« La politique, c’est chiant. C’est chiant parce qu’on ne parle que de trucs compliqués que personne ne comprend », expliquent les trois jeunes hommes du vidéoblog Osons Causer. Ils décident donc, en juin 2015, de la rendre aimable, voire désirable ; le support est accessible (la vidéo), le langage concret et le ton ludique : la politique entre amis, autour d’une table ou d’un verre. La gauche critique, estiment-ils, a passé trop de temps à se regarder le nombril dans ses essais et ses colloques élitistes — laissant par la même occasion les courants nationalistes prendre leurs aises aux quatre coins de la toile. Bilan provisoire : une vingtaine de vidéos, plus d’un million de vues et des thématiques abordées aussi diverses que la crise grecque, le jihadisme, la répression des syndicats et la loi El Khomri. Nous croisons par hasard Ludo (il y tient : personne ne l’appelle Ludovic), Stéphane et Xavier lors de la Nuit Debout, place de la République, à Paris ; curieux d’en savoir davantage sur le projet politique que porte le trio, nous leur proposons un entretien. C’est sitôt chose faite, dans un café (une précision : l’ouvrage #OnVautMieuxQueCa, auquel ils ont participé, n’était alors pas paru).
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Vous proposez une lecture, une analyse et un décorticage de l’actualité. D’autres Youtubeurs donnent à entendre des alternatives politiques. Est-ce une direction qui vous intéresse également ?
Stéphane : On réfléchit à l’idée d’une Assemblée constituante, dans une perspective citoyenne. On a même un bouquin qui était en cours d’écriture avant #OnVautMieuxQueCa. Le moment d’en parler ne s’est pas encore présenté.
Ludo : Dans tous les domaines — agriculture, élevage, énergie, macroéconomie, monnaie, urbanisme, école —, des penseurs et des acteurs ont déjà des solutions pour proposer des alternatives pour demain. Il manque juste une stratégie rationnelle. Il nous faut un peu de croyance collective, un élan partagé dans une même séquence d’action.
Stéphane : C’est d’autant plus difficile que nous sommes dans une période de profond dégoût du politique. Ce dégoût touche aussi bien ceux qui s’y sont investis mais ont été déçus que ceux qui n’ont pas essayé. Selon nous, une stratégie politique trop « bourrine » n’entraîne pas les gens. On en cherche une qui soit capable d’inclure le plus de personnes possible — plutôt qu’une stratégie plus poussée en terme de forme, plus pure, plus parfaite.
Ludo : Il y a déjà des centaines de solutions sur les bonnes échelles de décision, l’inclusion de la France dans le monde, la planète, l’écologie… Ce qui compte, c’est comment mettre en branle nos rêves et nos désirs pour faire face à nos peurs. Ayant assez d’indétermination et de charge réelle, la Constituante nous paraît être la bonne échelle pour changer les règles et prendre en considération toutes ces solutions latentes. La Constitution permet de refaire peuple : tout en se montrant très précise quant aux droits, elle n’empêche pas l’indétermination. À titre d’exemple, on peut citer la constitution vénézuélienne de Chávez, version 1, qui comportait notamment l’accès au droit à la santé et à l’éducation pour tous. Mais ce qui compte, c’est l’élan collectif. En tant qu’hégélien, je suis convaincu que toute détermination est négation. Il faut rester indéterminé, inclusif, bienveillant ; il faut montrer que la reconquête collective nous semble être une bonne issue — tout en étant pensé dans une logique stratégique.
Stéphane : L’inclusion doit se faire en amont et en aval, avec le peuple à la base de cet élan. C’est la condition décisive pour redonner aux gens l’envie de prendre le temps, comme en 2005 [année du référendum sur le Traité constitutionnel européen, ndlr], de se saisir de la politique et du processus constituant. Partir des places publiques fait donc sens. Les gens se font face alors et agissent ensemble. Les actes de solidarité active y sont primordiaux car il faut d’abord gérer la misère que crée la ville. La coprésence, sur place, permet de montrer que les gens peuvent. Par le face à face avec l’autre et avec le concret, elle permet aussi de s’opposer de manière moins violente lorsqu’on discute de « grands débats » comme, par exemple, le revenu de base ou le salaire à vie. La co-action doit primer et cela peut se faire à travers un processus constituant.
