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Poésie et exil (2)

Ovide connut un exil que l’on pourrait qualifier, un peu méchamment, de doré. Il fut exilé sur l’ordre de l’empereur Auguste (dans l’actuelle Roumanie) pour des raisons non élucidées à ce jour. Exilé, mais non banni. Ce qui signifie qu’il put partir avec ses biens et ses esclaves. Il se construisit une belle villa et conserva tous ses droits en tant que citoyen romain. Ce qui n’empêcha pas la souffrance. Ci-dessous l’Élégie troisième des Tristes.

Quand mon imagination me retrace cette nuit si cruelle, marquée par mes derniers moments à Rome ; quand je me reporte à cette nuit où j’abandonnai tant d’objets chers à mon coeur, maintenant encore les larmes coulent de mes yeux.

Déjà le jour approchait, que César m’avait désigné pour quitter l’Ausonie ; ni mon esprit, ni le temps n’avaient pu suffire à mes préparatifs : mon âme était restée engourdie dans une longue inaction ; je ne m’étais oc cupé ni de mes esclaves, ni du choix de mes compagnons, ni de mon équipage et des autres besoins de l’exil ; j’étais resté confondu, tel que le mortel frappé de la foudre, qui existe encore, mais sans avoir la conscience de son existence.

Lorsque l’excès même de la douleur eut dissipé le nuage répandu sur mon esprit, que mes sens se furent enfin ras sis ; près de partir, j’adresse une dernière fois la parole à mes amis consternés ; si nombreux naguère, il n’en restait plus qu’un ou deux près de moi. Ma tendre épouse me tenait pleurant entre ses bras ; elle pleurait davantage elle-même, et un torrent de larmes inondait ses innocentes joues. Ma Ville, absente, retenue au loin sur les bords africains, ne pouvait être informée de ma destinée.

De quelque côté qu’on jetât les yeux, tout retentissait de deuil et de gémissements ; tout offrait le tableau d’une cérémonie funèbre, non silencieuse ; hommes, femmes, enfants accompagnent mes funérailles de leur désespoir et, dans toute ma demeure, il n’est pas une place qui ne soit arrosée de larmes. Si l’on peut comparer de grandes scènes à de plus petites, tel était l’aspect de Troie au moment où elle fut prise.

Déjà le silence régnait parmi les hommes et les ani maux ; la Lune au haut des airs dirigeait son char noc turne ; je contemplai cet astre ; puis, portant mes regards sur le Capitole qui, vainement, hélas ! touchait à mes pénates : « Divinités habitantes de ces demeures voisines, m’écriai-je, temple que mes yeux ne reverront plus, dieux que je quitte, dieux qui résidez dans la noble cité de Quirinus, salut ! salut à jamais ! C’est prendre le bou clier bien tard, que d’attendre après la blessure mais enfin, déchargez mon exil de l’odieux qui pèse sur lui ! Dites à ce mortel céleste quelle erreur m’abusa, pour que dans ma faute il ne voie pas un crime : que votre con viction passe dans le coeur de l’auteur de mon châtiment ! Ce dieu apaisé, je puis supporter mon malheuré. » Telle fut la prière que j’adressai au ciel ; celle de mon épouse fut plus longue, et chacune de ses paroles était entrecoupée de sanglots. Je la vis aussi, la chevelure en désordre, prosternée devant nos Lares, baiser ces foyers éteints de ses lèvres tremblantes, adresser à nos Pénates insensibles mille supplications, dont son époux infor tuné ne devait recueillir aucun fruit. Déjà la nuit se précipite et ne permet plus de diffé rer ; déjà l’Ourse de Parrhasie a détourné son char. Fatale alternative ! L’amour de ma douce patrie m’enchaî nait ; mais cette nuit était la dernière avant l’exil prononcé contre moi. Ah ! que de fois, en voyant la précipitation de mes compagnons, ne leur ai-je pas dit : « Pourquoi vous hâter ? Songez aux lieux où vous vous pressez d’aller, à ceux que vous quittez ! » Ah ! que de fois, par un innocent subterfuge, j’assignai, comme plus favo rable, une autre heure à mon départ ! Trois fois je tou chai le seuil, et trois fois je revins sur mes pas ; mes pieds même, par leur lenteur, semblaient d’intelligence avec mou âme. Souvent 5 , après le dernier adieu, je re nouai de longs entretiens ; souvent je donnai les derniers baisers, comme si je m’éloignais ; souvent je réitérai les mêmes ordres, et cherchai à m’abuser, les yeux at tachés sur les objets de ma tendresse.

Enfin, « Pourquoi me presser ? c’est en Scythie que l ’on m’envoie, m’écriai-je , et c’est Rome qu’il faut abandonner, double regret, qui ne justifie que trop mes délais. Vivant, on m’enlève pour toujours à mon épouse vivante, à ma maison, à l’affection de ses mem bres fidèles. O vous, pour lesquels j’eus un amour de frère, vous dont le coeur eut pour moi la fidélité de Thésée, que je vous serre dans mes bras, je le puis en core, et ne le pourrai peut-être plus jamais ; l’heure qui me reste, est une heure de grâce. « Plus de retard ; mes paroles restent inachevées ; j’embrasse tous ces ob jets si chers à mon coeur.

Tandis que je parle, tandis que nous pleurons, on voit briller au dessus de l’horizon l’étoile funeste : Lucifer était levé. Cruelle séparation ! il semble qu’on m’arrache quelque membre, qu’une partie de mon corps soit sé parée de l’autre. Telles furent les souffrances de Metius, quand, poussés en sens contraire, des chevaux indomptés vengeaient sa trahison. Alors s’élève un cri, un gémisse ment universel autour de moi ; chacun dans sa douleur se meurtrit le sein de sa propre main. Alors mon épouse, collée à mes épaules pendant que je m’éloigne, mêle à ses larmes ces tristes paroles : « Non, rien ne pourra me séparer de toi ; nous partirons, oui ! nous partirons en semble ; je veux te suivre ; femme d’un exilé, je serai exilée moi-même ; à moi aussi il est ordonné de fuir, et je suis reléguée à l’extrémité de l’univers : je ne serai pour ton vaisseau dans sa course qu’une charge légère. Le courroux de César te force à quitter la patrie ; moi, c’est ma tendresse : ses lois seront pour moi les ordres de César. » Tels étaient ses efforts, efforts déjà tentés au paravant ; à peine céda-t-elle à la considération d’un in térêt puissant. Je pars, ou plutôt il semblait qu’on me portât vivant au tombeau, dans un désordre affreux, les cheveux épars, le visage hérissé de barbe. Pour elle, désespérée de me perdre, elle sentit sa vue s’obscurcir, et j’ai su qu’alors elle tomba sur le carreau sans connaissance.

Quand elle reprit ses sens,et que, la chevelure souillée de poussière et le corps étendu suivie marbre glace, elle se fut enfin relevée, alors elle déplora son abandon, celui de ses pénates ; elle « prononça souvent le nom de l’époux qui lui était ravi ; sa douleur ne fut pas moins vive, que si elle avait vu placer sur un bûcher élevé le corps de sa fille ou le mien ; elle voulut mourir, et perdre le sentiment avec la vie ; elle s’en abstint par égard pour moi seul. Ah ! qu’elle vive, et, dans mon éloignement, puisqu’ainsi l’ont voulu les dieux, qu’elle vive, et me prête sa fidèle assistance !

Traduction de M. A. Vernadé

http://bernard-gensane.over-blog.com/

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