On a appelé cela « Pallywood ». À l’instar de la matière noire, il s’agit d’un phénomène non observable, dérivé de notre besoin d’établir une contradiction entre ce qui est visible et ce à quoi on s’attend.
Alors que nous observions les étoiles, un univers dont on présumait qu’il perdait de la vitesse était en fait en pleine accélération et en expansion. La matière aurait donné le résultat opposé (une contraction) et l’antimatière était en quantité insuffisante pour expliquer les forces provoquant l’expansion de l’univers. Quelque chose d’autre devait être présent, quelque chose d’invisible et ayant pourtant une masse et qui, bien que nous ne puissions le détecter directement ni prouver son existence, donne un sens au monde tel que nous le connaissons.
La nature de l’humanité est telle que nous comblons le vide de notre savoir par un savoir dont nous présumons qu’il est incontournable. Plus grande que notre incapacité à comprendre le cosmos, il y a notre absence de désir d’accepter un cosmos différent de que ce que nous croyons qu’il est.
Les psychologues appellent cela une « dissonance cognitive », c’est-à-dire l’apparition d’une « désaffirmation de ce que l’on croit » : un paradoxe entre ce que nous croyons et ce que nous voyons ne modifie pas ce que nous croyons (ce qui constitue un processus très douloureux à assumer pour la plupart des gens), mais nous amène à créer des interprétations déformées ou nous conduit à un aveuglement sélectif – c’est-à-dire adapter ce que l’on voit à l’aune de ce que l’on désire.
La naissance de « Pallywood »
Pour la plupart des Israéliens et autres personnes du camp pro-israélien, le jour où l’on a détecté pour la première fois que les galaxies tournaient dans le sens contraire fut le 30 septembre 2000.
Une vidéo montrant le meurtre « possible » de Muhammad al-Durrah, 12 ans, par les FDI [1], fut diffusée sur les écrans de télévision du monde entier. Les Israéliens ont été endoctrinés afin de croire que leur armée, qui poursuit la plus longue occupation militaire de l’histoire moderne, est « l’armée la plus morale au monde ». Pourtant, il s’agissait bien d’une vidéo qui montrait que notre étoile du Nord de la moralité, nos vertueuses FDI, pouvait très bien indiquer le sud, en réalité.
Confrontés à l’effondrement possible de leurs valeurs et croyances, les Israéliens ont forgé une explication des images présentées sur leurs téléviseurs. Le gouvernement a demandé à deux personnes étrangères à l’appareil judiciaire, Nahum Shahaf et Joseph Doriel, d’« enquêter » sur la mort d’al-Durrah. Les deux hommes étaient des théoriciens du complot bien connus, sans aucune expérience des enquêtes criminelles, et qui avaient déjà été ridiculisés et déboutés à plusieurs reprises par les tribunaux israéliens après avoir fourni des « témoignages d’experts » dans des procès criminels (concluant chaque fois que l’accusé avait en fait été piégé par des Palestiniens).
Sans surprise, les deux théoriciens du complot avaient conclu que la mort d’al-Durrah était elle aussi un complot. De deux choses l’une : le garçon était encore vivant ou il avait été tué par les Palestiniens mêmes, dans le but de piéger les FDI, avaient-ils déclaré. [2]
La nouvelle normalité
Du fait que les caméras sont devenues meilleur marché, plus performantes et plus petites, de plus en plus d’incidents de ce genre ont fait leur apparition. La moralité aurait dû se traduire par des vidéos dépeignant un phénomène opposé (révélant de la gentillesse ou, du moins, de la maîtrise de soi) et les Israéliens savent que l’anti-moralité ne suffit pas en quantité pour expliquer les forces qui démontent la conscience des FDI.
La théorie du complot devait devenir une industrie du complot : une explication couvrant non seulement une vidéo, mais les multitudes de vidéos qui ont suivi et allaient encore suivre. Comme pour la matière noire, les 5% visibles – les vidéos dépeignant l’immoralité des militaires – étaient contre-balancées par les 95 autres pour 100 émanant d’une industrie des ténèbres, composée de milliers de Palestiniens dirigeant et filmant tous ces coups montés. « Pallywood » (Hollywood palestinien) fut le nom donné à cette industrie.
En dehors d’Israël, cela pouvait paraître absurde, mais on ne peut comprendre la situation d’Israël vis-à-vis des Palestiniens sans admettre d’abord que la plupart des Israéliens croient que « Pallywood » existe, et même de façon endémique. Un scénario élaboré, digne d’un épisode de « Mission impossible » se mue non seulement en explication plausible, mais en une explication on ne peut plus évidente. Un complot « pallywoodien » n’est pas une charge de preuve contre le soldat accusé, mais entraîne une nécessité de réfutation du Palestinien mort.