Mais vouloir réécrire la Constitution, n’est-ce pas en soi clivant ?
Ludo : Il faut réfléchir à la manière de mettre en place des affects et des signifiants comme « la démocratie », « l’intérêt général », « la justice », qui sont déjà construits et assez forts pour mobiliser. Bernard Friot évoque souvent le déjà-là pour parler de nos institutions de protection sociale et du salariat, mais il y a aussi un déjà-là d’ordre symbolique. C’est ce que dit Bourdieu dans ses cours « Sur l’État » et dans sa conférence « Un fondement paradoxal de la morale » : on peut utiliser des signifiants républicains contre cette République que l’on critique. Par exemple, Liberté, Égalité, Fraternité. Ou le « Peuple souverain ». On peut utiliser ces signifiants pour piéger les dominants à leur propre jeu et pour permettre de ramener à une perspective d’émancipation des gens qui s’en sont éloignés. Les habitudes socio-électorales ont la vie dure. On vote souvent comme le faisaient nos parents. Des signifiants comme « droite » ou « gauche » sont à dépasser car la différence n’est, aujourd’hui, plus très claire. Si on osait une boutade, on pourrait dire qu’il y a une part de vérité dans les délires de Bayrou ou de Macron. L’idée est de contourner ces signifiants dévoyés en revenant aux signifiants abstraits antérieurs (liberté, égalité...) avec lesquels tout le monde est d’accord. L’enjeu est alors de se servir de ces signifiants pour proposer une voie concrète — fondée sur les vécus et les situations réelles des gens — qui ait l’air raisonnable et jolie. Selon nous, c’est un pari qui peut marcher. Ces considérations stratégiques et idéologiques proposent une issue mêlant principes et affects. Mais comme tout ce qui relève des croyances collectives, c’est plein « d’irrationnel ». C’est un pari qui peut tout à fait échouer. Mais ça nous semble être une autre manière de penser une alternative que celle proposée par les logiciels classiques « droite » et « gauche », qui ne font plus grand sens.
C’est une stratégie à la Pablo Iglesias, de Podemos, non ?
Ludo : Un chouia, mais adaptée à la France car la gauche française a bien plus de réseaux institutionnels et d’organisations. La République est plus sclérosée par le régime présidentiel mais elle permet, paradoxalement, de mettre en place un processus constituant plus aisé, avec la possibilité de gouverner par décrets. Mais je ne connais rien du tout au logiciel théorique de Podemos — j’ai dû, dans ma vie, lire deux articles sur eux. Je n’ai jamais lu Laclau [l’un des référents intellectuels de Podemos, connu, notamment, pour sa réhabilitation du populisme, ndlr]. Mes fréquentations intellectuelles sont Marx, Bourdieu, Rancière, Lacan, Hegel, Spinoza, Lordon et Slavoj Žižek.
En matière de diffusion des idées, sur Internet, la gauche a pris un grand retard sur l’extrême droite. Ce constat vous a-t-il conduit à agir en conséquence ?
Stéphane : Il y a dix ans, après avoir vu des vidéos d’Alain Soral, je me suis dit qu’il avait trouvé une position de parole convaincante pour toucher un grand nombre de gens. Il a une manière efficace de parler de politique : il faut donc faire contrepoids. Osons Causer a trois veines originelles, toutes issues de nos expériences propres : la lassitude de ces gens qui voulaient une réflexion critique, avec des alternatives, sur la lecture du monde ; le projet de Xavier d’une chaîne de vulgarisation des sciences sociales ; la réflexion de Ludo sur une stratégie constituante.
