Au milieu de sa décadence morale et intellectuelle, l’Europe a encore (ou a eu récemment) de grands écrivains et intellectuels engagés, même s’ils sont peu présents dans les medias (quand ils ne subissent pas la censure, comme Peter Handke). Leonardo Sciascia est mort en 1989, mais son oeuvre est toujours très actuelle. Il a toujours mis en scène la société italienne, et plus précisément sicilienne ; mais l’Italie a souvent été un pays précurseur, dans le domaine politique et social : elle a vu (juste après la Pologne de Pilsudski) l’arrivée au pouvoir, en 1922, du fascisme, qui allait ensuite s’étendre sur toute l’Europe continentale. Les analyses de Sciascia sur l’Italie des années 1960-80 pourraient donc nous aider à déchiffrer d’autres contextes.
Dans Le Contexte (1971), Sciascia raconte une affaire politico-criminelle qui serait aujourd’hui volontiers dénigrée comme relevant de l’obsession du complot et dont l’auteur serait traité de paranoïaque. Mais Sciascia est l’un des écrivains et intellectuels les plus respectés en Italie.
L’inspecteur Rogas est chargé d’enquêter sur une série de meurtres de magistrats perpétrés en divers points d’un "pays imaginaire". Il découvre qu’il y a un lien entre eux : ces magistrats ont été mêlés au procès d’un pharmacien, Crès, condamné pour tentative d’empoisonnement sur sa femme et qui vient justement de sortir de prison ; or, Rogas se rend compte que Crès a été victime d’une machination montée par sa femme et que, condamné à tort, il a des raisons de vouloir se venger. Mais Rogas ne pourra pas l’interroger : pourtant placé sous surveillance, Crès s’enfuit, et il ne reste même pas de photos de lui. Et, au lieu de faciliter les recherches, les supérieurs de Rogas lui ordonnent de suivre une autre piste, celle des assassinats politiques, qui auraient été l’oeuvre d’un groupuscule anarchiste. Rogas obéit, mais se rend compte que la piste est farfelue, il continue donc, en parallèle et clandestinement, son enquête sur Crès, qui va le mener jusqu’aux plus hauts responsables de l’Etat (ministres, généraux) ; il comprend que Crès est protégé par la Police : elle lui assure l’impunité pour qu’il puisse commettre ses assassinats (pour le 5e et dernier, elle le manipule même), qui vont être utilisés dans le cadre d’une stratégie de déstabilisation de l’Etat, visant à mettre en place un pouvoir dictatorial.
On reconnaît ici la "stratégie de la tension" qu’on attribue à l’organisation Gladio, créée par la CIA, après la guerre, pour empêcher, par tous les moyens, l’arrivée au pouvoir du Parti Communiste en Italie.
Sciascia précise dans une note qu’il a commencé ce roman, début 1969, pour s’amuser, à partir d’un fait divers et d’un personnage de serial-killer, mais que, en le finissant, il n’avait plus du tout envie de rire. En effet, la réalité l’avait rattrapé : en décembre 1969, eut lieu l’attentat de Piazza Fontana, à Milan, qui fit 16 morts, et qui marque le début des "années de plomb". L’extrême-gauche et, en particulier, les anarchistes, furent aussitôt accusés (un jeune anarchiste trouva la mort dans un commissariat dans des circonstances louches : il se serait jeté par la fenêtre). En fait, tous les suspects qu’on put sérieusement mettre en cause appartenaient à l’extrême-droite - mais tous furent finalement relaxés en 2005 ! (voir les articles très circonstanciés de Wikipedia sur Gladio, Années de plomb, Piazza Fontana... ; on peut voir aussi le film que F. Rosi a tiré du roman, Cadavres exquis, avec Lino Ventura dans le rôle de Rogas).
En 1974, Sciascia récidive avec Todo Modo : ce nouveau roman policier se déroule dans l’Ermitage Zafer, fondé par un prêtre, Don Gaetano, qui y réunit, pour des retraites religieuses, de hauts dirigeants politiques et économiques. Comme plus tard dans Le Nom de la rose, d’U. Eco, des assassinats vont se produire dans ce monastère-hôtel, sous les yeux du narrateur, un peintre, qui, tout en réfléchissant aux événements, poursuit des entretiens politico-philosophiques avec Don Gaetano ; celui-ci se révèle, dans un jeu de séduction intellectuelle avec le narrateur qui rappelle les relations de Raskolnikov avec le Commissaire dans Crime et Châtiment, un homme extrêmement intelligent et cultivé mais dépourvu de tout sens moral. Le narrateur découvre qu’il est au centre d’un complot d’Etat,organisé par un parti de la droite catholique (évidemment la DC, la Démocratie Chrétienne, au pouvoir depuis 1945), et visant, là aussi une déstabilisation politique, et il prendra ses responsabilités : Sciascia tire en quelque sorte les leçons de l’impunité des coupables d’attentats d’extrême-droite.
Et, là aussi, la réalité imitera l’art : en 1978, éclate l’affaire Aldo Moro, dirigeant de la DC séquestré par les Brigades Rouges qui, au bout de deux mois de vaines tentatives pour négocier avec la DC, finiront par l’assassiner. Le corps (ce fut une tragédie nationale) fut découvert dans le coffre d’une voiture.
Même si les Brigades Rouges sont les auteurs matériels du meurtre, les responsabilités morales sont à chercher plus haut : qui avait intérêt à la mort d’Aldo Moro ? Sciascia, là encore, s’est chargé de l’analyse du contexte, dans son livre L’Affaire Moro : celui-ci représentait l’aile gauche de la DC, favorable, face à la crise économique et politique, au "compromis historique", c’est-à -dire une alliance avec le PCI. Sa mort libérait la DC (et la CIA) de cette éventualité ; on comprend donc son refus de négocier avec les Brigades Rouges.
Mais on peut continuer à lire l’histoire récente de l’Italie suivant ce schéma. En 1992, c’est l’affaire Mani pulite (mains propres) : un groupe de juges indépendants accuse les plus hauts dirigeants de corruption et complicité avec la Mafia, c’est le système des pots-de-vin, Tangentopoli. Mais à quoi aboutit cette vague de scandales ? à une déstabilisation de toute la classe politique : les 2 principaux partis (le PCI s’était fait hara-kiri en 1991), la DC et le PSI disparaissent et le pouvoir revient en 1994 à un homme d’affaires véreux, Berlusconi, qui inaugure un nouveau système politique, celui où les milieux d’affaires, au lieu de déléguer leurs pouvoirs à des hommes politiques, l’exercent directement, sous le nom de l’un d’entre eux, particulièrement photogénique ou convaincant.
Todo Modo (par tous les moyens) est un slogan lié aux Jésuites (c’est une citation tirée d’une prière de leur fondateur, saint Ignace de Loyola). Mais c’est aussi bien la devise de la Raison d’Etat, des services secrets (comme la CIA) et de tout ambitieux. A ceux qui, face à toute tentative d’analyse, dégainent l’accusation de "théorie du complot", il faudrait rappeler les faits historiques (il y en a bien d’autres !) et les schémas que nous ont légués des intellectuels comme Sciascia pour mieux comprendre le monde où nous vivons.
Rosa Llorens