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Pourquoi Chavez rend tout le monde fou

Source : http://blogs.rue89.com/chez-gael-brustier/2013/03/25/pourquoi-chavez-rend-tout-le-monde-hysterique-229950

Publié le 25/03/2013

Il est assez intéressant de constater le degré d’hystérie qui a entouré, en France, la mort de Chavez. Rarement la méconnaissance de l’histoire et de la situation d’un pays ne s’est étalée avec autant de satisfaction de la part de dizaines d’analystes improvisés.

Tout le monde aurait néanmoins à gagner d’une analyse dépassionnée. Il faut pour cela évoquer un minimum d’histoire.

Après la dictature de Perez Jimenez (1948-1958) et la révolte armée qui mit fin à son régime, une « quatrième république » vit le jour. A Punto Fijo, dans l’est de Caracas, trois partis concluent alors un pacte :

> Action démocratique (AD),
> le Comité d’organisation politique électorale indépendante (Copei),
> l’Union républicaine démocratique (URD)…

C’est là que se noue l’histoire récente du Venezuela.

Avant Chavez : une démocratie exemplaire ?

Que dit ce « Pacte de Punto Fijo » ? Que ces trois partis s’entendent sur un système démocratique représentatif mais s’accordent pour exclure le Parti communiste vénézuélien de l’exercice des responsabilités.

Pendant des années, le PCV est marginalisé, de même que toutes les structures politiques qui se situent à la gauche de l’échiquier. Militants d’organisations de gauche, de la Ligue socialiste, du MAS, de La Causa R payent souvent durement leur engagement, parfois au prix de leur vie.

Une guérilla voit le jour. Elle a pour leaders de jeunes intellectuels en rupture avec le PCV : Douglas Bravo, Teodoro Petkoff, Pompeyo Marquez… Les Forces armées de la libération nationale (FALN) se nourrissent de jeunes issus du PCV ou du Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR), scission gauchiste de AD… Un témoignage contemporain sur cette guérilla est disponible dans les « Ecrits sur l’Amérique latine » de Régis Debray.

La gauche est également divisée : un avocat des droits de l’homme (José Vicente Rangel) la représente à plusieurs élections et obtient de faibles scores tandis que Teodoro Petkoff, ancien guérillero, la représente lui-aussi à l’élection de 1983, avec de piètres résultats.

Les différents grands partis, en particulier Copei et AD développent un clientélisme qui, peu à peu, devient endémique. La crise économique des années 80 bouleverse la donne. La classe moyenne s’effondre en même temps qu’une économie totalement dépendante du pétrole et que le gouvernement de Carlos Andres Perez a mené à la ruine…

1989-1993 : massacres, putsch et débat d’idées

En février 1989, une batterie de mesures imposées par le Fonds monétaire international (FMI) est décrétée par le gouvernement. S’ensuivent des journées d’émeutes et de répressions. On relève environ 3 000 morts. C’est le Caracazo.

En marge de ces émeutes et de leur répression, des familles de militants de gauche sont systématiquement assassinées par des « escadrons de la mort ». Le gouvernement de Carlos Andres Perez demeurera associé à ces massacres. Parmi les militaires et les policiers, souvent issus des classes populaires, une colère sourde monte.

En février 92, un groupe d’officiers, menés par Hugo Chavez, tentent de renverser par les armes le gouvernement de Carlos Andres Perez (CAP). Le groupe d’officiers est en lien, via Adan Chavez, le frère d’Hugo, avec Douglas Bravo, figure tutélaire de la gauche radicale vénézuelienne et chef historique des FALN.

Ce groupe se réclame des idées de Bolivar et campe sur le flanc gauche de la contestation contre le gouvernement de CAP… Le coup de force échoue. Mais Chavez saisit sa chance médiatique. « Por ahora » - « pour l’heure » - il n’a pas atteint ses objectifs, clame-t-il devant les caméras. Plus tard, il les atteindra. Le 4 février est à Chavez ce que la Moncada est à Castro. Un échec militaire, une naissance médiatique.

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Peu après, Carlos Andres Perez est accusé de corruption et destitué. La crise économique enfle. Les élites se délitent. La gauche radicale se consolide.

