Je n’ai pas de réponse très assurée à cette question. Peut-être est-ce parce que les gens des médias veulent avant tout être d’accord. D’accord avec les autres gens des médias, d’accord avec le discours dominant, d’accord avec l’air du temps. Parfois ce sont les gens des médias qui suggèrent aux politiques de nouvelles manières de s’exprimer, parfois c’est l’inverse. Au milieu, les consommateurs du « parler ensemble », du « parler comme il faut », du « parler de connivence », c’est-à-dire nous.
Je donne ici quelques exemples, multiples et surtout variés.
Je commence par un tic qui tend à disparaître, l’utilisation exagérée de la préposition « sur », que j’ai appelé précédemment la « surite », une maladie peu grave mais irritante causée par une contamination de l’anglais. Il se trouve qu’en anglais « on » est d’un usage plus fréquent que « sur » : « on his departure » (lors de son départ), « he works on a farm » (il travaille dans une ferme), « on the high seas » (en pleine mer). Ainsi, pendant des années, les gens des médias chargés de la météo nous ont informé qu’il faisait 19 sur Lyon, en oubliant que « 19 sur Lyon » et « 19 à Lyon » ne signifiaient pas la même chose. 19 étant, selon ces mêmes gens des médias une « normale saisonnière » (un adjectif devenant un substantif) et non une « norme saisonnière ». La disparition n’est pas totale puisqu’il reste, par exemple, « sur mon portable » (on my cellular phone), comme dans la phrase un peu bizarre : « appelle moi sur mon téléphone portable » ou, mieux encore, « à partir de 20 heures, je serai sur mon portable ».
Si j’emploie à dessein l’expression « gens des médias » et non pas « journalistes », ce n’est pas entièrement de ma faute : c’est surtout celle des intéressés. En effet, ceux-ci n’informent plus : ils « communiquent » et attendent des gens d’en haut mais dont ils sont tout à fait contigus qu’eux aussi « communiquent » : « le ministère a décidé de ne pas communiquer pour le moment », « dans l’entreprise dont le PDG vient d’être mis en examen, le responsable de la communication a refusé de s’exprimer ». Les gens des médias n’ont pas compris – ou font semblant de ne pas comprendre – que la communication suit un parcours inverse de celui de l’information. Informer c’est donner à l’autre. Communiquer, c’est amener l’autre à soi. D’où, toujours dans la perspective de l’être d’accord, la soumission des gens des médias à la langue des dominants, celle de l’impérialisme anglo-saxon au premier chef. Je rappellerai pour la bonne bouche, et parce que c’est facile « le marché de l’éducation », « les frappes chirurgicales », « les dégâts collatéraux » (surtout quand il s’agit de véritables carnages, c’est-à-dire de la transformation d’êtres humains avec un corps, un esprit, un passé, un présent et un avenir en chair animalière), les « partenaires sociaux » (expression d’abord CFDTiste, puis CGTiste, qui date des peurs engendrées par la révolution industrielles outre-Manche et qui constitue désormais le ba-ba de toute amorce de réflexion niant la lutte des classes), naturellement les « charges sociales » qui sont bien évidemment des cotisations, du salaire différé, donc de la solidarité.
Je ne sais trop qui est l’âne pervers qui a lancé l’expression « changer de logiciel ». Cette fois, je ne suis pas certain que l’expression anglaise « change software » soit utilisée comme chez nous au sens figuré. Ce vocable est doux pour les politiques qui n’ont plus de programmes politiques mais des « plates-formes », des « perspectives », et pour les gens des médias qui, consciemment ou non, associent « logiciel » à l’idée de logique. Quand on veut à tout prix être d’accord sur tout, on apprécie que le monde puisse se lire en langage binaire et que la pensée ne soit pas erratique ou contradictoire mais performante, raisonnable, inscrite dans un cadre intangible.