Aujourd’hui, le vaisseau spatial pallywoodien poursuit sa mission consistant à explorer de nouveaux mondes étranges et à se rendre avec témérité là où aucun sioniste n’a jamais mis le pied auparavant. Les jours de la simpliste théorie du complot qu’était l’affaire al-Durrah – une seule caméra à faible définition, sans aucune autre preuve physique – sont révolus depuis longtemps et, à l’aune des normes actuelles, un tel complot aussi « évident de par soi-même » ne requerrait même plus une enquête.
Les limites de Pallywood
Deux procès actuellement sur le point de se terminer peuvent nous aider à comprendre ce que Pallywood peut et ne peut pas faire pour les militaires israéliens pris en vidéo alors qu’ils commettent des crimes contre les Palestiniens.
La première affaire concerne la récente accusation d’homicide contre Elor Azaria [3], un militaire filmé alors qu’il exécutait Abdel Fattah al-Sharif après que celui-ci (selon les FDI) avait poignardé et blessé un autre soldat. Azaria était arrivé sur les lieux après la fin de l’agression, et al-Sharif gisait sur le ventre [ sur le dos, rectifiction du GS] dans la rue, perdant son sang. Quelques minutes plus tard et douze minutes après que les soldats avaient neutralisé al-Sharif, Azaria l’avait exécuté d’une seule balle dans la tête.
Bien que cela puisse paraître absurde, en Israël, normalement, Pallywood aurait sorti Azaria de ce gâchis. S’il n’y avait eu que la vidéo, les explications irrationnelles qu’Azaria avait fournies plus tard au tribunal – craignant qu’al-Sharif ne puisse à nouveau le poignarder ou qu’il n’ait eu une bombe [4] – auraient sans doute suffi à écarter l’accusation ou du moins à la réduire à quelque crime technique moins grave (l’une ou l’autre variante de « comportement inconvenant » ou « usage illégal d’une arme ») sans punition, ou une peine minime.
Mais, tout de suite après avoir tiré le coup mortel, Azaria avait confessé ses motivations et dit aux gens qui l’entouraient : « Il méritait de mourir ». Pallywood a peut-être un effet aveuglant sur les enquêteurs et juges israéliens mais pas encore un effet assourdissant. Par conséquent, les limites de cette force qui a le nom Pallywood étaient découvertes : il vous est toujours requis de mentir sur vos motivations.
Un assassin qui n’est plus que… criminellement négligent
Le dernier chapitre (jusqu’à présent) du livre pallywoodien et le plus complexe et absurde à définir, se rédige pour l’instant dans les tribunaux israéliens. Le 15 mai 2014, le jour de la Nakba, Ben Deri, un agent de la police des frontières, avait été filmé en vidéo en train d’abattre Nadeem Nawara, alors que ce dernier marchait seul, sans arme, sur les lieux d’une manifestation qui avait déjà été dispersée.
Ce jour-là, les caméras avaient déjà filmé les coups de feu tirés sur trois autres Palestiniens au même endroit. (deux avaient été tués en même temps et deux autres blessés par des munitions à balles réelles.) Dans le cas d’Azaria, il était naturellement difficile pour les Israéliens d’éprouver de la sympathie pour la victime exécutée, puisque cette dernière avait tenté [selon l’armée – NDLR] de commettre un homicide. Mais la victime de Deri n’avait blessé personne, ce qui signifiait que les Israéliens ne pouvaient atténuer l’affaire en la faisant passer pour un crime technique, puisqu’il manquait les implications morales.
L’univers sioniste était déchiré par une certaine force ressemblant précisément à de l’immoralité, mais qui ne pouvait simplement pas en être. Mais, au contraire d’Azaria, Deri ne fit pas d’aveux, permettant ainsi à l’irrationnel de venir à son secours. Du fait qu’il s’agissait sans doute du meurtre le mieux enregistré et prouvé au niveau médico-légal qui eût jamais été commis par les forces israéliennes, la force noire invisible de Pallywood devait s’accroître en proportion.
Deri et ses camarades prétendirent n’avoir tiré que des balles enrobées de caoutchouc, ce jour-là. En Israël, tout l’incident se mua en une plaisanterie dénonçant ostensiblement la nature pathétique de Pallywood et les gauchistes crédules et sensibles à l’excès qui s’y laissaient prendre. Ce point de vue est très bien explicité dans le clip suivant (un parmi tant d’autres) qui, selon ses cyniques créateurs, « fut enregistré par un bénévole de confiance de B’Tselem et corroboré par un témoignage oculaire de Stevie Wonder [5] ».
