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TERF, Queer, et métaphysique du genre

Ostende, Belgique, il y a quelques mois : une militante féministe (à qui j’ai le bonheur d’être marié), enceinte, sortait scandalisée d’une conférence sur les politiques publiques de la petite enfance : discutant à l’issue du débat avec une députée de gauche au parlement belge sur l’importance d’un allongement du congé maternité, celle-ci s’était insurgée : « c’est une revendication d’extrême droite ! »

Il faut le savoir : Dans le logiciel du féminisme « deux point zéro », congé maternité signifie « pause » prolongée dans la « carrière », « rester plus longtemps au foyer ». N’est-il pas préférable alors, en effet, puisque le lait en poudre « libère » les femmes de « l’aliénant » allaitement maternel, d’allonger plutôt le congé paternité sans toucher au congé maternité, voire en le réduisant ? Mieux : N’est-il pas préférable après tout, par « respect pour la planète » puisque chaque naissance augmente notre « bilan carbone », de ne pas faire d’enfants du tout ? Pour le féminisme bourgeois, les femmes doivent s’émanciper non pas de l’exploitation capitaliste, mais de la maternité elle-même, aliénation « sexiste », « mammalienne », « essentialiste », « patriarcale ».

« Le conflit : la femme et la mère » : tel était le titre du best-seller de la célèbre femme d’affaire Elisabeth Badinter il y a dix ans... Ce paradigm – disons – « maternophobe », désormais courant en occident, cache mal le système qu’il défend objectivement, sous ses apparences émancipatrices : les EU, sans aucun congé maternité, seraient ainsi le pays le plus progressiste tandis que les pays du camp socialiste, avec leurs congés maternité d’un an payés cent pour cent du salaire avec maintien du poste, étaient jadis logiquement les plus réactionnaires...

Ces dernières années, alors que grandit la voracité impérialiste occidentale sur le monde, la superstructure de notre système s’adapte d’autant plus volontiers aux « nouvelles idéologies de gauche » que celles-ci servent secrètement ses intérêts géostratégiques : cherchant toujours un large consentement local à l’agressivité de sa mondialisation, le système voile son incurable suprématisme d’une nouvelle doxa : hier il prétendait « éclairer », « civiliser le monde », aujourd’hui il lui donne (verbalement) des leçons de tolérance et d’ouverture, de parité, d’écocitoyenneté face aux « pollueurs féodaux » plus ou moins « nationalistes » et à tendance « anti-droits-de-l’homme » qui peupleraient notre « périphérie » à l’Est et au Sud.

La question du féminisme « me too »/« balance ton porc » et des « études de genre » (gender studies) partage avec l’écologisme, le laïcisme et le pseudo-universalisme eurocentré une astuce intellectuelle bien utile ; on oppose toujours de façon antidialectique les hommes aux femmes (domination masculine « depuis toujours »), l’humain (prométhéen depuis le néolithique) à l’innocente nature, le rationalisme des « lumières européennes » à la religiosité primaire des « dictatures » orientales. L’impérialisme du XXIe siècle est donc idéologiquement plus raffiné mais, évidemment, pas plus nuancé que celui (raciste et « civilisateur ») du siècle dernier. En somme il poursuit sa domination en apprenant de ses échecs passés.

Le champ revendicatif du féminisme bourgeois dit de « troisième génération » est d’abord axé sur la fameuse question du « patriarcat » féodal (se déclinant en luttes contre la « violence sexiste » et la « charge mentale »), jamais sur la conquête anticapitaliste des droits liés à la maternité, à l’allaitement maternel, au maternage. Il s’agirait là de vulgaires fonctions animales hors du champ « humain » où tout se résume à des « constructions sociales ». S’en détourner explicitement permettraient aux femmes de s’extraire de leur aliénation à la « nature » pour rejoindre, pré carré des hommes, le champ de la « culture ».

Ce féminisme se caractérise donc par une très forte polarité « antiféodale » (légitime en soi par ailleurs) et une très faible polarité « anticapitaliste ». Or c’est bien ici que le capitalisme est le plus développé, et c’est bien là-bas, en « périphérie », qu’est le plus saillant le patriarcat résiduel (semi-féodal et précapitaliste du point de vue marxiste, souvent parce que l’impérialisme occidental l’a maintenu volontairement pour ses intérêts propres contre les bourgeoisies nationales).

Rien de choquant donc, rien de dissonant pour une députée féministe (belge ou française) à qualifier de fascisante la revendication d’une militante, fût-elle tunisienne. Peu lui importe que cette dernière aît passé sa jeunesse dans un pays semi-colonisé et semi-féodal, à militer contre les fascistes islamistes de l’UGTE à l’université, au sein du syndicat étudiant marxiste UGET.

Après quelques années d’échanges, de réflexions communes, de recherches entre nous, c’est avec cette militante marxiste et féministe tunisienne, mon épouse, qu’a été conçu l’argumentaire à partir duquel je rédige le présent article. Biologiste de formation, elle est aujourd’hui éducatrice des jeunes enfants (EJE) en France, engagée syndicalement à la CGT. Loin de moi l’idée arrogante de « parler à la place des femmes » : Sans elle, mon opinion serait restée celle communément admise dans la gauche occidentale bien-pensante.