Ludo : L’extrême droite mène une stratégie d’occupation idéologique du Web et de contournement des médias traditionnels, qui la black-listaient et étaient détestés par son public. Il y a un double « effet Kiss Cool » dans ce contournement : il lui permet de dénoncer les médias, de devenir bouc émissaire et de construire patiemment un endroit où la concurrence n’existe que peu. L’extrême droite avait un coup d’avance sur la gauche « normale » ou « critique », qui se limitait à faire des tracts et des journaux, qui restait dans des schémas d’actions très classiques. La gauche, à cause de ses inerties, avait perdu le pari du Web. C’est une bonne vieille hystérésis [dans la sociologie bourdieusienne : maintien des habitudes et dispositions en dépit d’un changement de statut, ndlr]. Alors que l’enjeu gramscien d’une bataille culturelle dans les idées était solidement partagé à gauche, depuis 25 ou 30 ans, la gauche de la gauche n’a pas bougé : elle est restée dans le journal, le tract, Mermet et le bouquin. Cette stratégie culturelle pouvait fonctionner lorsque la gauche avait la main sur les médiations traditionnelles que représentaient les sections des partis politiques, les syndicats ou les associations. Elle a cependant pris du plomb dans l’aile quand a commencé le grand détricotage social — shalom, Mitterrand ! Sans ces médiations, le logiciel ancien n’avait plus accès aux esprits. À ce moment, l’extrême droite a été plus maligne.
Stéphane : Mais c’est aussi un effet de position. N’ayant pas accès aux médias classiques, l’extrême droite avait d’autant plus intérêt à se saisir de ces nouveaux outils.
Ludo : De notre côté, le corpus de critique et de réinformation est alimenté depuis longtemps par chaque initiateur de #OnVautMieuxQueCa. Mais rêvons un peu : bien sûr que, dans plein de têtes, on pense à un pôle commun hiérarchisant l’information avec un site et des applications qui coordonnent tous les flux de radio, télé, journalisme indépendant... D’autant plus que le modèle économique d’Internet, du gratuit au payant, est à inventer. Monter un tel pôle de coordination sous-entend des frais colossaux, une complexité extrême de coordination et de gouvernance entre les acteurs et le besoin d’équilibrer sa gestion. D’ailleurs, Rezo et Bastamag sont des portails de réinformation à partir de la presse critique et indépendante en ligne, par thèmes et par jour. On pourrait imaginer ce type de hiérarchisation de contenu pour des podcasts radios, vidéos, documentaires et événements. Les esprits sont prêts, mais il faut encore du temps que tous les acteurs se reniflent le cul et que la confiance soit là pour une mise en œuvre.
On assiste tout de même une droitisation globale de la France, non ?
Ludo : Pour ce qui est de l’hégémonie culturelle, il y a plein de choses qui sentent bon actuellement. On est à la fin de la vague idéologique immense qu’a représentée le tsunami néolibéral des années 1970. Ce logiciel se basait sur des oppositions très efficaces, comme les couples antagoniques modernité/archaïsme, mondialisation/local, ouverture/fermeture ; il a abondamment utilisé les mathématiques et les chiffres comme outils de légitimation. Parmi les grands moments de cette séquence, on peut citer Reagan, le règne de la finance, puis l’OMC, l’Union européenne… Selon nous, on assiste à la fin de cette vague, malgré le mini soubresaut de 2001 des faucons néoconservateurs — avec le eux/nous du choc des civilisations et les narratifs civilisationnels… On est dans une fin de vague. Pour vous en convaincre, allons sur un terrain inattendu. Tout ce qui est qualifié de « bobo » — le greenwashing — peut être vu comme le germe d’une contre-hégémonie naissante : McDonald’s et Monsanto vont sur notre terrain pour vendre. Le Do It Yourself et les fab labs des bobos de Brooklyn sont la réactualisation d’une pratique ouvrière de bricolage et de bon sens. Tout cela est promu par une veine culturelle plus large. #OnVautMieuxQueCa, Osons Causer et plein d’autres éléments sont des dispositifs contre-hégémoniques qui arrivent. Il ne faut pas voir le verre trop vide.
Justement : quel est votre ressenti par rapport à Nuit Debout ?
