En cette fin d’année 2018, une coalition de quatre ONG — Greenpeace, Oxfam, la Fondation pour la Nature et l’Homme (FNH) et Notre affaire à tous — s’est formée pour poursuivre l’État français en justice[1], afin de le contraindre à respecter la limite de 1,5° C de réchauffement climatique. Pour le lancement de cette procédure, elles ont organisé une campagne médiatique d’envergure, notamment sur les réseaux sociaux, où un clip vidéo tourné pour l’occasion est rapidement devenu viral. Clip vidéo dans lequel nos plus célèbres écolos, youtubeurs, et quelques célébrités ayant accepté de se prêter au jeu — profitant ainsi d’une belle occasion de verdir leur image — expliquent le comment et le pourquoi de ce procès, et tentent de recueillir un maximum de signatures.
Nous voyons deux raisons pour lesquelles ce projet pourrait servir à quelque chose. La première, assez discutable, c’est qu’il permet de parler des problèmes écologiques actuels, et donc, d’une certaine manière, de sensibiliser — assez superficiellement, comme nous allons le voir. La seconde, c’est qu’il va échouer. Et qu’alors ceux qui l’auront porté seront peut-être — espérons-le ! — amenés à se poser des questions plus sérieuses et à évaluer plus honnêtement notre situation. À minima, il est possible d’espérer que ceux qui auront placé leurs espoirs dans cette action et dans ceux qui l’auront portée s’en détourneront afin de tendre vers des solutions plus réalistes et pertinentes au vu de la gravité de la situation actuelle.
On l’a vu, au terme d’une bataille qui aura pris la vie d’au moins une personne (Zineb Redouane), arraché au moins 3 mains, crevé au moins 6 yeux, et fait d’innombrables blessés (plus de 1 600)[2], tout ce que les gilets jaunes ont réussi à obtenir de la part de ceux qui organisent la ruine du monde et le désastre social que l’on appelle civilisation, ce sont des miettes. « Il ne faut pas désespérer Billancourt », mais il faut savoir être réaliste.
Et voilà que nos chères ONG coalisées intentent un procès à l’État dans le but d’endiguer le réchauffement climatique. Leur naïveté est à la hauteur de celui qui affirme, dans leur clip vidéo, que « l’État a la responsabilité de nous protéger ». Le principal problème de leur projet, c’est qu’il n’a techniquement aucune chance de générer quelque chose d’utile, ni pour nous, la civilisation (ce qui les intéresse eux, semble-t-il), ni pour le monde naturel. Eux prétendent évidemment le contraire[3] :
« Et ça marche ! Aux Pays-Bas, la justice a ordonné au gouvernement néerlandais de revoir à la hausse ses objectifs sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre, au nom de la protection des droits de ses citoyens. Au Pakistan, grâce à l’action en justice d’un fils d’agriculteurs, les juges ont mis en place un Conseil climatique chargé de veiller à la mise en œuvre des objectifs climatiques. En Colombie, 25 jeunes ont fait reconnaître par la Cour suprême la nécessité d’agir contre la déforestation et pour la protection du climat. »
En vérité, aucun de ces événements n’a eu le moindre effet. Les Pays-Bas font partie des pires émetteurs de gaz à effet de serre d’Europe. Les États ne parviennent jamais à atteindre leurs objectifs. D’abord parce qu’ils ne font rien pour, mais aussi et surtout parce qu’ils ne le peuvent pas. Croire que l’État pourrait mettre un terme au réchauffement climatique, à la destruction des écosystèmes et au massacre des autres espèces, c’est croire qu’un marteau pourrait faire office de télescope. Ça ne fonctionne pas, peu importe à quel point on le souhaite, on ne voit rien. Ce n’est pas dans ses cordes, ce n’est tout simplement pas sa fonction. L’État moderne organise le système capitaliste mondialisé (la civilisation industrielle), fondé sur l’exploitation et la destruction perpétuelles de la nature. En Colombie, la déforestation s’accélère (« la forêt a perdu une surface de l’équivalent du Luxembourg en 2017 »). Et si, afin de donner le change, d’alimenter l’espoir qui fait avancer les foules, de plus en plus de pays inscrivent de belles choses dans leurs constitutions, les faits témoignent clairement de ce qu’ils n’en ont rien à faire, ou de ce qu’ils ne peuvent rien faire. Et en Bolivie aussi, la déforestation continue, inexorablement, malgré l’inscription, depuis 2012, de droits de la nature dans la constitution du pays. « On peut violer les lois sans qu’elles crient », écrivait Talleyrand dans ses Mémoires. On le constate un peu partout et depuis longtemps.