La maternité, marginale pour le féminisme bourgeois, centrale pour le féminisme prolétarien

Les femmes ne constituent pas une « classe » contrairement à ce que prétendent les féministes post-marxistes (comprendre anti-marxistes) comme Butler ou Delphy. Les citations sont souvent tronquées ou déformées de nos jours pour augmenter la confusion idéologique : Marx n’a jamais écrit « la femme est le prolétaire de l’homme » (citation de la socialiste utopique Flora Tristan au début du XIXe siècle). Et si Engels a bien écrit dans L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État « Dans la famille, l’homme est le bourgeois et la femme joue le rôle du prolétariat », c’est évidemment une image, pour illustrer l’idée d’une exploitation dans le travail domestique et d’une « domination masculine » issue du patriarcat. Marx affirme au contraire dans Le Capital que les femmes ne sont pas une classe mais une catégorie de travailleurs. Ce que tenteront de réviser les théoriciennes du « féminisme matérialiste » des années 70, matrice des TERF (Trans-exclusionary radical feminist (Féministe radicale excluant les personnes trans) et des Queers actuelles.

C’est d’ailleurs l’approche dialectique des classes, chez Marx et Engels, qui leur interdit de considérer les femmes comme une classe sociale : une classe est par définition pour eux une réalité historique, qui naît, se développe et meurt au cours de l’histoire humaine. Ce n’est pas le cas des femmes évidemment, qui se distinguent des hommes avant tout par leur physiologie et constituent une catégorie de notre espèce, permanente tant qu’existera la reproduction sexuée.

Au-delà du seul cadre domestique, le développement du capitalisme a largement poussé sur le « marché du travail » l’ensemble des femmes de la classe ouvrière, utiles car sous-payées et corvéables, donnant d’ailleurs dialectiquement accès aux moyens matériels de leur indépendance économique, sans laquelle aucune émancipation complète n’est possible. Le problème fondamental des femmes de la classe ouvrière est d’abord de concilier par des conquêtes sociales et de nouveaux droits l’indépendance économique avec les contraintes de la grossesse et de la maternité (au centre duquel l’allaitement maternel). Le congé maternité, l’allocation familiale, l’ensemble des systèmes étatiques liés à la petite enfance sont des droits permettant aux mères, en partie au moins, de dépasser la contradiction sans la nier. Le lait en poudre, manne financière de l’industrie laitière, est déconseillé pour des raisons de santé publique par l’OMS qui en restreint la publicité libre : du point de vue biologique, aucun lait en poudre ne peut rivaliser avec le lait maternel qui change de composition d’un jour à l’autre, d’un âge à l’autre en s’adaptant sur le plan nutritionnel et immunitaire, jour après jour, au développement du bébé. Sans parler du rôle de l’allaitement maternel dans son développement psychologique. Militer en prétendant que la généralisation du biberon émancipe la femme est un non-sens qui nuit à la fois à la santé publique et à l’émancipation des femmes par le droit. Droit qui doit permettre le maternage comme choix « libre » : le retour immédiat volontaire au travail est ultra minoritaire, hors de la petite bourgeoisie et de la bourgeoisie. Le féminisme prolétarien au siècle dernier a eu comme point de mire les conditions de vie des femmes et des mères en Union Soviétique. Là-bas chaque usine avait sa crèche, et toutes les conditions sociales permettaient aux mères de conserver leur indépendance économique vis-à-vis des conjoints, un congé maternité de durée encore inégalée à ce jour, etc. De cette indépendance économique et de cette égalité sociale ont surgi les reculs les plus significatifs du patriarcat dans tous les domaines : féminisation de tous les métiers à commencer par les plus qualifiés, parité politique dans les soviets, liberté de divorcer, équité dans le travail domestique et recul des comportement machistes (lire à ce sujet La femme soviétique, George St George, et “ Pourquoi les femmes ont une meilleure vie sexuelle sous le socialisme ”, de l’anthropologue étasunienne Kristen Ghodsee).

Preuve que les femmes sont loin de constituer une « classe » : pendant que les ouvrières luttent pour conquérir des droits leur permettant d’assumer à la fois maternité et travail salarié, les femmes de la petite bourgeoisie (qui constituent le gros des troupes du féminisme actuel) se résignent à théoriser leur échec comme une victoire. Les unes luttèrent contre la prostitution, les autres affirment aujourd’hui « finalement, la prostitution est un travail comme un autre, dont il faut améliorer les conditions d’exercice ». Quand les unes exigèrent des patrons de meilleures conditions de travail en tant que mères, les autres considèrent désormais que la vraie émancipation consiste à se soumettre au marché du lait maternisé (« bio » de préférence bien sûr !), voire à ne pas avoir d’enfants. Bref, pour le féminisme révolutionnaire, le combat vise à conquérir des droits sociaux, le féminisme – disons – réformiste (pour ne pas dire réactionnaire) vise à espérer des aménagements dans l’existant, voire revendiquer des reculs...