1993 : la fin de Punto Fijo

En 1993, Rafael Caldera, vieux politicien matois et conservateur, est élu à la tête d’une coalition de partis allant du centre droit aux partis de la gauche radicale, en ayant pris soin de rompre avec son ancien parti, Copei. A cette même élection, Andres Velasquez, candidat de La Causa R, parti de la gauche radicale, obtient pas moins de 22%.

Deux anciens guérilleros - Pompeyo Marquez et Teodoro Petkoff - entrent au gouvernement. Le premier en tant que ministre de la Frontière (tous les gouvernements vénézuéliens étant obligés de contrôler étroitement les activités des diverses factions belligérantes à la frontière colombienne), le second en tant que ministre des Infrastructures.

Mais ce gouvernement, qui rompt formellement avec le Pacte de Punto Fijo, ne rompt pas, pour autant, avec les orientations économiques des cabinets précédents.

C’est l’époque où les gauches hésitent et où beaucoup acceptent l’idée selon laquelle le capitalisme est un « horizon indépassable » et selon laquelle les recettes néolibérales marchent. Petkoff devient l’archétype de l’homme de gauche rallié au néolibéralisme.

En 1994, Chavez est libéré. Bien vite, il va donner des gages. Troquant le treillis pour un costume, il va jusqu’à déclarer que Cuba est une dictature. Surtout, il va finir par accepter de jouer le jeu électoral sur les conseils de politiciens qui ont quitté les partis gouvernementaux comme Luis Miquilena.

A la fin de l’année 1997, c’est encore Irene Saez, ancienne Miss Univers et maire de Chacao (sorte de XVIe arrondissement de Caracas) qui est favorite dans les sondages. Preuve que le Venezuela se cherche une alternative aux partis de la IVe République.

1998-2002 : alternance ou alternative ?

Il engage sa campagne de 1998 en professant une modération économique qui rassure tout le monde - il se réclame de la « troisième voie » blairiste - mais promet surtout la fin du Pacte de Punto Fijo (qui a en fait déjà du plomb dans l’aile), une nouvelle Constitution (la cinquième de l’histoire du Venezuela), la fin de la corruption et, plus important encore, la fin de la pauvreté.

Peu à peu, Chavez engrange les soutiens, il gagne avec 56%, engage un processus constituant, et se représente deux ans plus tard, en 2000, face à un ancien de ses soutiens : Francisco Arias Cardenas (aujourd’hui candidat chaviste dans l’Etat de Zulia).

Il favorise les programmes d’alphabétisation, utilise le pétrole de PDVSA pour échanger celui-ci contre des médecins cubains, développe des médias locaux… La « démocratie participative et protagonique » née de la nouvelle Constitution est prise en horreur par les quartiers les plus riches…

Les « Cercles bolivariens » sont vécus comme des dangers par la bourgeoisie vénézuelienne… Certains de ses soutiens font défection et le MAS explose. Chavez agrège autour de lui une partie importante du pays mais dresse contre lui des ennemis puissants : l’encadrement de PDVSA, le Medef local - dirigé par Pedro Carmona Estanga.

2002 : le premier putsch télévisé

L’opposition se mobilise contre Chavez : des anciens partis à la centrale syndicale CTV, en passant par les médias… A mesure que les jours passent, les chaînes de télévision privées se font de plus en plus virulentes contre Chavez et ne vont pas tarder à appeler au soulèvement militaire.

Productrices de « telenovelas » d’une pauvreté qui feraient passer certaines de nos chaînes de la TNT pour des chaînes culturelles, Globovision, RCTV et Televen sont le pivot d’un coup de force médiatique contre Chavez.

Face aux chaînes privées, la chaîne publique, un peu « pauvrette » en termes de moyens de production ne fait pas le poids. Elle ne dispose que de la « cadena nacional », un principe qui veut que les ondes hertziennes puissent être réquisitionnées par le gouvernement, principe en vigueur dans nombre d’Etats latino-américains et qui ne fonctionna pas pendant le putsch… Ce sont les télévisions qui jouent un rôle déterminant dans ce putsch.