Par ailleurs, ces ONG, ces youtubeurs, tous ces gens animés à n’en pas douter de la meilleure volonté du monde, ignorent-ils que les États ne disposent plus que d’une latitude très limitée en ce qui concerne la création et l’édiction des lois qui gouvernent nos sociétés ? Le transfert de souveraineté des États vers des entités supra-étatiques, plus importantes commercialement parlant, a longtemps été un secret de polichinelle : il a récemment été débattu publiquement, dans les médias, discuté à l’Assemblée... Le TAFTA (pour ne citer qu’un exemple) ne leur évoque-t-il donc rien ?
L’Uruguay a été poursuivi par le géant du tabac Philip Morris International devant le Centre International pour le Règlement des Différends relatifs aux Investissements (CIRDI), un tribunal arbitral. Le pays avait mis en place une politique anti-tabac conséquente, que la marque n’a pas appréciée. En 2006, une loi interdisait de fumer dans les lieux publics. En 2010, une importante campagne de sensibilisation est mise en place à l’aide de spots de pubs et de messages chocs sur les paquets. On estime ainsi qu’entre 2006 et 2010, le taux de fumeurs dans le pays a chuté de près de 20%, passant de 50 à 31%. Philip Morris a commencé à grincer des dents. En 2010, l’industriel a fini par tout simplement intenter un procès contre l’Uruguay. Le 8 juillet 2016, le tribunal a rendu une décision favorable en faveur de l’Uruguay, et a condamné Philip Morris à payer 7 millions de dollars au pays, tout en s’acquittant de la totalité des frais de justice.
Des cas de ce genre, il en existe pas loin de 500, à en croire ce papier[4] du Monde Diplomatique. Ce que l’on appelle l’arbitrage international est de plus en plus utilisé par les sociétés. Peu importe, finalement, que dans le cas évoqué plus haut l’État ait eu gain de cause sur l’industriel. Ce qui importe ici est de comprendre la portée de l’événement : une multinationale est tout à fait en mesure d’attaquer un État « souverain ». Que faudra-t-il faire, alors, pour interdire le dernier produit phare de Bayer lorsque la France aura émis une loi l’interdisant mais que la multinationale aura eu gain de cause et aura contraint le pays à revenir sur sa décision ? Qui attaquera-t-on en justice, à ce moment-là ? Cet oubli est révélateur de l’ignorance totale des rapports de force de la part de ces ONG et autres personnalités publiques.
Ceux qui intentent ce procès ne comprennent pas la situation. (Par courtoisie, laissons-leur le bénéfice du doute et supposons qu’ils ne se soucient pas que du climat, ainsi que le suggère leur projet, mais aussi de la nature, du monde vivant, des espèces vivantes). Ils imaginent, selon les croyances de l’écologisme grand public, qu’il est possible (et souhaitable) de continuer à faire fonctionner la civilisation moderne et ses conforts technologiques en passant au « 100% renouvelables ». Ils ne comprennent pas que la civilisation industrielle ravage le monde non seulement au travers de son mode de production d’énergie, mais aussi et surtout à travers son utilisation de cette énergie. C’est-à-dire que même si les énergies dites « vertes » l’étaient vraiment (ce qu’elles ne sont pas), et même si elles pouvaient remplacer les énergies explicitement pas vertes (ce qu’elles ne peuvent pas[5]), notre problème resterait quasiment inchangé[6].