Pour les femmes de la bourgeoisie, l’argent est évidemment secondaire : que peut évoquer la nécessité d’un « congé maternité » pour une femme en capacité de prendre un congé sans solde du jour au lendemain, ou dont le mari PDG assure la sécurité financière du couple ? Pour elles, des revendications féministes existent bel et bien, mais qui n’ont rien à voir avec celles des femmes ouvrières. Les femmes bourgeoises veulent (légitimement) leur indépendance financière en travaillant, vis-à-vis du riche mari dont elles dépendent. S’émanciper de leur « prison dorée » suppose un travail autonome, pas des congés maternité dont elles n’ont que faire, quand une nurse s’occupe des enfants à domicile. La marque des intérêts bourgeois est particulièrement criante chez Elisabeth Badinter qui écrit dans [Le conflit : la femme et la mère-https://www.livredepoche.com/livre/le-conflit-la-femme-et-la-mere-9782253157557] : « Nos aïeules du siècle des Lumières nous ont légué ce modèle peu commun d’une femme émancipée, déchargée des soucis du maternage », en considérant les femmes éduquées de la « bonne société » comme des modèles d’émancipation. Contrairement à une idée reçue, les réflexes patriarcaux sont bien plus répandus dans la bourgeoisie que dans la classe ouvrière, ce que confirment les études anthropologiques sur l’histoire des structures familiales.

Le concept scientifique de « patriarcat » dévoyé par le post-modernisme

Sur le plan scientifique, il y a bien sûr un débat au long cours sur cette dernière question : l’approche structuraliste, autour de Claude Lévy-Strauss et ses disciples (et plus tard dans leur sillage, Godelier ou Darmangeat) s’est attachée après-guerre à « déconstruire » la version engelsienne d’une baisse progressive du statut des femmes avec l’évolution des modes de production, communiste primitif, esclavagiste puis féodal. Pour la doxa structuraliste puis post-moderne, la femme a toujours été dominée, même au paléolithique ; ce qu’affirment aussi les féministes « radicales » aujourd’hui. Doxa depuis peu contestée, notamment par Emmanuel Todd, anthropologue qui malgré ses conclusions réactionnaires sur l’évolution « orientale » des systèmes familiaux, s’appuie sur les travaux d’ethnologues « évolutionnistes », comme Morgan ou Westermarck, auxquels Engels lui-même se référait dans son Origine de la famille il y a deux siècles. Le dogme des « invariants anthropiques » a désormais du plomb dans l’aile, et ça ne fait pas les affaires du féminisme bourgeois : le communisme primitif des chasseurs-cueilleurs, fondamentalement caractérisé par une stricte division sexuelle du travail (chasse pour les hommes, cueillette pour les femmes), correspond à des structures familiales primitives de type nucléaire égalitaire, où les statuts des femmes et des hommes sont équivalents : Voir à ce sujet la démonstration claire et illustrée de l’anthropologue Emmanuel Todd dans Où en sont-elles ? Une esquisse de l’histoire des femmes (2022). C’est avec la constitution de patrimoines indivisibles (immobiliers par exemple) que la patrilinéarité inégalitaire (favorable aux fils ainés) s’est imposée et que le statut des femmes a progressivement baissé, avec les familles souches et communautaires. En Europe, marge occidentale de l’Eurasie, pôle actuel du féminisme bourgeois, l’abaissement du statut des femmes a surtout concerné, rétroactivement, les classes dominantes affectées par cette patrilinéarité d’héritage, pendant que les classes dominées restaient globalement de forme nucléaire égalitaire. En somme la culture patriarchale, même si elle diffuse aussi comme idéologie dominante dans toutes les couches de la société, est aristocratique et bourgeoise avant d’être, à la marge et par contagion, prolétarienne.

Les conquêtes des femmes du peuple contre le patriarcat sont bien plus évidentes en ex-URSS par exemple, où les structures familiales étaient intégralement de type communautaire autoritaire/égalitaire (donc très patriarcales) y compris dans les classes populaires, qu’en occident où les mêmes conquêtes (droit de vote, droit au divorce, etc.) ont été plus tardives et non associées aux droits conquis pour dépasser les contraintes de la maternité (droit à l’avortement mis à part), autour des femmes de la petite et de la grande bourgeoisie. Rappelons que contrairement aux femmes révolutionnaires qui conquirent les premières le droit de vote et d’éligibilité dans la jeune Russie des Soviets, les « suffragettes » occidentales défilaient pour les mêmes droits au cri de « nous ne sommes pas comme les nègres (sans droit de vote) » ...

Nature ou culture, faux dilemme des féministes post-modernes

Il faut bien remarquer que l’appui des théories de « gauche » post- et antimarxiste (lacano-freudisme, structuralisme, existentialisme, post-modernisme, etc.) aux luttes des femmes est un épiphénomène occidental, où se manifeste de façon typique leur aversion pour les sciences et pour la biologie en particulier. Aversion qui s’enracine sur le fait, certes bien réel, que les fascistes ont toujours tenu un discours biologisant pour soutenir leur idéologie : celui du darwinisme social notamment, mais aussi les théories génétiques en vogue, compatibles (à l’époque, où « l’épigénétique » n’existait pas) avec l’essentialisme raciste.

Pour bien s’en démarquer (mais de façon mécanique, antidialectique), les antifascistes d’après-guerre se sont tournés vers des « sciences sociales » spéculatives, voire vers des théories ouvertement antiscientifiques comme la psychanalyse ou l’existentialisme heideggérien (et aujourd’hui le post-modernisme), pour recruter leurs intellectuels, voyant avec la plus grande méfiance les sciences expérimentales de leur époque. N’est-ce pas le darwinisme et sa « survie du plus apte » qui a généré l’hitlérisme ? N’est ce pas la physique qui a engendré la bombe nucléaire ?