Ludo : On parle en notre nom, comme expression modeste de ce qu’on y voit, sans imaginer exercer un magistère sur quelque chose d’aussi horizontal et spontané. D’abord, c’est une petite fenêtre qui s’ouvre dans une lignée d’autres petites fenêtres ouvertes depuis peu : loi Travail, grosse manif’ lancée par des citoyens le 9 mars, #OnVautMieuxQueCa mettant au cœur la légitimité de nos vies. La place n’est pas un « espace privé » dans lequel on compte le nombre de visiteurs — poke à Hidalgo ! Mais comptons à la louche, allez : il doit bien y avoir des dizaines de milliers de personnes qui y sont passées, ainsi que 300 000 personnes qui suivent sur Périscope l’image et le son moisis d’une AG dont il est difficile de saisir pourquoi et de quoi chacun parle. Des gens veulent voir ça, et sont contents que ça existe ; ils approuvent la réappropriation de l’espace public et défendent la place. Pour nous, l’enjeu principal est de continuer à tenir cette place. On peut chercher à accélérer l’évolution du mouvement et s’inquiéter des débouchés, surtout après des années d’atonie et de désespoir. C’est très compréhensible. Mais regardons déjà ce qui se produit sur la place : une envie de se connecter, de donner des coups de main, de participer à des commissions ou de venir aux AG, de réfléchir ensemble. Il faut laisser le temps à ces connexions de faire émerger des propositions et des débouchés. Imaginez qu’on n’est même pas installés en permanence à République à Paris. Les autres Nuits Debout commencent seulement à faire les premiers nœuds de connexion, au départ du noyau dur qui va maintenir le phénomène et le faire grandir.
Qui sommes-nous pour exiger qu’elles portent déjà des revendications ? Quand il y aura partout des Nuits Debout tenues ; quand, à République, il y aura un camp en permanence depuis plusieurs semaines ; quand il y sera mis en place un vrai suivi des commissions, un vrai travail de compilation, avec un site qui coordonne tout ça, là, on pourra à peu près voir ce qui a pu être dit, porté, fait. Mais que peut-il en sortir de raisonnable maintenant ? Un sauveur, un programme commun, une primaire ? Ce n’est pas de cela dont il s’agit. Là, on doit recréer nous-mêmes quelque chose de nouveau entre citoyens — et sans organisations, sans étiquettes, sans éléments traditionnels ou qui, à l’inverse, effraient. C’est nouveau, ce qui se passe. Laissons le temps à cette nouveauté. Occupons nos places ! Solidifions cette affaire parce que les connexions et les idées fusent. Ça va se massifier. On peut déplorer que ce soit pas mal blanc, cultivé, masculin — et encore, il y a de plus en plus de nanas ! —, bobo et plutôt militant... mais c’est de moins en moins vrai à mesure qu’on tient la place ! Laissons-nous le temps de nous découvrir, de nous rencontrer, d’inventer. Fixer un objectif est prématuré. Quand on fera la somme de toutes les idées, réflexions et actions, on se rendra compte de ce qu’on a gagné.
Stéphane : La raison même pour laquelle les personnes sont sceptiques découle de leur sentiment de dépossession de leur pouvoir démocratique. Quand on ne savait pas quoi faire, on donnait le pouvoir de penser et d’agir aux intellectuels et aux hommes politiques qui façonnaient des solutions avec leurs enjeux de partis. Ce qui est nouveau, c’est que ce sont des citoyens, pouvant être d’anciens militants, venant comme tels, qui s’approprient directement ce taf de manière collective. Pour nous, c’est cela le sens politique le plus fort de ce que l’on est en train de vivre sur cette place.
Ça a des airs d’auto-institution de la société, telle que décrite par le philosophe Castoriadis...
Stéphane : Exactement. C’est de l’auto-institution populaire à petite échelle.