Les industries des énergies dites « vertes » sont autant d’entreprises capitalistes qui servent à perpétuer la civilisation industrielle. Le monde naturel, lui, comme toujours, en paie le prix — rappelons, pour exemple, le cas de la centrale solaire de Cestas, en France, près de Bordeaux, la plus grande d’Europe, qui a nécessité l’abattage de 250 hectares de pinède ; un projet du consortium Eiffage, Schneider Electric, Krinner (l’occasion aussi de rappeler que les industries des énergies dites « vertes » sont, très logiquement, dominées par d’immenses entreprises multinationales, et que toutes sortes de multinationales, de Vinci à Total, y investissent afin de faire du profit).
Autre exemple, dans le Lot-et-Garonne, où « la plus grande centrale électrique solaire est en voie de finalisation ». Pour cela « 1 300 hectares de terres agricoles et 700 hectares de forêt » vont être sacrifiés. Formidable. La planète et le climat nous remercient. L’électricité que cette centrale produira servira à alimenter en énergie d’innombrables appareils qui, à l’instar des panneaux solaires photovoltaïques, sont autant de futurs déchets, et dont la fabrication aura impliqué toutes sortes de nuisances environnementales et sociales.
En outre, il faut savoir que le calcul de la quantité de CO2 émise par un État est une arnaque comptable[7] (ne prenant pas en compte tout un tas d’émissions dites « cachées » peut-être plus importantes que les émissions nationales) qui, en plus, s’avère d’une imprécision grossière[8]. Une double arnaque en somme. Au bout du compte, seules une aberration comptable et une mauvaise foi colossale permettent d’affirmer que les énergies dites « vertes » (ou « renouvelables ») sont « neutres en carbone », ou qu’elles s’inscrivent dans une dynamique de préservation et de protection du monde naturel.
« Développement des énergies renouvelables » et « amélioration de l’efficacité énergétique[9] ». Voilà pourtant ce que nos plaignants exigent de l’État. Comme tous les aveugles de l’écologisme médiatique, ils ne comprennent pas que le développement durable est un oxymore, une contradiction dans les termes[10], un mythe. Que l’efficacité énergétique croît depuis des décennies et avec elle la destruction du monde naturel[11]. Ce qui nous ramène à l’impossibilité pour le système technocapitaliste que l’État administre (avec une latitude très limitée) de faire autre chose que ce qu’il fait actuellement, qu’il faisait déjà hier. C’est-à-dire que même si l’État était contraint d’obéir aux injonctions des quatre ONG, s’il mettait concrètement en place les mesures qu’elles exigent, le désastre socioécologique en cours n’en serait pas le moins du monde entravé. C’est-à-dire que si l’on émettait l’hypothèse extrêmement improbable selon laquelle le système technocapitaliste pourrait parvenir, grâce au déploiement des énergies dites « vertes », aux technologies de CCS (captage et stockage du dioxyde de carbone), et à d’autres techniques de géoingénierie, à limiter le réchauffement climatique à 1,5°C, nos chères ONG seraient satisfaites. Et le désastre socioécologique de la destruction du monde vivant et de l’accroissement des inégalités sociales et de la misère humaine que produit la civilisation industrielle continuerait imperturbablement.
Dans le combat contre le biocide et le désastre social que la civilisation industrielle perpétue sur toute la planète, la voie juridique est un moyen d’action parmi d’autres. Dans certains contextes, comme pour faire annuler ou retarder la bétonisation d’une zone humide, la construction d’un barrage, etc., il peut être tout à fait défendable et même stratégique d’intenter des procès contre différents acteurs de la destruction de la nature ou de l’exploitation sociale. Le problème, ici, c’est que nos coalisés exigent n’importe quoi.
Nous pouvons sauver la civilisation industrielle (prolonger, pour un temps limité, son existence, grâce aux énergies et technologies dites « vertes » et à la géoingénierie), ou nous pouvons sauver le monde vivant qu’elle détruit (et nous sauver par la même occasion). Il faut choisir. Il n’est pas possible de sauver les deux ensemble.
