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Sur le principe du multiplicateur keynésien

Jean-Pierre Beux est animateur du Café Économique de Pont-Aven, association d'éducation populaire.

Le plan de relance est récurrent, la nécessité de toujours devoir recommencer incite à l’approfondissement. Si la vigilance dans la conduite des mouvements macro économiques ne peut être relâchée, peut-être le système porte t-il en lui une tendance chronique à l’essoufflement.

Le terme de relance porte en lui l’idée que cela tombe, mouvement qu’il convient d’amortir et de redresser. L’objet en est l’emploi.

Au-delà de sa stabilité l’emploi est en expansion.

Nous devons d’abord préciser le champ de l’expansion économique, il n’est pas celui de la croissance par les gains de productivité ni celui de l’inflation bien sûr, il n’est pas couvert nominalement par le champ de la croissance nominale du produit intérieur brut par tête lorsque le nombre de têtes est invariant. Le champ de l’expansion est celui de la mise en œuvre de forces productives humaines jusque-là inutilisées. La réduction du chômage, l’arrivée d’une jeunesse plus nombreuse, la variation de l’âge d’accès à la retraite ou l’intégration de migrants sont les principaux éléments de ce champ.

L’expansion n’est pas nécessairement dépendante de l’innovation technologique, elle peut même s’en passer. La croissance par les gains de productivité est le domaine de l’innovation et de l’intensité de l’usage du travail. L’expansion est le domaine de l’augmentation des forces productives en activité quelque soit la variation du niveau de la productivité.

La monnaie introduite pour couvrir l’inflation et les gains de productivité n’est initiatrice d’aucun effet multiplicateur, elle est seulement indispensable à la bonne continuité, on peut à ce titre introduire toute la monnaie du monde cela ne changera pas le niveau de la productivité.

La modification des structures capitalistiques par des investissements nouveaux à l’intérieur d’une entité économique sans expansion ne dépend que de son épargne nouvelle et donc de l’affectation de ses propres forces productives aux tâches de renforcement du capital fixe aux dépends de la consommation. Seule l’expansion peut être sensible à l’injection de monnaie au-delà de la couverture de la progression nominale du produit intérieur brut par tête. À titre de référence, en situation de plein emploi absolu toute expansion du nombre de personnes engagées dans la production est impossible, la seule ressource de développement du volume de production est le gain de productivité qui peut être obtenu par l’intensification du travail, la qualité des équipements et de leur quantité obtenue par un sacrifice de consommation, l’épargne. Dans cette situation de plein emploi où la variation du volume des équipements provient de l’épargne nouvelle , la création monétaire d’accompagnement de la croissance du produit intérieur brut par tête ne crée évidemment pas d’expansion parce qu’il n’y a par définition pas de ressources en travail disponibles.
En situation éloignée du plein emploi, l’énoncé reste valable et la création monétaire de relance n’a de sens que au-delà du volume de création monétaire d’accompagnement de la progression nominale du produit intérieur brut par tête.
À cet égard, nous recensons trois canaux, centrés sur des espaces de décision différents pour l’initiation de l’expansion, le canal du revenu issu de l’offre basée sur les anticipations des entrepreneurs sous le label keynésien ou par le mode des politiques de l’offre, le canal du crédit à l’équipement et à la consommation populaire et celui du vaste domaine des grands travaux. L’un n’est d’ailleurs pas exclusif des autres, ils ne sont pas de même nature mais une idée est transversale aux trois canaux, celle que la mise de départ par création monétaire et hors ressources d’épargne, multiplie l’activité et provoque l’expansion économique. Quelque chose comme la multiplication des pains ! Mais nous verrons qu’il s’agit plus d’une addition de productions que d’une multiplication. Cette idée recèle une forte charge de virtualité. Le sentiment populaire, puissant, que la dépense ça fait marcher le commerce, frappé d’exclamation sur le coin d’un comptoir, ne suffit pas à expliquer le multiplicateur.

