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Rigoberta Menchù : « On dit que je serai un jour présidente » , par Gianni Beretta.





Le Courrier, lundi 28 Août 2006.


Rigoberta Menchù, Prix Nobel de la paix et Guatémaltèque engagée dans la reconnaissance des peuples indigènes, s’exprime sur l’avenir de son pays. Entretien avec une femme devenue la conscience critique du Guatemala.


Le mandat d’arrêt international pour crimes contre l’humanité à l’égard de l’ex-dictateur Efrain Rios Montt a eu un grand impact au Guatemala. Ce mandat, émis le mois dernier, provient de la justice espagnole.

Nous en avons parlé avec Rigoberta Menchù, Prix Nobel de la paix en 1992, en première ligne dans le combat contre les crimes de Rios Montt. Mme Menchù nous parle aussi de son rôle dans l’actuel gouvernement guatémaltèque et de son projet pour la formation d’un parti indigène. Entretien. [1]


Ce mandat international contre Rios Montt va-t-il aboutir à quelque chose de concret, alors que l’ex-dictateur est toujours en liberté ?

Rigoberta Menchù : Ce mandat d’arrêt contre plusieurs responsables du génocide constitue d’abord un triomphe pour la dignité des victimes et de leurs familles. C’est aussi un succès pour la justice universelle, qui applique les conventions internationales. Mais il s’agit surtout d’un test décisif pour l’efficacité de l’Etat guatémaltèque, c’est un défi à l’impunité. Je crois que tôt ou tard ce mandat d’arrêt sera appliqué. Ce ne sera pas simple, car les responsables des tortures et des massacres du passé sont encore très influents au niveau des institutions. Mais pas seulement : je peux affirmer sans crainte que ces groupes influents sont à la tête de la criminalité organisée et des réseaux de corruption. Poursuivre ces gens-là ne signifie pas seulement s’en prendre au fascisme d’une époque, mais aussi aux énormes intérêts financiers actuels. Cet aspect signifie que les témoins et les plaignants mettent leur vie en danger. C’est pour cette raison que je vous accueille chez moi. Je ne sors que très rarement.

C’est moi qui ai proposé de relancer l’application des accords de paix dans leur ensemble. Cela intègre la santé, l’instruction, la terre, la nation multiculturelle et pluriethnique. Je suis ambassadrice ad honorem, je participe aux réunions du cabinet, où je pose les problèmes sur la table tout en gardant mon autonomie. J’ai un agenda personnel en ce qui concerne la construction de la paix, qui va au-delà des priorités de ce gouvernement.


Avec quels résultats ?

Je dois reconnaître que ce gouvernement a développé les espaces de participation des indigènes au sein des institutions de l’Etat. La Commission présidentielle contre le racisme et les discriminations, l’Académie des langues mayas, le Conseil national d’éducation maya et la Coordination des organisations mayas jouent tous un rôle important. Beaucoup d’indigènes occupent désormais des postes importants, grâce à notre lutte. Reste que pour l’instant leur travail est encore peu visible.


Pour le reste, quelle opinion avez-vous du président Oscar Berger ?

Mes rapports avec le président sont bons. Le problème est que ce gouvernement, dans un rapport de force déséquilibré, ne parvient pas à faire passer ses projets au parlement. Exemple concret : le Congrès n’a pas encore approuvé la loi destinée à combattre le crime organisé. Le Front républicain du Guatemala (le FRG de Rios Montt et Alfonso Portilla, des gouvernements précédents, ndlr) veut l’amender en supprimant l’extradition des narcotrafiquants.

Tout le monde sait où se trouvent les chefs narcos, mais ils sont intouchables. Leur capacité d’intimidation est plus forte que la capacité répressive de l’Etat. Avant de partir, Rios Montt et Portillo ont infiltré les appareils d’Etat avec la mafia du crime. Le gouvernement actuel a de bonnes intentions, mais il est trop faible. Au Guatemala, la situation est encore très grave. Moi même, si j’étais à la place du président Berger, je ne saurais pas vraiment que faire en matière de légalité et de sécurité. L’aide de la communauté internationale est par conséquent fondamentale.


Il y a aussi le grave phénomène des bandes de jeunes et des meurtres de femmes impunis ?

