4160 milliards de dollars ! Ceci est la valeur des échanges commerciaux entre la Chine et le reste du monde pour l’année 2013. La désormais première puissance commerciale du monde est d’ailleurs en passe de devenir la première puissance économique en termes de pouvoir d’achat réel (parité du pouvoir d’achat), si l’on en croit les statistiques de la Banque Mondiale. (1)
En 2013, le volume échangé entre la Suisse et la Chine dépassait les 20 milliards de francs. Les importations de produits chinois ont crû de 75% en deux ans. Ces chiffres ne peuvent qu’exploser avec l’entrée en vigueur le 1er juillet 2014 de l’accord de libre-échange sino-suisse.
C’est dans ce contexte de forte dynamique commerciale que nous découvrons avec stupéfaction que la place financière suisse ne dispose de yuans (renminbi) qu’à travers des intermédiaires à Londres, Francfort, Singapour ou Hong-Kong. Or, un accord de libre-échange des biens est biaisé dès lors que la liberté de circulation des monnaies et des capitaux ne le soutient pas.
Le regard se tourne vers le Conseil fédéral (CF) qui, bien qu’ayant signé cet accord, ne semble pas donner à la place financière suisse les moyens de l’honorer correctement. Les clés de ce dysfonctionnement sont en effet détenues par la Finma et la BNS, deux institutions qui dépendent constitutionnellement du Conseil fédéral...
Pour comprendre ce blocage, il faut être conscient du fait que le CF s’est fortement limité dans sa marge de manœuvre en octroyant en 2008 à la Finma – issue de la fusion de divers services fédéraux – une personnalité juridique propre et une structure similaire à celle d’une société anonyme puisque dotée d’un conseil d’administration. Cette institution est donc non seulement autonome, mais se targue même de prendre ses décisions en toute souveraineté. De fait, elle est libre d’édicter ordonnances et normes.
Le mandat fort étendu de la Finma, en tant que police de la place financière suisse, lui permet notamment de sanctionner, pénaliser, renforcer des normes administratives, exiger la participation à des séminaires coûteux... C’est enfin elle qui octroie ou retire souverainement les patentes bancaires.
C’est donc désormais la Finma – et non plus le CF – qui détient la clé de l’approvisionnement du pays en yuans. C’est d’elle en effet que dépend l’accréditation d’une première banque chinoise sur notre territoire, comme l’ont déjà fait Londres ou Francfort sur le leur. C’est aussi elle qui peut décider d’offrir ou non des conditions administratives et financières équivalentes à celles qui se trouvent ailleurs.
Or, il y a quelque temps, la Banque de Chine s’était installée à Genève. Elle a toutefois fini par quitter la place au bout de deux ans et demi tant, semblerait-il, elle était dégoûtée par les contraintes financières, opérationnelles et administratives qui lui étaient imposées. Quel a été le rôle de Finma dans ce départ ? La question se pose au vu de l’enjeu stratégique pour la place financière suisse et ses emplois.
En parallèle, l’absence de yuan sur sol suisse fait les affaires de banques telles qu’UBS et Credit Suisse. Celles-ci, présentes en force à Singapour et Hong Kong, peuvent s’y approvisionner librement en yuans. Elles peuvent ainsi non seulement facturer au client helvétique des frais de change, mais également faire valoir auprès d’eux leur rôle d’intermédiaires sur sol asiatique.
Les clients suisses auront ainsi intérêt à quitter leur banque habituelle fortement pénalisée par les coûts des intermédiaires pour aller vers les grandes banques. Une affaire plus que juteuse au vu des sommes colossales en jeu !
On peut dire aussi sans prendre de risques que l’absence de yuan sur sol suisse pénalise les entreprises suisses qui doivent payer indûment des intermédiaires et ne profitent pas pleinement des accords de libre-échange, contrairement à leurs concurrents. En revanche, cette situation offre des avantages discriminant aux banques transnationales qui semblent bien bénéficier d’une position oligopolistique en matière d’approvisionnement du marché suisse en yuan.
Un autre problème et non des moindres : cette situation avantage les places financières concurrentes de la Suisse, en tête desquelles se trouve Londres. La problématique de la citoyenneté britannique du chef de Finma est de ce fait à nouveau posée.
Face à cette situation étrange, on ne peut s’empêcher de repenser à tous les malaises suscités par la Finma. Depuis son premier jour et en pleine crise des subprimes qui éclaboussait UBS, le CF a choisi un haut dirigeant d’UBS comme président-fondateur de la Finma. Son actuel patron a fait toute sa carrière dans les deux grandes banques suisses. Il est aussi le représentant d’UBS, dont il présentait les excuses au Sénat américain la veille de sa nomination par le CF à la tête du secteur ‘Banques’ de la Finma. Les connexions entre la Finma et la haute finance internationale sont criantes. A tel point qu’aucune enquête n’a été ouverte contre les deux grandes banques et leurs dirigeants suite aux multiples délits qui ont abouti au versement de milliards d’amendes.
Aujourd’hui, même le financement des amendes pour délits/crimes constitue une rubrique officielle du bilan de ces banques, qui vient en déduction des revenus imposables. Serait-il si impensable que la Finma aménage une position privilégiée (voire quasi-monopolistique) d’intermédiaires de yuans à ses protégées ?
L’absence de yuan touche aussi la Banque nationale suisse (BNS). Là aussi le CF dans sa loi sur la BNS de 2003 s’est raboté son influence. Pour elle, l’absence de yuan en Suisse s’explique par l’absence de partenaire chinois à Zürich qui reprendrait le clearing, voire un éventuel accord de swap avec la Banque populaire de Chine. L’explication ne convainc pas. Des contrats swaps peuvent être conclus de gré à gré entre n’importe quelles entreprises, de la même manière qu’entre des banques centrales. De plus, la BNS a une représentation à Singapour qui ne manque pas de banques chinoises à qui s’adresser…Alors ?
Comme dans le cas de la Finma, on constate des bizarreries. La BNS a la responsabilité de l’ensemble du trafic de paiements interbancaires en Suisse. Mais celui-ci a été délégué à la société SIX Interbank Clearing SA, qui exploite le système SIC. Or, cette entité est présidée par une personne qui est en même temps directeur des services de gestion des paiements et des espèces internationaux chez UBS (Suisse).
Enfin, on prend soudainement conscience du fait que, malgré la démesure de son bilan, le mot "yuan" n’apparaît nulle part dans les réserves de devises de la BNS. Elle ignore tout simplement la monnaie de la future première puissance économique mondiale !
Que révèlent les politiques de la Finma et de la BNS ? Sommes-nous face à un boycott financier du yuan ? Est-ce que le CF a perdu le contrôle de sa politique financière en offrant la souveraineté à des institutions qui relèvent pourtant constitutionnellement de son autorité ? La question est grave car si la Confédération a perdu ce genre de contrôle, la notion d’Etat peut être librement remise en question.
Liliane Held-Khawam
(1) “ China Poised to Pass US as World’s Leading Economic Power this Year ”, Financial Times, 30 avril 2014
(2) “ China Eclipses US as Biggest Trading Nation ”, Bloomberg, 10 février 2013