« Il est impossible de travailler avec la technologie de l’information sans faire aussi de l’ingénierie sociale »
Jaron Lanier, de "You Are Not A Gadget"
Au fond du canyon, le sac à dos est chargé et contient tout le nécessaire ; un sac de couchage et des vêtements chauds pour la nuit. Une lampe, un couteau pour tailler dans l’écorce nos initiales qui disparaîtront avec le temps. L’hiver approche et la lumière du soleil couchant se reflète sur les eaux de la dernière crue. Les parois sont hauts et étroits. Il n’y a pas d’échappatoire dans les entrailles de la terre. Les jambes sont fuselées et les pas sont précis. Le visage est bronzé et, surtout, la posture est altière : c’est celle de l’homo erectus, la tête haute, guidée par les étoiles. Dans le silence de la nuit, avec des gestes précis, le campement est installé entre les quelques arbres qui poussent sur les rives au-dessus de la ligne des eaux.
Puis le retour à la ville et à l’échelle de l’évolution qui donne sur le néant.
Il n’est pas exagéré de souligner combien la vie des « professionnels » durant leurs heures de travail parait vaguement débile. Une vie qui consiste principalement à s’assoir devant un ordinateur, à taper sur un clavier, à vérifier ses courriers électroniques, à jeter des coups d’oeil agacés à son téléphone portable. Plutôt pathétique et triste. L’affichage constant d’alertes, de clignotants, de fenêtres et la résignation à interagir avec une machine comme si c’était la chose la plus naturelle qui soit, comme si les choses devaient être ainsi et pas autrement. Si on pouvait abandonner son corps et flotter au-dessus d’une de ces créatures respectueusement penchée vers sa boite magique, on se demanderait : « Quel genre d’homme est-il ? A-t-il perdu toute sa dignité ? Est-il devenu fou ? »
Voici que surgit un citadin qui se promène le regard baissé tenant son PDA, son téléphone mobile, son iPhone ou iPod ou le prochain je-ne-sais-quoi qui sera inventé et commercialisé afin d’améliorer l’espèce humaine. Encore et toujours un appendice électro-plastique qui exigera qu’on lui prête attention. Il sonne, il susurre, il bourdonne, il clignote bleu et jaune - il hurle, il exige toute notre attention, qu’on s’occupe de lui, qu’on s’en saisisse avec autant de ferveur que notre impatience est grande. Même si la ballade se termine contre un poteau, en tombant dans une bouche d’égout ou en se cognant contre une voiture garée ; phénomènes courants qu’on signale tous les jours dans toutes les villes du monde. Comme des enfants avec leurs hochets, je les vois dans le métro, les regards rivés à leurs techno-jouets, isolés du monde qui les entoure. Je me souviens qu’à 20 ans, j’ai arrêté de me promener avec mon Walkman. M’enfermer dans ma musique alors qu’il y avait tout un monde là -bas dehors à découvrir me paraissait infantile. Il y avait une solitude pesante dans le Walkman.
Aujourd’hui, la technologie exige cette solitude - tout en promettant, ô ironie, de nous « connecter » à la révolution sans fil. L’illusion d’être connecté en permanence, que ce soit pour le travail ou le loisir. La plupart du temps, la connexion s’établit avec un membre du « clan ». Un ami m’a raconté comment il avait déménagé dans une autre ville et qu’il ne s’était pas fait d’amis là -bas parce que tous les amis dont il avait besoin étaient déjà membres de son « réseau ». Il a fini par se renfermer sur lui-même, isolé dans l’instant présent.
Les sonneries intempestives des portables en public, les conversations imposées aux voisins dans les files d’attente ou dans la rue, les têtes baissées pour composer les SMS, indiquent notre appartenance à un ailleurs constitué des voix, des signes et des secrets d’un clan virtuel. L’acte de parler et d’envoyer des SMS en public vous transforme en fantôme aux yeux de tous ceux qui vous entourent. Ici à New York, je dirais même qu’il a eu pour résultat la quasi-disparition de la rencontre fortuite dans les transports en commun, de tous les bonjours timides (et parfois pas si timides que ça), des sourires, des regards qui se croisent et des rencontres qui se font de plus en plus rares à cause de notre addiction à ces machines tyranniques.
Sortir sans une des ces appendices électriques revient désormais à oublier un morceau de soi à la maison. Ce qui est d’ailleurs peut-être le cas. Le cerveau se ratatine avec la dépendance, il se dissolve et une sénilité rampante s’installe, l’Alzheimer de l’âge mûr. Avant, je connaissais par coeur des dizaines de numéros de téléphone. A présent les numéros sont mémorisés dans des appareils. Le cerveau digital de la grande ruche (gloire à Google) devient le détenteur du savoir. Tout ceci, nous dit-on, au nom de cette soi-disant efficacité qui voit dans la silhouette avachie et chétive qui tapote sur un clavier le summum du Progrès humain.
Christopher Ketcham
http://www.counterpunch.org/ketcham03192010.html
Traduction le Grand Soir