Quand on a été cofondé par la CIA – qui est toujours actionnaire – et que les agences de renseignement représentent encore pour près de la moitié de son chiffre d’affaires, passer de l’ombre à la lumière est un exercice périlleux. Pour réussir son entrée en Bourse, qui a eu lieu vendredi dernier, le spécialiste du traitement de données Palantir s’efforce de montrer un visage respectable et surtout moins opaque.
En France, la start-up a décidé de mettre en avant son partenariat avec Airbus pour conquérir de nouveaux marchés. Bien qu’il ait été noué depuis le début de la production de l’A350, ce contrat n’a été rendu public que quatre ans après. « Ensemble, nous avons déployé Palantir Foundry, intégré des quantités massives de données, permettant aux ingénieurs d’Airbus d’effectuer des analyses et des recherches sur les causes des principaux problèmes affectant la production », se vante désormais la start-up. Dit autrement, son logiciel permet à Airbus de mieux contrôler toutes les étapes, de la production à la maintenance, de chaque pièce d’un avion, y compris chez les sous-traitants. Les solutions de Palantir permettent d’agréger énormément de données, de les organiser et de les rendre lisibles, par des hommes comme par des intelligences artificielles. Les deux partenaires se disent ravis, à tel point que, en 2017, le n° 2 de l’avionneur a pris la tête de Palantir France.
Prédire les crimes
Le premier client français connu de la start-up était Carrefour. Le programme permettait par exemple d’analyser les achats effectués par tous les possesseurs de carte de fidélité, pour anticiper leurs besoins, adapter les stocks, proposer des publicités ciblées... Mais l’abonnement était trop cher pour Carrefour, qui n’a pas reconduit l’expérience, à l’inverse d’Airbus. Fort de cette nouvelle vitrine, la start-up a aussi signé un contrat avec Sanofi, Merck, Fiat-Chrysler, BP, Ferrari, Credit suisse...
L’une des raisons de la mauvaise réputation de Palantir vient de ses conflits avec les villes, New York en tête. Aux services de police et de renseignement, Palantir propose sa plateforme Gotham, qui prétend notamment prédire les crimes en se fondant sur des masses de données publiques. Comme la facture dépasse rapidement plusieurs millions d’euros à l’année, la majorité des villes ont résilié leur contrat et Palantir n’a pas toujours accepté de rendre les données... Mais ce temps de prédation sur l’information serait révolu : « Nous n’avons pas accès aux données des clients. Ce sont eux qui les gèrent et elles restent sur leurs réseaux internes, cryptés, propriétaires », a promis le patron de la filiale française. Car, outre Airbus, Sanofi et leurs secrets industriels, c’est aussi un logiciel de Palantir qui traite les données de l’antiterrorisme français, la DGSI ayant renouvelé en 2019 sa licence du logiciel Gotham, un nouveau clou dans la tombe de la souveraineté numérique promue par Emmanuel Macron.
Un proche de Donald Trump
Si le représentant français de la start-up multiplie les promesses d’indépendance, la direction états-unienne tient un tout autre discours. Prenant à contre-pied les autres géants de la Silicon Valley qui rechignent à travailler pour le gouvernement, Palantir est fière de le faire : avec l’armée, la CIA, la NSA, le FBI ou plus récemment avec les services d’immigration dans le but de traquer les clandestins, ou les services de santé pour suivre la propagation du Covid. La proximité avec le gouvernement est aussi politique. Peter Thiel, fondateur de Palantir, est un proche de Donald Trump, dont il a été conseiller au numérique. Ces liens ont été publiquement dénoncés au Congrès par Alexandria Ocasio-Cortez et Jesus Garcia. Ces élus démocrates ont demandé une enquête au gendarme de la Bourse la semaine dernière. Selon eux, trop d’informations cruciales manquent pour autoriser l’introduction de Palantir au Nasdaq : le montant et la nature précise des contrats avec le gouvernement étasunien, la part que détient encore la CIA ou la responsabilité présumée de l’entreprise dans des violations des droits humains. Alexandria Ocasio-Cortez évoque la traque de migrants à la frontière mexicaine, mais aussi les contrats liant Palantir à des gouvernements « connus pour se livrer à des pratiques de corruption et des violations des droits de l’homme », comme le Qatar.
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