Ces discours à connotation antiscientifique traduisent au fond une approche immature, idéaliste, volontariste du réel qu’on prétend transformer : La science n’est pas plus responsable des guerres ou du fascisme que la religion elle-même du temps de la Saint-Barthelemy. Et si Marx et Engels en leur temps déjà, testaient leurs hypothèses à l’aune des Darwin, Morgan ou Liebig, les soviétiques ensuite n’ont jamais déduit de la période hitlérienne qu’il faille se détourner de la biologie, bien au contraire. Seuls les intellectuels de gauche occidentaux ont opéré (tendanciellement bien sûr) un tel dénigrement.

Telle est l’origine du paradigme typiquement occidental selon lequel le sexe biologique n’existe plus vraiment chez l’homme, tout ne serait chez lui que construction sociale, sans innéité, sans instincts, sans aucune trace de ses origines simiesques en somme... Or rien n’est plus faux. Non pas qu’il n’existe aucune construction sociale : c’est l’opposition mécanique entre inné, instincts, hormones, gènes d’une part et acquis, plasticité cérébrale, rapports sociaux d’autre part, qui est arbitraire et antiscientifique. Pavlov, jadis héros de la science soviétique et père de la psychologie expérimentale, grand dialecticien, avait compris avant tous les autres en occident la filiation causale entre réflexe, comportement instinctif et comportement acquis, avec la notion de réflexe conditionnel, préfigurant la plasticité cérébrale de la neurobiologie moderne. Un précâblage neuronal dont la « finalité » est de générer des comportements acquis, autrement dit sa propre autodestruction (Cf. Guillaume Suing : Le profit contre la science, Delga 2022).

En occident, on comprend donc l’enjeu de la négation de « l’instinct maternel » : puisqu’il n’existe rien entre le réflexe simple, précablé, et le comportement complexe acquis, et puisqu’indiscutablement « on ne naît pas mère, on le devient », il reste à simplifier la thèse sous sa forme la plus naïve « on ne naît pas femme, on le devient », faisant table rase des enseignements de la biologie. On construit, certes, mentalement un « genre » féminin, par une construction sociale en permanente évolution historique, mais ce devenir s’appuie sur une réalité ontologique indépassable : une femme est avant tout un être humain pourvu d’un utérus et de deux ovaires, s’il faut une définition pragmatique. Sans oublier que cet appareil reproducteur, c’est d’autant plus « gênant » pour les contempteurs de l’instinct, influence réciproquement l’organisation de certaines aires cérébrales. Elle est donc plus qu’une réalité sociale évoluant avec l’histoire, puisqu’elle conserve, au fond, des contraintes objectives, fondatrices, dont la négation ou l’oubli empêchent absolument la résolution.

En somme, en niant les réalités objectives, matérielles, de notre espèce, comme le dimorphisme à l’origine de notre capacité à nous reproduire, en croyant les abolir par simple décret (puisque le réel n’est qu’une construction de notre « intersubjectivité »), on dénature entièrement les revendications centrales du féminisme, celles qui permettent « au-delà » des contraintes biologiques de la reproduction, une stricte égalité sociale (et non une identité) entre hommes et femmes dans la société.

C’est une forme de raisonnement : l’existence actuelle « d’autoentrepreneurs » empêche-t-elle de cerner ou de « définir » la classe ouvrière ? L’existence de la sécurité sociale remet-elle en cause la nature capitaliste du système français ? L’existence de quelques femmes très riches au sein du club fermé des grands patrons remet-elle en cause l’existence tout aussi objective d’une domination masculine dans la société française ? Bref, les « exceptions », en dialectique, confirment la règle, en tant qu’elles démontrent la complexité (et non l’inexistence formelle) de tout phénomène dynamique, historiquement construit. Ainsi, la possibilité que des femmes ne ressentent aucun « instinct maternel » ne démontre en rien que celui-ci n’existe pas... Au contraire, même. La régulation hormonale de cet instinct est attestée par tous les travaux sur le comportement maternel chez l’humain, et la possibilité que cet instinct ne soit pas ressenti prouve simplement qu’il s’agit d’un processus, hormonal, complexe, fruit d’une évolution spécifique au sein de laquelle toute variation ponctuelle peut modifier l’issue à chaque étape. Par la suite il est fort possible que cet instinct soit encore compliqué par des surdéterminations sociales, qui le gêneront ou qui l’encourageront selon les cas. Une construction sociale peut inhiber un instinct, puisque les deux existent objectivement.

On voudrait décréter qu’au-delà de « petites différences anatomiques » (désormais opérables si on y met le prix, dans des cliniques privées qui se frottent les mains), les hommes et les femmes sont psychiquement identiques. On ne pourrait revendiquer leur égalité sociale qu’à cette condition.

C’est une erreur politique doublée d’une contre-vérité scientifique : C’est la conscience d’une contradiction objective, non antagoniste, qui en permet le dépassement, pas le contraire. D’une certaine façon, identité et égalité sont des concepts qui s’excluent.