Les théories du complot qui ont suivi, dont bon nombre ont été propagées par l’establishment israélien de la défense, puis renforcées par des médias consentants – et qui, à l’époque, ont fait leur chemin parmi le discours populaire en Israël et dans la blogosphère pro-israélienne –, ont également trouvé leur chemin plus tard dans la stratégie de défense de Deri au tribunal.
Voici, parmi des douzaines, quelques-unes des explications et théories du complot qui ont « ostensiblement » prouvé que l’événement était une production pallywoodienne et non un meurtre de sang-froid capté par une caméra :
« Il a amorti sa chute, ce qui signifie qu’il simulait »
Si le coup de fusil avait tué Nawara, pourquoi ne s’était-il pas écroulé comme ils le font dans les films, au lieu de rompre sa chute de façon aussi théâtrale ? Les théoriciens du complot avaient utilisé ce détail pour prétendre que Nawara simulait, et qu’il n’avait pas été tué.
Comme dans la plupart des théories tordues propagées pour discréditer l’idée qu’un homicide avait eu lieu, celle-ci propose une explication assez simple : en gros, dès l’âge de six mois, quand ils commencent à ramper et ne vont plus tarder à marcher, tous les bébés développent un réflexe défensif appelé le réflexe du parachute.
À moins que la balle ne pénètre dans le cerveau ou endommage la moelle épinière, la plupart des chutes chez des individus qui ont été abattus seront accompagnées du réflexe du parachute.
« Si Nawara avait été touché à la poitrine, pourquoi n’avait-il pas été propulsé vers l’arrière ? »
Un autre mythe de la TV. Je dois expliquer celui-ci, car la TV propose, puis elle dispose. Des « traqueurs de mythes » ont consacré tout un épisode à tenter de faire bouger un corps avec une balle. Regardez si vous le voulez, ils passent des armes de poing aux fusils pour terminer presque par des canons, et ne parviennent jamais à obtenir un mouvement ressemblant à l’« effet de propulsion » que vous voyez dans les films. (Avertissement pour les amis des animaux : ils effectuent le test en tirant sur le corps d’un cochon).
« On ne peut tirer à balles réelles avec un fusil muni d’une extension pour balles en caoutchouc » [6]
Quelques jours après l’incident, Israël est presque parvenu à prouver que les Palestiniens mentaient : l’extension aperçue à la pointe du canon de l’arme de Deri est prévue pour tirer uniquement des balles enrobées de caoutchouc, et une balle réelle ne pourrait avoir été tirée avec l’arme munie de ce dispositif.
Cette allégation n’a pas été entretenue par les habituelles polémiques sur Internet ; elle émanait directement du porte-parole des FDI et avait alors été répétée par des hommes politiques israéliens sur CNN. L’argument le plus efficace (pour les Israéliens, du moins) est venu du témoignage en prime time de Yosef Yekutiel, un « expert » israélien en balistique, qui travaille avec les FDI et la police israélienne, et qui a presque éclaté de rire en entendant l’accusation des Palestiniens.
Si cette allégation avait été fondée, elle aurait signifié que les Palestiniens mentaient et que toute l’histoire était encore une production pallywoodienne. Et c’est ainsi qu’une semaine après l’incident, je me suis mis en quête du manuel traitant de l’extension du fusil sur le site Internet du fabricant israélien. Il s’est avéré que l’expert en munitions et l’armée avaient tort.
On peut donc tirer des munitions réelles lorsque l’extension est fixée sur l’arme, semble-t-il. En fait, la chose a été spécifiquement étudiée pour que le soldat ne soit pas obligé à dévisser l’extension du canon de son arme au moment où quelqu’un se précipite sur lui avec un couteau.
« Pourquoi n’y a-t-il pas de sang ? »
À moins d’avoir sous les yeux un tir à la tête ou une artère touchée juste sous la surface de la peau (comme dans le cou), une blessure normale par balle ne produira pas de jaillissement de sang ni de saignement externe intense et immédiat.
Les balles de M16 provoquent de petites blessures en entrant et en ressortant et le gros de la lésion est interne (comme l’a révélé l’autopsie dans ce cas). À la façon d’un tuyau qui fuit à l’intérieur d’un mur, il faut du temps pour qu’une quantité importante de sang sorte des blessures.
Quant aux traces de sang sur le sol, les deux victimes ont été emmenées quelques secondes après avoir été abattues et transportées dans une ambulance toute proche. Puisque le sang ne s’écoule pas comme dans les films, il n’y avait pas et il ne devait pas y avoir de taches de sang – et encore moins de mares de sang.
