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Reportage en Turquie : des racines du soulèvement contre le régime d’Erdogan à son essoufflement

Le « démocrate » Erdogan a mis 76 journalistes en prison en 2012

Istanbul s’est réveillée cette semaine avec la gueule de bois. Après près de trois semaines de manifestations, l’intransigeance du gouvernement, la désinformation à grande échelle et la violence de la répression policière ont eu partiellement raison du mouvement initié fin mai dernier autour d’un projet de renouveau urbain très contesté. La destruction planifiée du parc de Gezi adjacent à la place Taksim, au centre-ville, en vue de la construction d’un centre commercial et de baraquements militaires de type ottoman a été la goutte qui a fait déborder le vase. Mais c’est surtout contre un style de gouvernement autocratique, des atteintes répétées aux libertés publiques et individuelles, et enfin contre une politique de développement à outrance respectueuse ni des populations ni de l’environnement que toute une frange de la population turque s’est soulevée vers la fin mai 2013. On notera, pêle-mêle, les discours natalistes (« chaque femme turque doit avoir au moins trois enfants »), une tentative récente d’interdiction de l’avortement (ou plus précisément la réduction de la durée légale à 4 semaines), des propos et lois contre la consommation d’alcool (entre autres, la stigmatisation systématique des buveurs dans les discours d’Erdogan et de ses ministres) et, de manière générale, l’intrusion du Premier ministre dans tous les domaines imaginables, depuis l’art, comme la destruction d’une statue pour la paix peu à son goût près de la frontière arménienne, jusqu’au contenu des programmes télévisés (celui que beaucoup surnomment « le dernier sultan » a critiqué le mode de vie hédoniste attribué à Suleyman le Magnifique dans la série télévisée « Un siècle formidable » et obtenu en peu de temps que les décolletés des femmes du palais y soient remplacés par des tenues plus chastes). Avant le début du soulèvement, déjà, la dissidence et l’expression d’opinions contraires pouvaient valoir de lourdes peines de prison ferme à leurs auteurs. Avec 76 journalistes en prison fin 2012 (gageons que leur nombre a augmenté ces trois dernières semaines), la Turquie d’Erdogan est un des premiers ennemis de la liberté de la presse au monde. Mais les journalistes ne sont pas les seuls à faire les frais du peu de goût du Padisha pour la contradiction. Deux étudiants ayant commis le crime de déployer une banderole réclamant la gratuité de l’enseignement supérieur se sont ainsi vu infligés en juin 2012 des peines de plus de huit ans de prison ferme. Ils auront de la compagnie : en avril 2012, le nombre d’étudiants et de lycéens en prison s’élevait à 2 824.

Pour autant, la Turquie a longtemps continué d’être érigée en modèle par les gouvernements occidentaux en raison de son modèle d’« islam modéré » et Erdogan d’être adulé par la rue arabe, qui le voit en champion de la cause palestinienne (malgré les décennies de répression à l’encontre de sa propre minorité kurde). Ils allaient vite déchanter.

Atermoiements tactiques et mensonges

Le vernis de légitimité démocratique dont se prévalait Erdogan – qui répète à qui veut l’entendre qu’il a été élu avec 51% des voix – a volé en éclats sous le choc des grenades lacrymogènes, la pression des canons à eau, les coups de matraques, les atermoiements tactiques et l’énormité des mensonges qui furent depuis le début la seule réponse à la contestation et contribuèrent ainsi à son amplification. Pourtant, malgré l’efficacité des réseaux sociaux dans la diffusion de l’information, l’appareil de propagande intérieure mis en place par le gouvernement AKP a été déterminant pour conserver le soutien de la majeure partie de sa base électorale. Majoritairement sous-éduquée, peu habituée à diversifier ses sources d’information et payée ou menacée pour participer aux réunions de soutien, cette frange de la population reste convaincue qu’Erdogan est l’homme providentiel et que les manifestations et occupations agitant la Turquie sont le fait de terroristes membres d’organisations illégales à la solde de l’étranger, et – c’est la théorie qui a maintenant le vent en poupe – des lobbies juif et financiers. Les soirs du samedi 1er et du dimanche 2 juin, alors que la répression policière faisait rage contre des manifestants entre Besiktas et le stade Inönü, la mosquée de Dolmabahçe fut investie par les manifestants afin que les nombreux blessés puissent y être évacués et soignés. Erdogan déclara par la suite que les manifestants y étaient entrés en chaussure (ce qui fut effectivement le cas le second soir) et qu’ils y avaient bu des bières. Un éditorialiste proche du pouvoir avança même qu’ils s’étaient probablement livrés à des actes sexuels collectifs. Les vidéos prises sur place montrent tout autre chose : la panique, le sang, la douleur, mais aussi l’énergie et la générosité des médecins et soignants bénévoles tentant de soulager le calvaire des gazés et des blessés. Lorsque que l’imam réfuta ces accusations dans le journal Radikal, il fut mis en congé d’office. Il n’est pas de bon ton de contredire la parole officielle et, en ces temps de crise, les porteurs de mauvaise nouvelle doivent raser les murs. Ainsi de la journaliste de Today’s Zaman Rumeysa Kiger qui annonçait dans un article paru lundi les résultats d’une enquête d’opinion selon laquelle que les intentions de vote en faveur de l’AKP avait chuté à 35%. Elle a été brièvement interpellée mardi sur la place Taksim en compagnie de sept autres personnes et emmenée au poste de police de Karaköy.