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Tard dans la nuit, après s’être occupé de faire évacuer ses plus jeunes collaborateurs, Chavez, menacé d’un bombardement du Palais de Miraflores, se rend aux putschistes. Evacué sur une base au large des côtes, son sort reste incertain des heures durant. Il ne doit la vie sauve qu’à l’intervention d’un dignitaire de l’Eglise catholique.

Dans la salle où Chavez a pris l’habitude, quatre années durant, de s’adresser aux médias et aux Vénézuéliens, c’est Pedro Carmona Estanga qui prend sa place. Tous les responsables de la Révolution bolivarienne sont hors la loi. Beaucoup d’entre eux se cachent dans les « barrios » ou chez eux, contemplant, à la télévision les arrestations de députés ou de ministres chavistes. Cette réalité-là , peu veulent la voir…

Personne ne le remarque mais, dans la salle où se trouve Carmona, le portrait de Bolivar a disparu. Les secteurs les plus conservateurs de l’insurrection, liés pour certains à l’Opus Dei, ont fait disparaître le portrait de ce franc-maçon notoire, symbole honni à la fois d’un Venezuela rêvant de la Révolution française et d’une « Révolution bolivarienne » honnie des élites vénézuéliennes.

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Très vite, des collines avoisinantes, déferle une foule de partisans de Chavez. Carmona et les siens prennent la fuite. Chavez revient tard dans la soirée. L’ordre constitutionnel est rétabli. Aucune répression ne succède à ce coup d’Etat… Carmona vit tranquillement en exil doré aujourd’hui encore.

Mais l’opposition ne désarme pas… Entre décembre 2002 et février 2003, le « lock out » est décrété. PDVSA, l’entreprise pétrolière ne travaille pas. La distribution de produits alimentaires est au point mort. N’arrive dans les « barrios » chavistes que la célèbre bière Polar.

Peu après, en 2004, Danilo Anderson, le juge chargé d’instruire le dossier du putsch d’avril 2002 est assassiné dans un attentat. Sa voiture explose.

« Rouge de chez rouge »

A Caracas, la polarisation politique et géographique est extrême. A l’Est, dans les beaux quartiers, on déteste Chavez, on se mobilise massivement contre lui pendant les manifestations, place Altamira ou dans les rues de Baruta et Chacao. A l’Ouest, dans les « barrios », le soutien va croissant. Sur ces collines, peuplées par les plus pauvres, à l’urbanisme totalement anarchique, Chavez finit par être adulé.

Ecoles et dispensaires, supemarchés « mercal » vont faire leur apparition au fil des années et offrir à cette population, jadis délaissée, ce qu’on ne lui a jamais offert.

Entré en conflit avec une large part des administrations, colonisées de longue date par les partis Copei ou AD, Chavez développe des politiques extra-étatiques : les « Missions ».

Entre 2003 et 2004, les consultations médicales sont multipliées par cinq. En 2007, près de 7 000 dispensaires ont été construits à travers le pays. Le nombre de médecins passe de 1 300 dans le pays à environ 15 000. En 2005, 17 millions de personnes ont accès à la médecine contre 3,5 millions auparavant.

Chavez mobilise des foules immenses. Son style désempare beaucoup d’observateurs étrangers. Depuis les « barrios », les « chavistes » déferlent et suivent de grandes marches. Disons-le, cela ne ressemble nullement à une réunion du MoDem à Rambouillet… Au Venezuela, ces jours-là tout est « rojo rojito », « rouge de chez rouge ». Cela est dû à une très forte polarisation.

Chavez s’adresse au « peuple » en même temps qu’il conspue les oligarques et les « escualidos », ces « fils à papa » qui tiennent des barricades à l’hiver 2003 armés de clubs de golf. Les « escualidos » haïssent Chavez, ce « singe », qui incarne tout ce que personne n’a jamais voulu voir du pays : le métissage, la pauvreté, sa radicalité politique…

Discours syncrétique

Chavez tient un discours syncrétique. Il invoque Bolivar évidemment, ressuscite les luttes des fédéralistes de Zamora contre les conservateurs lors de la guerre civile de 1859-1863. Une chanson, hymne des chavistes, « Oligarques tremblez ! » est directement héritée de cette histoire, et rappelle la lutte de Zamora contre les grands propriétaires.