Une théorie bancale
Il s’agissait juste des théories les plus simples et sensées. Parmi les théories proposées par l’avocat défendant Deri au procès figurait également la possibilité qu’il y ait eu substitution des corps, ou qu’il y ait eu des tireurs invisibles, et bien d’autres encore.
Mais ceci n’est pas que de la propagande : pour les deux homicides et les deux tentatives d’homicide de Palestiniens innocents, ce jour-là, Deri n’a été accusé que de la mort de Nawara. En outre, le tribunal n’a jamais eu la possibilité de le condamner en s’appuyant sur la pléthore de preuves, du fait que l’État a proposé à Deri une négociation de peine, dans laquelle le policier incriminé n’avait qu’à plaider coupable d’homicide par négligence (il ne devra pas aller en prison, ou alors durant un temps très bref), conformément à l’invraisemblable théorie selon laquelle la mort de Nawara ne résultait de rien de plus que d’une innocente confusion dans les munitions.
La seule raison pour laquelle Deri a pu bénéficier de cet arrangement, même si ce fut le meurtre le plus documenté et le plus étayé de preuves de toute l’histoire militaire d’Israël, réside dans la possibilité d’une mise en scène pallywoodienne et dans la « pseudo-science » qui a « prouvé » la chose. Actuellement, la famille de Nawara est en appel devant la Cour suprême contre le verdict, mais il est très improbable qu’elle obtienne gain de cause.
Alors que le cas d’Elor Azaria nous a appris ce que Pallywood ne pouvait faire – vous acquitter après vos aveux –, celui de Ben Deri nous enseigne ce qui peut faire Pallywood : n’importe quoi d’autre.
Comprendre l’univers sioniste
Ce qui a débuté il y a 17 ans lorsque deux théoriciens du complot ont tenté de prouver l’innocence d’Israël – après que les FDI avaient déjà détruit le mur derrière al-Durrah, éliminant ainsi les balles qui auraient pu permettre d’identifier les tireurs – n’a cessé de s’amplifier depuis, de mûrir et de faire marche arrière. Ces derniers temps, en Israël, les « cinglés » sont ceux qui regardent ces vidéos et qui présument que ce qui s’est réellement passé est précisément ce qu’ils voient. Toute nouvelle vidéo qui fait surface en dévoilant de mauvaises actions d’Israël est présumée venir de Pallywood tant que le contraire n’a pas été prouvé autrement qu’au-delà d’un doute raisonnable.
Bien que des centaines d’Israéliens tuent des centaines d’autres Israéliens chaque année, pour l’une ou l’autre raison, il nous est tout simplement impossible d’admettre qu’un seul soldat tuerait un Palestinien. Et, puisque nous ne pouvons l’accepter, nous ne le faisons pas.
« Ce sont des monstres qui tuent des enfants », disons-nous, même si, ces dernières décennies, les forces de sécurité israéliennes ont tué des centaines, voire des milliers d’enfants palestiniens. « Ils sont des terroristes, même quand ils tuent des soldats en armes, mais nous sommes des militaires, même quand nous tuons des enfants désarmés », nous disons-nous à nous-mêmes.
Il est impossible de comprendre ce raisonnement sans savoir que la plupart des Israéliens croient sincèrement que tout Palestinien tué par les troupes israéliennes était soit un terroriste, soit un coup monté (Pallywood / bouclier humain), soit une erreur honnête. Par conséquent, les Israéliens moyens peuvent rejeter le meurtre et le vol de terre comme des actes immoraux en principe, tout en les soutenant et en les constatant de visu et sur base quotidienne.
Tenter de comprendre pourquoi l’univers sioniste est en expansion – au-delà des frontières de 1967 et dans l’immoralité inévitable qui la sous-tend – sans comprendre Pallywood équivaut à tenter de comprendre pourquoi l’univers est en expansion sans comprendre la matière noire : nous commettons des choses immorales, parce que Pallywood « prouve » que nous n’en commettons pas.
Eishton
Article publié le 17 février 2017 sur +972 sous le titre “Pallywood : The dark matter of the Zionist universe” (La matière noire de l’univers sioniste”.) – Traduction : Jean-Marie Flémal
Eishton est un blogueur d’investigation israélien et anonyme. Le texte présenté ici est un extrait publié de l’enquête complète sur l’affaire Deri et sur Pallywood et les pseudo-sciences utilisées pour l’innocenter (de toute accusation grave). Vous pouvez la découvrir ici, en anglais : « La transformation d’un meurtrier… en un homme coupable de négligence criminelle : Comment Israël a transformé un tueur en série de Palestiniens et un héros maladroit. »