Deux approches symétriques, antidialectiques et (donc) réactionnaires

On trouvera pour argumenter une telle idée, un peu oubliée aujourd’hui (même dans le mouvement communiste), le fragment d’un texte qui, de mon point de vue, est l’un des plus remarquables du corpus marxiste-léniniste : “ Les problèmes économiques du socialisme en URSS ”, de Joseph Staline (1952). Il critique le volontarisme gauchiste sur un tout autre thème, mais les remarques qu’il en tire se rapportent à bien d’autres dont celui traité ici.

« Certains camarades nient le caractère objectif des lois de la science, notamment celui des lois de l’économie politique sous le socialisme. (...) Ils estiment que, étant donné le rôle particulier que l’histoire réserve à l’État Soviétique, celui-ci, ses dirigeants, peuvent abolir les lois existantes de l’économie politique, peuvent « former », « créer » des lois nouvelles.

Ces camarades se trompent gravement. Ils confondent visiblement les lois de la science reflétant les processus objectifs dans la nature ou dans la société, qui s’opèrent indépendamment de la volonté humaine, avec les lois édictées par les gouvernements, créées par la volonté des hommes et n’ayant qu’une force juridique. Mais il n’est point permis de les confondre.

Le marxisme conçoit les lois de la science, qu’il s’agisse des lois de la nature ou des lois de l’économie politique, comme le reflet des processus objectifs qui s’opèrent indépendamment de la volonté humaine. Ces lois, on peut les découvrir, les connaître, les étudier, en tenir compte dans ses actes, les exploiter dans l’intérêt de la société, mais on ne peut les modifier ou les abolir. À plus forte raison ne peut-on former ou créer de nouvelles lois de la science. (...)

Prenons un exemple parmi tant d’autres. Aux temps anciens, on considérait les débordements des grands fleuves, les inondations, la destruction des habitats et des superficies cultivées, comme un fléau contre lequel les hommes étaient impuissants. Mais avec le temps, avec le progrès des connaissances humaines, les hommes ayant appris à construire des barrages et des stations hydrauliques, on a trouvé moyen de détourner de la société les inondations qui paraissaient autrefois inéluctables. Bien plus : on a appris à museler les forces destructives de la nature, à les dompter pour ainsi dire, à faire servir la puissance des eaux à la société et à l’exploiter pour irriguer les champs, pour obtenir l’énergie électrique.

Est-ce à dire que l’on ait par là même aboli les lois de la nature, les lois de la science, que l’on ait créé de nouvelles lois de la nature, de nouvelles lois de la science ? Évidemment non. La vérité est que toute cette opération tendant à prévenir l’action des forces destructives de l’eau et à l’exploiter dans l’intérêt de la société, s’effectue sans que les lois de la science soient le moins du monde violées, changées ou abolies, sans que de nouvelles lois de la science soient créées. Au contraire, toute cette opération se fait sur la base exacte des lois de la nature, des lois de la science, car une violation quelconque des lois de la nature, la moindre atteinte à ces lois amènerait la désorganisation, l’échec de cette opération. »

Toute contradiction dialectique est animée par « la lutte et l’unité des contraires » (autrement dit ni la lutte seule ni l’unité seule). Elle est dite antagoniste quand elle se résout historiquement par la destruction de l’un des deux pôles (comme la contradiction bourgeoisie-prolétariat dans le système capitaliste). Elle est non antagoniste dans les autres cas. La division des hommes et des femmes dans l’histoire de l’espèce humaine est ici une contradiction non antagoniste, dans laquelle la lutte pour l’égalité ne suppose pas la destruction des différenciations sexuelles (sans lesquelles la reproduction n’est plus possible et l’espèce est condamnée dans son ensemble). Or les deux courants actuels, opposés, du féminisme bourgeois, représentent typiquement deux erreurs symétriques d’une approche antidialectique du problème.

La citation des Problèmes économiques permet de qualifier deux pseudo-stratégies aussi réactionnaires qu’antidialectiques de l’émancipation féminine aujourd’hui : Pour les « queer » et le « féminisme intersectionnel » la différenciation sexuelle n’est que subjective, socialement construite, arbitraire, donc réformable en soi : il suffit de décréter que la frontière entre les genres n’existe pas (ou n’a pas de fondements objectifs ou légitimes) pour « résoudre » la contradiction, puisqu’elle n’est qu’apparente. C’est l’unité (décrétée) des contraires sans lutte. Pour les « TERF » (« féminisme radical » à connotation transphobe) et « l’écoféminisme », au contraire, le sexe féminin est dès l’origine celui de la fertilité et de la vie (le sexe masculin étant celui de la guerre et de la mort), il est donc le sexe supérieur qui doit dominer à son tour, voire anéantir le sexe masculin usurpateur. C’est la lutte (antagoniste) sans l’unité, impliquant une idéologie ouvertement essentialiste et fascisante. A son extrémité, le « lesbianisme radical » de Monique Wittig et consorts considèrent les femmes hétérosexuelles comme des traîtres à la cause et les lesbiennes comme des fugitives de l’esclavage masculin.