Les maras (bande de jeunes) sont nées à Los Angeles et ont été importées en Amérique centrale par les jeunes immigrés à leur retour. C’est une nouvelle modalité d’expression de la violence, que les boss de la criminalité utilisent comme un capital d’investissement. Les violations des droits humains, au Guatemala, ont changé, mais le résultat est le même : la peur et la psychose de la terreur restent. La mafia manipule les maras, qui sont organisées de façon capillaire, dans les quartiers, pour pratiquer le racket de tous les petits commerçants. Même la vieille dame qui vend de la soupe au coin de la rue est rackettée. Et la police, intimidée par cette violence, ne parvient pas à intervenir et ne trouve pas de témoins dans la rue. A cause de cela, il arrive parfois que quelqu’un se fasse justice lui-même. Les meurtres de jeunes femmes ont lieu aussi dans ces bandes organisées de la mafia, avec un retour inquiétant du machisme lié à la culture de la terreur. Il est urgent de travailler pour soutenir les institutions du système démocratique, avant que la méfiance et le désespoir n’aient définitivement pris le dessus.


Vous avez aussi parlé de l’éventuelle création d’un parti des indigènes...

Ce projet est pour moi un nahuales (énergie spirituelle, ndlr) qui me protège. Depuis mon enfance, mon père m’a appris à organiser la communauté. Depuis que j’ai eu le Nobel de la paix, j’ai pensé à un instrument politique qui puisse rendre possible la participation au pouvoir des populations indigènes. En 1993 j’ai essayé, avec d’autres leaders connus. Nous avons formé le Kamal-E, mais cela n’a pas fonctionné, car un groupe maya qui unifiait toutes les tendances ne convenait ni à la guérilla de l’époque ni à la gauche. Nous nous sommes dispersés en rédigeant de précieux recensements du génocide. Je n’ai pas relancé l’idée d’un parti pour ne pas donner raison à ceux qui m’accusaient de vouloir être à la tête de chaque initiative sans avoir de réelle base sociale. J’ai beaucoup réfléchi à ces critiques, en arrivant à la conclusion que ce sont les arguments habituels de ceux qui ont recours aux instruments de l’oppression et du racisme. Ces détracteurs voulaient me conditionner. J’étais même parvenue à penser que ce projet de parti avait sali mon image de Prix Nobel. J’ai laissé ces critiques et ses effets derrière moi. Je suis une dirigeante politique qui a reçu une mission de ses ancêtres, je dois aller jusqu’au bout. Pour les élections de l’année prochaine, c’est trop tard. Mais ce parti des indigènes, je le fonderai. Certains disent que je veux être présidente. Si le destin le veut, alors je serai présidente du Guatemala.


Vous pensez à un parcours comme celui de Evo Morales, en Bolivie ?

Pour Evo Morales, un mandat ne sera pas suffisant pour changer les institutions et pour obtenir des améliorations décisives dans la vie des Boliviens. C’est un long processus dont Evo Morales doit jeter les fondements, mais qui doit être soutenu par ses frères indigènes. Ceux-ci doivent être capables, à long terme, de tenir les rênes du pays. A l’époque, j’ai appuyé l’accession au pouvoir de Lucio Gutierrez en Equateur. Il avait été élu grâce au vote des indigènes. Mais finalement nous n’avions pas assez de personnes suffisamment préparées à gérer l’Etat et l’économie. Et tout a échoué. Nous devons être prudents, sinon nous risquons le phénomène du volcan en éruption. Et les réactionnaires nous attendent toujours au tournant pour dire : « Vous voyez bien que les indigènes n’ont pas changé et qu’ils sont toujours des bons à rien. »


Alejandro Toledo, avant d’assumer la présidence du Pérou, s’est rendu au Machu Picchu pour invoquer les bons auspices des divinités ancestrales... Qu’en pensez-vous ?

Le fait qu’un président soit indigène ou non ne m’intéresse pas. Tout comme je ne porte pas de jugement sur le président Berger et son origine. Je veux seulement que ce soit un bon administrateur, transparent, démocratique, participatif et multiculturel. Bien sûr, il faut aussi de la spiritualité. Les aspirations matérielles doivent être en équilibre avec celles de l’esprit. Je peux vous affirmer qu’il y a des Européens qui connaissent mieux la spiritualité maya que bien des indigènes. Ce sont des arguments que l’on ne peut pas balayer avec des lieux communs.

Propos recueillis par Gianni Beretta.


 Traduit et adapté par Luca Benetti

 Source : Le Courrier de Genève www.lecourrier.ch

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A LIRE : L’histoire des "escadrons de la mort" guatémaltèques, par Robert Parry.


Le Guatemala communiste n’existait que pour la CIA / La longue défaite de la justice, A.Maltais, C. Rolin - Amnesty International.

Guatemala : Jacobo Arbenz, le digne humaniste, par Thibaut Kaeser.




 Photo Roberta Menchù : Alf Tore à˜ksdal


[1Rigoberta Menchu est, au sein du gouvernement actuel du Guatemala, ambassadrice de bonne volonté dans le cadre des accords de paix.


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