L’idée d’un multiplicateur d’activité est apparue au début des années trente dans l’entourage de J.M. Keynes, le multiplicateur d’emploi de Kahn, rapidement adopté par Keynes lui-même, suscite l’enthousiasme. Le concept mathématique, simple était bien sûr déjà connu, c’est une limite.

Keynes définit une propension à consommer qu’on explique simplement, un individu qui perçoit un revenu routinier, un salaire de 1000u par exemple, dépensera 900u pour ses besoins et épargnera 100u, sa propension à consommer est de 90% (ou 0,9) et sa propension à épargner est de 10% (ou 0,1). Si l’individu perçoit un complément de revenu nouveau de 100u (le revenu moyen par tête étant inchangé), il dépensera 80u et épargnera 20u, sa propension à consommer ce supplément de revenu est alors de 80% (0,8). De manière ;générale on qualifiera la propension à consommer la tranche nouvelle de revenu, de propension marginale à consommer. En conservant ce chiffre de 0,8 couramment utilisé pour les explications, si un billet de 100u venu d’une contrée éloignée s’est glissé dans le porte monnaie d’un individu « A », « A » le dépense en achetant à « B », « B » en dépense seulement 80 auprès de « C » qui en dépense 64 (80x0,8) auprès de « D » qui en dépense 51,2 (64x0,8) auprès de « E ».. Les chiffres utilisés laissent penser que plus le revenu est élevé plus la propension moyenne à consommer sera faible et inversement la propension moyenne à épargner, forte. « c » désigne la propension marginale à consommer.

Au fil des itérations la somme remise à chaque fois dans le circuit diminue. On observe que la somme des dépenses y compris la première (100+80+64+51.2+...) tend vers 500. La petite machinerie mathématique nous indique que cette somme c’est aussi 100x(1/[1-0,8]), soit 100x5. 5 est le multiplicateur d’une première mise de 100u.

De manière générale, le multiplicateur est k=1/(1-c)

Pendant ce cheminement, l’épargne a progressé et atteint la somme de 100u (100x0,2 +80x0,2 +....) qui permet selon Keynes de renvoyer le billet de 100u là d’où il venait. Mais une valeur de 500u aura été créée.

Dans La théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie Keynes ne se donne pas tant de mal pour l’expliquer, il se contente de la formule inversée c=1-(1/k).
Dans la formule k=1/(1-c), si c est proche de 100%, le multiplicateur tend vers l’infini. Si la propension marginale à consommer est de 99%, le multiplicateur k est égal à 100. C’est prodigieux. Mais en une infinité de mois...

À l’origine dans la Théorie Générale..., le multiplicateur s’appliquait à un investissement initial (financé par création monétaire ou une source qui n’affecte pas les revenus des autres agents) et ciblait ainsi la thèse selon laquelle l’investissement entraînait une épargne qui lui était équivalente. Mais les post keynésiens ont étendu le principe à toutes les mises initiales y compris donc à des fins de consommation. On ne s’attend alors plus à devoir couvrir la mise par de l’épargne à posteriori au titre du grand principe selon lequel l’investissement précède l’épargne. L’investissement n’occupe plus une position particulière, il est équivalent de créer de la monnaie pour verser un revenu à des producteurs nouveaux de biens d’équipement ou de biens de consommation. Toute dépense appuyée sur la création monétaire génère de l’épargne dès lors qu’il existe une propension marginale à épargner. La mise initiale par création monétaire ex nihilo c’est à dire par un emprunt contrepartie à de la monnaie nouvelle, change de nature au fil de la constitution de l’épargne nouvelle, l’emprunt devient contrepartie à l’épargne, la monnaie est détruite au fil de la constitution de l’épargne. Le remboursement de la mise initiale au même rythme n’affecte alors plus le volume de monnaie.

