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Sombras, d’O. Canals : un hommage aux victimes africaines de l’immigration.

Les "ombres" dont parle le titre existent, je les ai rencontrées, un jour, à Lleida : j’avais suivi la grande avenue commerciale et touristique qui aboutit à la citadelle où se dresse l’ancienne cathédrale ; au retour, m’étant perdue, j’ai pris un autre itinéraire, et me suis retrouvée dans une tout autre ville : une ville morte, pétrifiée, où je ne croisais que des Noirs, ou groupes de Noirs, tous des hommes, assis ou allongés devant les maisons ou sur les bancs. C’était la traduction concrète d’une situation que je connaissais théoriquement : Lleida est la capitale agricole de la Catalogne, réputée pour ses fruits, poires, pommes, pêches, que cueillent des ouvriers immigrés.

Cette image quasi onirique, je l’ai retrouvée dans le documentaire d’Oriol Canals mais, devant sa caméra, les ombres ont pris vie, visage, voix : l’un après l’autre, les immigrés viennent parler en s’adressant, curieusement, à nous, qu’ils regardent bien en face ; c’est qu’en fait ils donnent ainsi de leurs nouvelles à leurs parents restés au pays, et qui devaient recevoir chacun son DVD (une scène du film montre l’expéditions de ces lettres). Mais ces séances fonctionnent aussi comme une thérapie (et O. Canals raconte que certains d’entre eux sont revenus parler devant sa caméra, ou se sont mis à parler pendant des heures) : en effet, ces hommes, qui sont l’espoir de toute une famille, de 20 personnes parfois, qui a tout misé sur eux, ont habituellement honte de raconter ce qu’ils vivent vraiment et entretiennent eux-mêmes le mythe d’une Europe Eldorado. Ici, par contre, ils ont accepté de décrire à leurs parents les terribles conditions du voyage, à travers le désert, d’abord, puis sur mer, les jours passés sans nourriture ni boisson, les compagnons qui meurent à côté d’eux, et qu’il faut jeter par-dessus bord, en se disant qu’on sera peut-être le prochain, puis, une fois arrivés, les conditions indignes dans lesquelles ils survivent, et l’impasse dans laquelle ils se retrouvent souvent, sans argent même pour revenir, quand bien même leur amour-propre ne leur interdirait pas de revenir les mains vides.

Ces confessions sont séparées par des séquences qui montrent leur quotidien : comment ils vivent dans des baraques insalubres, comment ils vont chercher du travail le matin (les camionnettes des agriculteurs les ramassent pour une journée de travail), comment ils s’arrangent pour manger (l’un d’eux raconte, tout en faisant griller de la viande sur un feu de bois, avec un matériel de fortune, qu’il sort le soir pour faire les poubelles) ; mais la scène la plus frappante (parce qu’elle rappelle des souvenirs personnels à beaucoup de gens) c’est celle du bureau de l’immigration à la mairie : on voit un immigré tendre, à chaque demande de l’employée, de nouveaux papiers, qui finissent par faire une pile impressionnante ; il transpire de plus en plus, et on partage son angoisse, mais non, cette fois, il semble qu’il obtiendra son permis de séjour.

Bien sûr, tout cela est connu, et c’est le dispositif imaginé par l’auteur qui le rend si émouvant. Mais on peut justement regretter que le film se limite à faire entendre la parole des immigrés, sans nous donner une vision plus large de la situation et des raisons pour lesquelles elle se perpétue : pourquoi a-t-on laissé s’établir cette "jungle" de Lleida ? Les autorités, qui prennent parfois des mesures discriminatoires pour contenter la population (récemment une loi privait les clandestins de tout droit aux soins médicaux), semble cependant s’accommoder de la situation : les producteurs de fruits trouvent là une réserve de main d’oeuvre pour laquelle ils ne paient aucune charge sociale (quant aux salaires, on aurait aimé connaître leur niveau). La façon dont on organise l’immigration clandestine (tolérance pour les réseaux mafieux et patrouillage intensif sur mer et sur les côtes) ressemble même à du darwinisme économique : nous ne pouvons accueillir toute la misère du monde, mais les patrons sont prêts à exploiter la force de travail des survivants, ceux qui se sont montrés les plus vigoureux et endurants.

Cependant, après la farce grotesque du Prix Nobel de la paix décerné à l’Europe (alors qu’elle est engagée sur de multiples fronts de guerre et que Hollande essaie encore d’en organiser de nouveaux), ce film nous rappelle la guerre silencieuse qu’elle mène depuis des décennies contre ces émigrés africains qui quittent des pays pressurés et écologiquement ravagés par les grandes entreprises européennes : la dernière image du film nous montre de jeunes pousses d’arbres fruitiers, étayées par des planchettes qui, lorsque la caméra s’éloigne, deviennent des rangées de croix, s’allongeant à perte de vue, comme dans les cimetières militaires, comme à Verdun.

Mais cette belle et terrible image n’était pas assez claire pour certains dont la bonne conscience est à toute épreuve : un spectateur s’est félicité de ce qu’en France on accueillait mieux les immigrés ; un autre s’est déclaré outré d’avoir, en une heure, entendu plus de 15 fois le nom d’Allah ; il aurait sans doute fallu censurer les témoignages des Africains par un blanc à chaque :"Allah" pour ménager la pudeur des oreilles laïques.

C’est pourquoi je terminerai par une autre anecdote personnelle : rentrant à Olot (petite ville catalane située plus au Nord-Est) en fin d’après-midi, je voyais passer des Noirs, revêtus de djellabas (ou de boubous) claires, et j’ai été frappée par la majesté de leurs silhouettes et la dignité de leur expression ; j’ai compris, peu après, qu’ils se rendaient à la mosquée pour la prière. Est-ce cela qui dérange, que l’Islam constitue, pour les plus démunis, un support qui leur permet de rester droits et dignes ?

Rosa Llorens

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