Au moment où ces lignes sont écrites, le site web international d’informations écologistes Mongabay publie un article intitulé « Les protections internationales ne stoppent pas la surexploitation des pangolins au Cameroun », dans lequel on apprend qu’un « rapport récent montre que l’inscription en 2016 des pangolins à l’annexe I de la CITES qui interdit leur commerce international, n’a pas d’effet au niveau local sur la protection de cet animal en Afrique centrale. » Les cas comme celui-ci, on ne les compte plus. Car le recours juridique, s’il peut parfois servir dans la lutte contre le fléau socioécologique qu’est la civilisation industrielle, ne sera jamais suffisant. Et c’est un autre problème que pose la campagne médiatique de leur « affaire du siècle », qui risque de promouvoir l’idée qu’il est possible d’obtenir un changement significatif au travers du système juridique d’État.
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On nous rétorquera qu’il s’agit toujours de quelque chose, et que ce quelque chose vaut toujours mieux que rien. Affirmation douteuse. Primum non nocere : d’abord, ne pas nuire. La multiplication frénétique de ces initiatives citoyennistes (le mois dernier a vu naître l’initiative « On est prêt », et juste avant elle l’initiative « Il est encore temps », et voilà maintenant « L’affaire du siècle ») semble remplir un vide. Semble. En réalité, la prolifération de ce type d’initiatives est incroyablement nuisible, en ce qu’elle fait naître, qu’elle encourage ou qu’elle renforce un espoir naïf et absurde, une illusion. À grand renfort de moyens techniques stimulants, à l’image des vidéos des youtubeurs écolos, et du clip de promotion de cette « Affaire du siècle » : le format est « cool », le montage dynamique, la propagande réussie. Seulement, la lutte écologique n’a pas vocation à être « cool ». Notre mode de vie — la civilisation industrielle — constitue une menace pour l’ensemble des espèces et de la toile du vivant. Une extermination (les scientifiques parlent, plus insidieusement, d’extinction) de masse est en cours. Il faut se rendre à l’évidence : le combat nécessaire pour sortir de cette civilisation qui porte la mort comme la nuée porte l’orage sera long et douloureux.
Étant donné tout ce qui précède, force est de constater que les initiatives de ces ONG, de ces youtubeurs et de ces figures de l’écologie médiatique, loin de sensibiliser l’opinion publique aux problématiques socioécologiques, ne servent qu’à alimenter les illusions et les faux espoirs dominants, notamment en promouvant les idées suivantes :
- L’idée selon laquelle notre problème se résumerait au réchauffement climatique, à un taux de CO2 atmosphérique qu’il nous faudrait contrôler.
- L’idée selon laquelle le « développement durable » (les énergies dites « renouvelables », l’efficacité énergétique, etc., en bref : un ajustement technologique de la société industrielle) pourrait nous tirer d’affaire, endiguer le réchauffement climatique — et faire en sorte, accessoirement, même si cela a de plus en plus tendance à être éclipsé par la focalisation sur le climat, que la société industrielle devienne soutenable, respectueuse du monde naturel.
- L’idée selon laquelle à l’aide d’un ajustement économique (qu’on appellerait économie sociale et solidaire, économie du partage, économie collaborative, économie contributive, ou quelque jolie expression que les experts du marketing auraient inventée), la société industrielle pourrait devenir socialement juste, en plus de soutenable.
- L’idée selon laquelle, bien que récalcitrant, l’État serait techniquement en mesure de réaliser les fantasmes précités, et qu’il nous faudrait seulement l’y contraindre.
L’efficacité énergétique et de nouvelles industries de production d’énergie ne rendront jamais soutenable la civilisation industrielle. Au contraire, elles contribuent à perpétuer son caractère intrinsèquement délétère. La société de masse capitaliste ne sera jamais socialement juste. Nous avons besoin de rien de moins que du démantèlement complet de la société industrielle mondialisée, de l’État, du capitalisme. Nous avons besoin d’une décroissance radicale, d’une dissolution de la société de masse au profit d’une multitude de sociétés véritablement démocratiques — fondées, donc, sur des technologies démocratiques. Ce que ni l’État ni son système judiciaire ne permettront ni n’encourageront jamais. Il va falloir se battre.
Kevin Amara & Nicolas Casaux