Personne ne s’attend en matière d’action économique à un résultat immédiat, mais la formule du multiplicateur ne mentionne pas le temps de son déploiement et paraît devoir donner des résultats rapides sinon instantanés. Si l’imaginaire populaire échappe à cette interrogation, il est surprenant que le décideur public s’en émancipe.

Le développement de la formule par addition des événements met pourtant sur la piste du temps. En premier lieu, deux événements sont forcément séparés par un délai pour la production, la commercialisation, le règlement, ce délai étant de l’ordre de la vitesse de circulation de la monnaie ou plus justement de la vitesse de transformation de la monnaie en revenu et en second lieu le nombre d’itérations est au moins important sinon infini. On peut donc estimer qu’entre deux itérations s’écoule un temps de plusieurs semaines voire plusieurs mois, mais comme il s’agit de phases très actives nous conviendrons d’un délai de un mois, de surcroît, étant une limite, le résultat ne peut être atteint que au terme d’une infinité d’itérations.

Pour obtenir la multiplication par 5 de l’impulsion initiale, donc avec une propension marginale à consommer de 80%, il faut une infinité d’itérations, mais on peut convenir qu’en quatre ou cinq itérations une bonne part du chemin soit parcourue. Pour 5 itérations, la mise initiale est multipliée par environ 3,3 (100+80+64+51+41) mais en 5 mois.

La tentation est alors grande d’imaginer qu’une mise initiale correspondant à 1 emploi se solde par 3,3 emplois nouveaux au terme des 5 mois. Telle est l’intuition virtuelle qui accompagne l’idée du multiplicateur dans sa perception commune et pas seulement auprès d’un comptoir.

Seulement, une fois réalisée la première itération c’est-à-dire la production par « B » de 100u pour répondre à la demande de « A », l’emploi (1 emploi) créé à cette fin pour une itération (un mois), n’est pas renouvelé parce qu’aucune nouvelle commande ne provient de « A ». Lors de l’itération suivante, la demande de « B » à « C » ne permettra la création que de 0,8 emploi et pour la 5ème itération c’est-à-dire pour le 5ème mois il ne subsistera plus que 0,4 emploi et non 3,3, parce qu’à chaque itération le revenu s’érode de l’épargne et à chaque itération le compteur de l’emploi est remis à zéro faute de nouvelle commande en amont.

En suivant l’affirmation keynésienne selon laquelle c’est l’investissement qui initie l’épargne et pas l’inverse, au terme de 5 itérations, la mise initiale de 100u pour un investissement par un prêt ex nihilo est déjà couverte à 66% et le prêt devient donc à 66% un prêt sur ressources, et corollaire, 66% de la monnaie de transaction a disparu. 66% de l’emprunt pour l’investissement est devenu contrepartie à l’épargne nouvelle, seulement 34% de l’emprunt initial est encore contrepartie à la monnaie. Et ceci sans avoir évoqué le remboursement du prêt.

L’épargne issue de la propension à épargner (ou à ne pas consommer) détruit la monnaie de manière anticipée et réduit l’emploi initial. Le remboursement de la contrepartie à l’épargne ne détruit plus de monnaie, par contre si la propension à consommer est égale à un, c’est le remboursement qui détruit la monnaie parce que l’emprunt est demeuré une contrepartie franche à la monnaie. Dans le premier cas l’emploi s’érode au rythme de la constitution de l’épargne si ce rythme anticipe celui des remboursements, dans le second cas l’emploi s’érode au rythme des remboursements.

Au mieux, si la propension marginale à consommer est de 1 (terme keynésien pour une hypothèse classique), c’est-à-dire si la totalité du revenu nouveau est consommée à chaque itération, le nombre d’itérations est infini bien sûr, mais à chaque épisode l’emploi initial se reporte au bénéfice d’un autre individu, après 5 ou 10 périodes, un emploi entier est toujours proposé pour l’itération suivante. Il n’y a alors pas non plus, 5 ou 10 emplois pour un emploi initial mais seulement un. Mais un, au lieu de 0,4 dans le cas d’une propension à consommer de 0,8 et à condition que la mise initiale ne soit pas détruite par un remboursement effectué par l’initiateur, l’exigence de remboursement de la mise initiale mettant fin, au rythme des échéances, à un volume d’emploi quelque part dans l’économie.