Réponse aux « féministes radicales » contre la politisation de la science

Les féministes dites TERF (féministes radicales excluant les transgenres) ou écoféministes, qui considèrent que la domination est consubstantielle au mâle, du point de vue biologique, mettent en avant des questions délaissées par les intersectionnelles... pour revendiquer au final, chez les plus radicales, l’exact opposé des objectifs du féminisme : l’annihilation du masculin en tant que genre, voire en tant que sexe (aisément remplaçable par une banque de sperme à moyen terme) en lieu et place de l’égalité sexuelle.

Il est vrai que les revendications fondamentales des femmes tournent autour de la maternité, y compris pour les femmes qui ne veulent pas d’enfants (ou qui ne peuvent en avoir). Celles-ci sont en effet entraînées avec les autres dans l’abaissement salarial lié au « risque de grossesse » sous le capitalisme. Mais leur lutte contre la « maternophobie » ambiante les pousse, si excès, à considérer « le géniteur » (et non le patron) comme l’ennemi... au point d’y inclure les « hommes qui se sentent femmes », agents objectivement masculins infiltrés dans l’activisme féministe.

Sur ce dernier point, il est sans doute légitime de considérer que la lutte des transgenres pour leurs droits d’exister est une cause distincte, qu’il ne faut pas confondre avec celle des femmes pour leur émancipation sociale. Mais globalement, leur parti pris nataliste, légitime au demeurant, les conduit à essentialiser l’homme et sa domination : la musculature des hommes expliquerait leur violence innée, issue, comme chez les grands singes, d’une compétition darwinienne pour le monopole des femelles. La testostérone, hormone mâle agissant sur les muscles comme sur le cerveau, expliquerait leur tendance dominatrice et guerrière, etc.

La réalité biologique est bien éloignée de ces schémas outranciers, y compris pour les androgènes humains : la théorie de l’évolution tient compte du fait que la plupart des innovations fonctionnelles sont des “ exaptations ”. L’exaptation (inversion du terme finaliste adaptation) est un réemploi pour une fonction nouvelle d’un organe initialement adapté à une fonction sans rapport. Depuis l’évolutionniste – et dialecticien – Stephen Jay Gould et quelques autres saltationnistes, le dogme aristotélicien selon lequel « la fonction crée l’organe » est définitivement révolu. C’est en effet le plumage qui a précédé le vol (chez les dinosaures où il participait à la thermorégulation). Les ailes d’insectes volants servaient avant leur hypertrophie à la respiration trachéale. Le squelette osseux était un simple organe de stockage du calcium avant de devenir la charpente du corps permettant la locomotion chez les vertébrés. En ce qui concerne l’espèce humaine, la socialisation imposée par l’éducation collective (incluant un maternage complexe et long) des jeunes humains, plus longtemps immatures que leurs homologues chez les grands singes, marginalise la « compétition pour les femelles » courante chez ces derniers. La musculature des mâles n’a plus de raison d’être et a tendance à disparaître. De fait chez l’homme, cette musculature proéminente n’est plus aussi développée que chez les gorilles ou les chimpanzés mâles. Cependant, pour une tout autre raison, celle d’une division sexuelle du travail spécialisant les hommes pour la chasse, l’hypertrophie musculaire, plus utile aux hommes, va subsister, sous l’effet d’une sélection naturelle sans rapport avec la domination des mâles sur les femelles (singes anthropomorphes). C’est une exaptation très classique, que seule une approche naïve ou tronquée de l’évolution darwinienne (voire une approche carrément créationniste) peut négliger à des fins idéologiques.

Contrôlant le morphotype musculaire notamment, l’hormone mâle, la testostérone, est considérée, avec le même schéma réducteur, comme l’hormone de l’agressivité. C’est vrai pour les grands singes, beaucoup moins chez l’homme, où elle participe, comme variante des stéroïdes (dont les œstrogènes féminins font partie), à l’instinct de sociabilité et même à l’empathie et à l’altruisme : la chasse consiste certes à tuer, à user de « violence », mais elle est aussi l’occasion de rapporter des vivres à la collectivité, vivres qu’il faut distribuer équitablement et rapidement (la viande se corrompt vite et ne se stocke pas) entre tous les membres de la tribu.

Essentialiser l’aptitude à « dominer » en la biologisant, comme le font les féministes radicales et écoféministes (les œstrogènes favoriseraient la solidarité, la testostérone la violence et la guerre), c’est nier les constructions sociales jusqu’à parfois inverser les rôles : dans une relation de domination bien réelle, entre patrons et ouvriers, qui présentent la musculature la plus développée ? Á moins que cette relation de domination là soit secondaire ou n’existe pas réellement ?

Réponse aux féministes intersectionnelles sur leur conception erronée du « genre »

Mais la division sexuelle du travail collectif, qui ne devient totalement superflue pour les classes dominantes que récemment avec la mécanisation de la production, est encore un problème pour ceux qui, dans le parti antagoniste, décrètent une stricte identité entre les sexes. Comme l’humain serait par définition et dès l’origine sans instinct ni déterminisme biologique, comment expliquer la domination masculine (improprement appelée chez les féministes « patriarcat », concept pourtant scientifiquement précis forgé par des anthropologues), domination forcément socialement construite ? Par la « division sexuelle du travail » elle-même évidemment. Et puisque cette division sexuelle (chasse masculine, cueillette féminine) est attestée dès le paléolithique (avant l’évolution typiquement patriarcale des structures familiales), la domination masculine aurait donc toujours existé. Bref, pour affirmer que la domination masculine est une construction sociale et non un état naturel, on finit par postuler qu’elle est préconstruite dès l’origine...