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Il puise dans le socialisme autogestionnaire vénézuélien un certain nombre de références. Il s’entoure des avocats de droits de l’homme qui ont lutté face à l’ancien régime, au premier rang desquels, José Vicente Rangel, un temps son vice-président.

Il s’empare de la rhétorique de la théologie de la libération, dans un pays où la croyance est extrêmement répandue mais où le clergé catholique ne brille pas (comme pendant le putsch de 2002) par son progressisme. Mais son invocation de Jésus (classique en Amérique latine) peut s’accompagner de celle du Popol Vuh, le livre sacré des Mayas. Un peu comme dans la France de la IIIe République où Vercingétorix et le bon Roi Dagobert étaient des références…

Il prône la fin de la lutte armée en Amérique latine. Le pouvoir est au bout du bulletin de vote. Chavez le comprend et comprend que l’argent du pétrole vénézuélien peut être précieux aux autres mouvements de gauche en Amérique du Sud.

Un système électoral performant

Ce qui est aussi vrai, c’est que Chavez a considérablement accru la participation civique. En 1993, le Venezuela comptait environ 21 millions d’habitants. Caldera fut alors élu Président avec 1,7 million de voix. En 2012, le Venezuela comptait 29 millions d’habitants. Chavez fut réélu avec 8,2 millions de voix. En 1998, la participation pour sa première élection ne dépasse pas les 54%. En 2012, elle est de 80%. La Fondation Carter juge le système électoral vénézuélien comme l’un des plus performants au monde.

Les chavistes ont tôt compris que tout flottement dans l’organisation des scrutins serait instrumentalisé. Ils établissent un système incontestable aux yeux mêmes de l’opposition.

Comme le souligne Jonathan Eastwood, dans un ouvrage de référence sur le Venezuela de Chavez, il existe une « tension entre la réduction des inégalités, de la pauvreté, le développement durable et une économie basée sur le pétrole ».

Il existe, en sus de la précédente, une tension entre « participation (civique) et clientélisme ». Le Venezuela n’a pas rompu en un jour avec des pratiques courantes pendant des décennies.

Il existe enfin une tension entre la démocratie participative et un centralisme autoritaire. Chavez, par le pouvoir charismatique qu’il a exercé, a souvent été une instance de recours dans un pays où, si la démocratie participative existe, elle n’est pas encore « routinisée ». La figure de Chavez, son charisme, poussaient, il est vrai, à une « personnalisation » du pouvoir…

Une bataille autour de l’identité de la gauche

Au terme de ce petit voyage dans l’histoire d’un pays et dans le monde des représentations qui animent la France à son égard, il devient évident que rien n’est véritablement aussi simple que les présentations qui ont pu en être faites.

Dès lors, pourquoi tout le monde en France est-il devenu hystérique sur ce sujet ? Certainement parce que l’expérience Chavez a été la première expérience gouvernementale se réclamant de la gauche (radicale) de l’ère de la globalisation.

L’enjeu autour de Chavez, plus encore qu’autour de forums comme Porto Alegre, est devenu un enjeu politique majeur. Il s’est agi d’une bataille autour de l’identité de la gauche…

En outre, Chavez, métis, porte-parole des plus pauvres de son pays, a certainement beaucoup indisposé par sa capacité à s’adresser au monde. Ce n’est pas tant sa diplomatie qui a indisposé que le fait qu’il en ait une…

Il a reçu Mugabe ou Loukachenko comme Sarkozy a reçu Kadhafi, comme tous nos Présidents ont reçu Omar Bongo, comme tant et tant de Présidents du Nord ont reçu des dictateurs ou des autocrates. Faut-il excuser cette politique ? Non. Mais elle ne se résume nullement à cela.

Surtout la dénoncer ne doit pas servir de paravent à d’autres desseins, évidemment moins avouables. Il y a onze ans, bien peu dénoncèrent le putsch de Carmona, comme le monde fit il y a un quart de siècle, peu de cas du Caracazo.

Gaël Brustier
Chercheur en sciences politique

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