Allons faire un tour du côté des gens des médias sportifs. Le flot de tics est un véritable Niagara. Contentons-nous de quelques gouttes. Le coureur cycliste s’est échappé « pour la gagne » (gagner). Finalement (pardon : « au final »), on a apprécié le « déroulé » (le déroulement) d’une étape nerveuse tout en appréciant le « rendu » (la remise) du marchand de barbe à papa. Il y a là une évolution qui devrait intéresser les sociolinguistes. Ce recours à des déverbaux signifie, me semble-t-il, quelque chose de profond. Un déverbal est un substantif créé en retirant le suffixe verbal d’un verbe à l’infinitif. On a tendance à penser qu’en français les verbes ont été tirés de noms. Or c’est le plus souvent l’inverse qui s’est produit. C’est « marcher » qui a donné « marche » ou « crier » qui a donné « cri ». Lorsque « gagne » remplace « gagner », lorsque « déroulé » remplace « déroulement », c’est le « procès » (pardon : le process) qui est oblitéré. Il n’y a plus que le résultat qui compte. Le chemin n’existe plus. Idem pour « rendu » qui est l’argent qui se retrouve soudain dans ma main, alors que le mot « remise » renvoie à un acte. Puisqu’on est dans le sport, on ne saurait oublier l’insupportable « il est le troisième meilleur nageur de tous les temps » (« third best ») alors que « troisième nageur » suffisait amplement il y a trente ou quarante ans. Tandis qu’en français il ne saurait y avoir de « troisième pire nageur de tous les temps », l’Anglais a besoin de se rassurer. Il importe en tout cas que nos nageurs soient « aux taquets ». Cette expression est pour moi un mystère car, n’existant pas (voir le Gros Robert), elle ne saurait signifier ce qu’elle est censée vouloir dire dans la bouche des gens des médias qui en usent et abusent. S’ils sont « aux taquets », ils « répondront présent » et gagneront s’ils sont « fréquents ». Ces nageurs devront assurément s’inspirer de l’exemple d’« un certain » Alex Jany qui dominait toutes les « problématiques » et les « thématiques » de la natation (problèmes et thèmes sont beaucoup trop bouseux pour les gens des médias), même s’il ne disposait pas de la « technologie » d’aujourd’hui. Hé non, bananes ! La technologie, c’est le discours, la réflexion sur la technique. Le béton précontraint est une technique, pas une technologie.
Je terminerai provisoirement par (pardon : « sur ») l’infinitif séparé, le split infinitive cher à nos amis d’outre-Atlantique, donc du monde entier. L’infinitif anglais étant constitué de deux mots, le split infinitive intercale un adverbe entre « to » et le verbe infinitif. On aura donc « afin de pleinement comprendre la dimension du problème » (so as to fully understand the dimension of the problem).
PS : le dessin à la moussaka est tiré d’un article intitué “ Pourquoi trop de tics de langage juste insupportables tuent les tics de langage juste insupportables (ou pas) ? ” J’aurais naturellement dû mentionner dans mon article le « juste » contaminé de l’anglais (« it’s just impossible » = c’est juste impossible) et le (« ou pas ») qu’un vrai gens des médias, « un certain Delahousse » utilise toutes les cinq minutes.
PPS : un correspondant (Igor Babou) me fait part de ces réflexions pertinentes sur la formation des journalistes :
"Comment se fait-il que les gens des médias se mettent soudain à utiliser les mêmes mots, les mêmes tournures, à bon ou à mauvais escient, quand ce n’est pas à contresens. Cela dure quelques mois, quelques années et puis les modes passent, les tics sont fatigués, le pavlovisme émoussé."
Vous évoquez là un habitus, au sens assez fort d’une incorporation de schémas d’action, d’attitudes, de propensions à parler d’une certaine manière. En général, on considère qu’un des lieux d’acquisition et de stabilisation des habitus est la formation. Les journalistes sont, en effet, formés. Je le sais, dans la mesure où à l’université, je donne des cours destinés à la formation de journalistes et de communicants.
Or, en dépit de l’intensité de nos efforts pour proposer des concepts critiques, des grilles de lectures de la complexité sociologique, historique et dicursive du monde (j’utilise ici un sujet collectif pour énoncer ma phrase car je ne suis pas le seul, dans ma discipline, à faire cet effort d’introduction dans les formations de journalistes d’une exigence critique), le contat est le suivant : quand vous finissez votre cours dit "théorique" (perçu par les futurs journalistes comme le cours qui peut rapporter des points, mais qui ne compte pas vraiment pour leur formation professionnelle), hé bien dans la foulée ces étudiants sont pris en charge par des professionnels de la profession, aux pratiques formatées depuis des années par les attentes des patrons de presse et de leurs annonçeurs. Ces intervenants professionnels sont considérés par les étudiants comme ceux qui comptent. Non seulement parce que leurs cours sont pratico-pratiques (les fameux "5 W" devant ouvrir un article, la meilleure façon d’interviewer un syndicaliste, etc.), mais surtout car ces intervenants sont des têtes de réseaux leur ouvrant des perspectives d’embauche à la sortie de leurs master 2. Et ces intervenants sont généralement ceux qui les suivent dans leurs stages de terrain, et les évaluent pour les parties pratiques de leurs formations.
Je dois alors quotidiennement lutter, dans mes cours "théoriques", contre des représentations erronées du public induite par les professionnels de la profession selon qui, les publics étant "des cons" (je cite les propos rapportés par mes étudiants), "alors il faut écrire pour des cons". J’ai beau leur démontrer, à grands coups de recherches empiriques, qu’on sait maitenant depuis des dizaines d’années d’études des publics des médias et de la culture qu’il existe une culture de la critique des médias dans le public, et que, en fin de compte, le public c’est aussi eux, mes étudiants, et moi, et nous tous, et que si je leurs demande s’ils se pensent comme des cons, évidemment ils me répondraient que non, force est de constater l’emprise idéologique des idées sommaires des professionnels de la com et du journalisme à propos du public : des cons, à qui on doit parler connement.
Voilà qui peut éclairer quelque peu la discussion.