va en enfer,

http://www.legrandsoir.info/spip.php?article7055

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