La thèse keynésienne assortie d’une propension marginale à consommer égale à un, est équivalente à la loi de l’offre de Say, qui ne conduirait pas pour autant à la pérennité du volume d’emploi initial, il y a d’autres entraves que la propension marginale à consommer, notamment le non renouvellement de l’endettement.
L’hypothèse d’une propension marginale à consommer très proche de l’unité est la plus réaliste dans la mesure où l’accédant à l’emploi dans le cadre de l’expansion est issu d’une fraction paupérisée de la population et aura donc toutes les bonnes raisons de ne pas épargner d’entrée de jeu.

Il est possible d’admettre le terme de multiplicateur comme concept mathématique mais il ne peut concerner que un volume de productions totalisées et donc sur des périodes d’emplois cumulées au fil des itérations sur une durée infinie qui n’est pas le temps de l’économie. En aucun cas, l’emploi à un moment donné n’est le multiple d’une mise initiale liée à un emploi. Une mise initiale révisée en permanence à raison de la progression du produit intérieur brut par tête, doit accompagner chaque emploi pour que chaque l’emploi perdure. La mise initiale doit être permanente sous forme de contrepartie à la monnaie ou à défaut, être sans cesse renouvelée.

Toutes les contreparties à la monnaie adossent l’emploi, tous les agents économiques, entreprises, ménages et collectivité y contribuent, l’endettement au titre des contreparties à la monnaie est vertueux y compris donc une part de la dette publique.
Au niveau macro économique les contreparties directes à la masse monétaire et la masse monétaire elle-même sont liées au volume d’emploi à raison de la vitesse de circulation de la monnaie, possiblement variable. La variabilité effective de la masse monétaire pour des raisons étrangères aux transactions, les spéculations essentiellement, ne doit pas servir de prétexte à l’irrecevabilité de la relation à l’emploi. Le traitement à l’aide de la notion d’expansion permet de discerner les champs.
La formule du multiplicateur ne recèle donc aucune magie, c’est l’addition des productions réalisées au fil des itérations qui est l’expression d’une réalité qui ne dure que tant que persiste la monnaie qui accompagne un emploi et encore faut-il que la monnaie introduite soit pérenne et ne se dissipe pas partiellement en inflation.
Le multiplicateur ne concerne donc que le cumul des productions et non l’emploi qui ne fait que procéder au cumul au fil des itérations.

La recherche de la multiplication de l’emploi initial est vaine, son maintien est déjà un prodige, mais la virtualité, lorsqu’elle envahit les esprits est tenace et pas seulement, avons-nous dit, auprès d’un comptoir.

Il faut donc s’étonner qu’il est pu être tenté de vérifier la validité historique du multiplicateur d’emploi et de le chiffrer sur de longues périodes.

Cette invitation à une réévaluation du modèle keynésien se distingue des interrogations classiques sur le multiplicateur, par la nature du champ de la mise initiale vouée exclusivement à l’expansion avec l’exigence de son maintien sous forme monétaire et par la la levée de la confusion entre volume de l’emploi nouveau pérenne et cumul des productions qui en sont issues au cours d’une infinité d’itérations, cumul qui est bien heureusement un multiple de la mise initiale.

Du New Deal de Roosevelt à la fin des Trente Glorieuses, aurait-on confondu les effets de la nécessité et du plan avec d’hypothétiques multiplications ?
La nécessité ne s’est pas évanouie, vive le plan.

Jean-Pierre Beux le 1er mai 2017.

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Hélène Berr. Journal. Paris, Tallandier, 2008.
Bernard GENSANE
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