Chez les militants intersectionnels, l’émancipation des femmes est perçue sur le modèle de l’émancipation des classes sociales exploitées, c’est-à-dire par un dépassement impliquant les seuls rapports sociaux (c’est pourquoi ils se prétendent, à tort, de gauche, voire marxistes). Au lieu de conquérir des droits permettant aux femmes d’assumer grossesse et maternage sans préjudice social, ils préféreront les considérer comme la manifestation (et non le prétexte) de la domination masculine, motif de « l’exploitation » des femmes par les hommes. Comme si les hommes avaient eu besoin de ces grossesses et de ce maternage pour pouvoir, intentionnellement, exploiter les femmes : Il suffit alors de supprimer ces « causes », préférant considérer grossesse et maternage comme le problème, et non comme une contrainte. C’est ainsi qu’on fustigera, à l’instar d’Elisabeth Badinter, la fâcheuse tendance des femmes actuelles à se réapproprier le maternage proximal, tant délaissé par l’hygiénisme des années 70.

Une fois la maternité négligée, voire ostracisée, reste l’objet de tous les problèmes à résoudre du point de vue féministe : le caractère prétendument subjectif et arbitraire du « genre ». En toute logique, la domination masculine se résoudra en réformant la façon qu’a chacun de « se sentir femme » ou de « se sentir homme » ou ni l’un ni l’autre. En gros le problème est désormais formulé de façon idéaliste (l’idée qu’on a de soi-même produit des conséquences dans la matière ensuite), et implique une émancipation « psychologique » de la « féminité » ou de la « virilité » (pendant que le patronat se frotte les mains en espérant la réduction des congés maternité). A la manière des racistes par exemple, qui considèrent que les noirs sont intrinsèquement violents parce qu’ils sont majoritaires dans les prisons américaines, on va mesurer le coût social de la « virilité » à la proportion d’hommes dans les prisons françaises (majoritaires par rapport aux femmes). Raisonnement qui n’est donc pas moins réactionnaire que celui des TERF...

Du fait que le « genre » soit historiquement construit (sur des fondations déterminées par des hormones, des instincts, etc.) pour des raisons injustes ou non, on en déduit qu’il est spontanément « fluide », remodelable à volonté. Des anthropologues post-modernes vont jusqu’à fonder ce postulat sur l’épiphénomène d’un peuple amérindien où l’attribution des genres est inhabituellement complexe, en la considérant par décret comme le cas d’école des structures familiales primitives. On considère alors que la « non binarité » est une simple question de « choix », tout comme le fait d’être « né dans le bon, ou dans le mauvais corps ». Une sorte de choix émancipateur.

Cette dernière expression, à l’instar de cette autre : « mon corps m’appartient », relève du pur dualisme (idéalisme affirmant qu’une âme immatérielle commande le corps), quelle que soit la justesse de la cause revendiquée : Si « mon corps m’appartient » c’est qu’il est une chose distincte de moi, qui peut « appartenir à » (moi ou quelqu’un d’autre) et faire l’objet d’un commerce, légitime s’il est « consenti » : Les intersectionnels sont d’ailleurs souvent favorables à la « prostitution consentie » (concept libéral classique), au commerce « consenti » d’organes ou de nourrissons, à la pornographie. Dans la même veine, « être né dans le mauvais corps » suppose que l’âme prédestinée à un sexe déterminé, préformée (hors de toute différenciation biologique d’ailleurs) peut exister hors du corps sexuellement différencié pendant l’embryogenèse. En d’autres termes, peu importe qu’un utérus existe, ce qui compte est le ressenti subjectif, qu’on veuille s’y conformer (transidentité et cis-identité) ou qu’on veuille le contrarier (en retirant aux femmes la spécificité de la grossesse, de l’allaitement, etc.). Finies les femmes ; donc fini le féminisme. Juste une revendication subjective à « se vivre librement » d’une façon ou d’une autre. Avoir des enfants enfin, pire encore s’ils sont nombreux, relèverait presque de la trahison. Les mères isolées, du haut de leurs barres HLM, pourront attendre longtemps leur émancipation, avec de tels intellectuels pour idéologues.

Quand les TERF se focalisent sur la maternité qui conférerait aux femmes une supériorité innée, les queers quant à eux nient la centralité de cette maternité, soi-disant pour inclure « toutes les femmes » dans le combat féministe moderne (celles qui ne veulent pas d’enfants, celles qui sont transgenres) : le droit (légitime) à résister à « l’injonction d’avoir des enfants », le droit à « être une femme » y compris quand on est biologiquement un homme. Dans ce dernier cas la manipulation ultime consiste à transformer le droit (légitime) à se sentir femme (quand on est un homme), en une affirmation « objective » qu’on est une femme (mais sans utérus). On a ici inventé la cause qui se dissout elle-même en s’affirmant (autrement dit qui ne peut trouver d’issue).