Erdogan et les poils du c…

Dans le plus pur style néo-ottoman, Recep Tayyip Erdogan s’est entouré d’une cour à sa botte qui le glorifie, le craint et n’ose le contredire. Egemen Bagis, le ministre chargé des Affaires européennes, a ainsi déclaré dans un communiqué surréaliste que « la Turquie dispose du gouvernement le plus fort et le plus réformateur en Europe ainsi que du dirigeant le plus charismatique et le plus puissant au monde ». Poussant l’opération de lèche un poil plus loin, une supportrice du Premier ministre déclara en direct à la télévision turque, dimanche dernier lors de la réunion publique de soutien, « je suis un poil du c… d’Erdogan ». Mais la palme du mensonge et de la manipulation revient sans doute au préfet d’Istanbul, Hüseyin Avni Mutlu, qui dirigea la répression avec une poigne de fer et une langue de miel. Mardi 11 juin, alors que la place Taksim était encore occupée par les manifestants, il fut ainsi annoncé que la police allait intervenir « pour ôter les pancartes et banderoles liées aux organisations illégales ». Les blindés de la police commencèrent alors à investir la place, et alors que la masse des manifestants restait calmement à l’écart, un groupe d’une vingtaine de « manifestants », dont certains équipés de talkie-walkie, prit d’assaut les blindés à coup de cocktails Molotov, une arme jamais jusque-là, ni par la suite, utilisée, suscitant pour seule réaction des forces de l’ordre un arrosage timide et imprécis qui, au mieux, leur mouillèrent les pieds. Cette opération apparemment montée de toutes pièces fournit un alibi à une opération musclée de nettoyage intégral de la place et du parc. Plus emblématique encore fut l’attaque menée contre les occupants de la place Taksim samedi 15 juin, la veille du rassemblement de soutien au Premier ministre, qui annonçait « perdre patience » face aux manifestants.

130 000 grenades en 20 jours

Alors que l’ultimatum d’Erdogan concernait le lendemain matin et que le parc tout comme la place étaient occupés par des familles entières, femmes, vieillards et enfants compris, la police mena ce qui restera sans doute comme l’assaut le plus sauvage de cette période insurrectionnelle. Des centaines de personnes de tous âges partirent se réfugier dans un hôtel adjacent transformé en centre de soins. La police y envoya de nombreuses grenades lacrymogènes et bloqua les issues. D’après une source paramédicale présente sur place, certaines personnes commencèrent à cracher du sang en raison des concentrations de gaz présentes dans ce qui était devenu une vraie souricière.

L’attaque systématique des centres de soins et des hôpitaux hébergeant des manifestants blessés, l’utilisation massive de gaz lacrymogènes – 130 000 grenades utilisées en 20 jours – d’agents irritants dans les canons à eau que le préfet de police qualifia ensuite d’inoffensifs, les arrestations de médecins, d’avocats, de militants politiques et de journalistes, sont devenus des pratiques courantes au fur et à mesure que le mouvement de protestation s’étendait dans la durée. Maintenant que le mouvement semble avoir perdu de son élan, si ce n’est pour les foules silencieuses debout en silence face au centre culturel Atatürk sur la place Taksim chaque jour à 20h, le gouvernement semble, plutôt que tendre la main, jouer l’écrasement intégral de toute velléité sérieuse de contestation et fait procéder à de multiples arrestations dans les milieux politiques et des médias. On entend parler, selon les sources, de 300 à 700 personnes arrêtées par la police et dont on est jusqu’à présent sans nouvelles. Les manifestants de la veille se rassurent en se disant qu’il ne s’agit là que d’une pause et, que, comme le dit le slogan, « ce n’est qu’un début, la lutte continue », alors que, de l’autre côté, le gouvernement fourbit un arsenal législatif à rendre jaloux les pires autocrates.

Gregory Dziedzic

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