Or, tout comme on ne peut réduire les communistes aux seuls ouvriers, qui occupent pourtant une place centrale dans la lutte de classe du point de vue marxiste, on ne peut réduire les féministes aux seules mères, même si les contraintes liées à la maternité sont centrales dans la contradiction à dépasser. « Être femme » est sans doute autre chose qu’un déguisement caricatural, qu’une apparence plus ou moins ostentatoire et stéréotypée : C’est une conscience, qui d’ailleurs ne va pas forcément de soi puisqu’elle est construite, mais s’avère bien plus complexe qu’un simple ressenti sur les accessoires ponctuels d’un genre en un lieu et à une époque donnée. L’oppression capitaliste particulière des femmes est fondée sur leurs grossesses « potentielles » et s’applique donc même aux femmes qui ne veulent pas d’enfants tout simplement parce qu’elles ont un utérus, et aux femmes stériles qui veulent un enfant (adoption, GPA) parce qu’elles ont, potentiellement ou même simplement du point de vue du patron, un instinct maternel.

Si cette façon de poser le problème apparaît donc contre-productive voire réactionnaire pour l’émancipation concrète des femmes, il ne faut pas en déduire, comme les TERF, que le « genre » est entièrement subjectif ou qu’il n’existe pas. Au contraire : Il y a évidemment une construction sociale objective, vieille de plusieurs millénaires, appuyée sur les (développée à partir de) spécificités biologiques puis sociales des femmes dans la société, et qu’on peut appeler un « genre ». Il contient une dimension de fluidité évidemment comme tout phénomène étudié par la méthode dialectique, qui n’est jamais fixe ou absolu. Il est jusqu’à un certain point dynamique (et non subjectif) et en nier le contenu serait arbitraire autant qu’improductif. Car, du point de vue dialectique, le sexe est la chose « en soi » et le genre la chose « pour soi » ; l’ensemble des rapports sociaux, culturels mêmes, qui fondent la conscience objective d’appartenir à une catégorie spécifique. L’intérêt croissant des jeunes mères ces dernières années pour le maternage proximal en est peut être un symptôme intéressant. La négation de cette conscience là (par les « genders studies ») est une façon de faire reculer la cause des femmes, l’émancipation réelle supposant clairement la conscience collective des contradictions à résoudre.

Théorie de l’attachement et maternité conquérante

Il faut retrouver les bases scientifiques d’une analyse des contradictions en cause dans l’oppression des femmes, dans le cadre général de la lutte des classes. Se refuser à le faire en balayant d’un revers de main la nécessaire critique des différents aspects du féminisme bourgeois, comme superflue dans l’étape actuelle de la lutte générale, c’est permettre à l’adversaire de classe d’instrumentaliser cette cause contre les femmes prolétaires, et donc contre l’ensemble des travailleurs qu’il veut diviser.

La ligne revendicative qui participera au féminisme révolutionnaire ne sera opérationnelle qu’à la stricte condition de comprendre « ce qu’est » être une femme. Et ceci exige un vrai travail scientifique, matérialiste, loin des spéculations antimarxistes de la fin du vingtième siècle. Exactement de la même façon qu’il faut bien comprendre ce qu’est être un ouvrier, en ce qu’il a d’immuable et en ce qu’il a de changeant à travers les époques, pour conduire une lutte de classe conséquente c’est-à-dire révolutionnaire. Il faut bien comprendre ici que « définir » ce qu’est une femme (par la méthode dialectique donc) n’est en aucun cas l’essentialiser, tout comme essentialiser les femmes n’est clairement pas les définir.

Le féminisme révolutionnaire, celui qui n’est pas récupérable par la bourgeoisie, fût-ce par la partie féminine de celle-ci, doit repartir à l’offensive, conscient d’abord qu’il a déjà existé, que des conquêtes cruciales ont été arrachées au vingtième siècle dans le sillage mondial d’Octobre 1917, par une avant-garde prolétarienne et ses organisations féminines de masse, armé ensuite des concepts marxistes permettant de déjouer les pièges idéologiques actuels. Les concepts du matérialisme dialectique sont les seuls susceptibles de réconcilier l’analyse politique avec la science plutôt que de l’en détourner.

Un indice : ces dernières années, on assiste à un renouement inattendu entre la recherche en neuropsychologie et la volonté des jeunes mères d’assumer une place centrale dans le maternage (allaitement, cododo, portage, etc.) de plus en plus incompatible avec la durée actuelle des congés maternité, dans des conditions qui de toutes façons imposent à toutes de travailler plutôt que de « rester à la maison » (luxe des femmes des classes privilégiées). Une rupture s’est opérée avec l’hygiénisme et la psychanalyse des années 70 et 80, grâce aux découvertes des neuropsychologues américains (partant de la fameuse théorie de l’attachement des Winnicott et Bowlby, excommunié par la psychanalyse) sur les ravages psychiques des théories mécanistes d’antan (laisser pleurer le nourrisson seul dans une chambre isolée jusqu’à ce qu’il se taise et « fasse ses nuits », etc.). La théorie de l’attachement réaffirme, sans minorer le rôle de la paternité, l’existence d’une « figure d’attachement principal », d’une inéquivalence entre les deux parents dans les premiers mois du bébé. Cette rupture est sans doute l’occasion pour les jeunes femmes d’aujourd’hui de renouer plus fièrement avec leur « genre », compris comme conscience de soi, « pour soi », et par cette voie, de reprendre l’offensive sur des revendications concrètes vers l’émancipation féministe.

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