Ludo : Il faut quand même noter la tentative qui existe avec le M6R et la plateforme de Mélenchon. Lui, il essayait de promouvoir des propositions et d’impliquer les gens dans le débat, numériquement. Mais le problème, c’est que c’est fléché et que les gens ne se rencontrent pas. Les probabilités d’inter-compréhension, d’échanges et même d’émergence spontanée de thématiques non prévues sont donc plus faibles. Ce qui est proposé avec l’auto-institution de Castoriadis est beaucoup plus vrai, fort et profond. C’est l’avantage des échanges en présentiel, sur la place.
C’est une approche de bas en haut ?
Ludo : Exactement. Après, il y aura toujours des enjeux sur ceux qui parlent davantage et qui amènent le plus de capital culturel. Prenez la grève générale : c’est une super idée que plein d’intellos et de militants connaissent. On peut dire : « Là, maintenant, c’est ça qu’il faut. » Mais n’importe qui — la personne qui passe dans la rue, sans bagage intellectuel ni militant —peut apporter, s’il entend une discussion à ce sujet, d’autres problématiques : « Comment je fais après pour payer mon loyer, pour manger ? » Le mec intello va lui répondre : « Moratoire pour le loyer, c’est ça qu’on va gagner. » Le passant répond : « Mais attends, si on ne gagne pas, moi, je fais comment ? » Comment assure-t-on la caisse de grève ? Les idées les plus intellos ont besoin du réel des gens, en matière de pédagogie et de réalisation pratique. Et ça, c’est un truc qui passe largement mieux en place publique que sur un forum numérique où tu te fais inonder par quelqu’un. En place publique, tu peux avoir une interaction directe avec d’autres formes de verbalisation pour empêcher les effets de violence symbolique qui existent malgré tout. Les intellos y ont des ressources, mais les non-intellos aussi.
Stéphane : Il faut aussi dégonfler cette différence intello/pas intello. On voit émerger, de plus en plus, l’idée que tout le monde devient intello. Si tu n’as pas fait d’études, ou presque pas, il y a certes des petits clivages sociologiques, mais on est de plus en plus nombreux à pouvoir, si on le veut, aller se renseigner sur X, Y et Z, via Internet. Les canaux différents se développent. Tu as les canaux les plus légitimes aux yeux des intellos et ceux plus « grand public ». Nous, on essaie de faire un truc encore plus grand public. Les gens commencent à capter que leur parole est légitime lorsqu’ils prennent leur vie en compte et la façon dont ils vivent leurs vies. Légitimes dans leurs réflexions. Et sans attendre qu’un mec leur dise quoi penser, d’en haut.
Ludo : En AG, toute proposition théorique devrait avoir un versant pratique. C’est ce problème de coordination qui manque pour avoir un contenu politique. D’où l’idée d’amener une veine stratégique : on s’en fout des propositions abstraites. En AG, on a un truc important qu’on aimerait faire passer mais on a jugé que ce n’était pas opportun de nous impliquer à fond dans la Commission Démocratie — afin de pouvoir avoir un autre rôle sur cette place. En clair : on pense que ce serait bien que l’AG ne se détermine pas trop. Voter des trucs, surtout en amont, cela nous parait trop tôt — et même excluant. Il y a des procédés pour ça ; il y a des techniques d’AG qui ont été expérimentées à Occupy (qui, au lieu de valider a priori, censurent a posteriori). Chaque commission rend compte de ce qu’elle a fait tous les trois jours. Des gens s’opposent. S’il y a une « croix » (opposition radicale) dans l’Assemblée, on commence à discuter ; s’il y en a plein, on fait dix minutes de tour de parole. Ainsi, on garde le foisonnement des initiatives. Et c’est plus libre, plus opérationnel ; ça évite les tunnels.
Stéphane : Et ça permet aux gens de discuter en avance, et pas en méga grande AG où c’est hyper chaud de prendre la parole — car ça fait peur. Discutons et tentons des trucs en amont, dans des petits groupes. Il faut organiser la place et les modalités démocratiques, mais s’il y a de plus en plus de gens qui viennent et se disent « Moi, j’ai envie de discuter de ça », puis qui se posent avec trois potes, mettent une petite pancarte et commencent à discuter, c’est génial ! Si Nuit Debout doit s’auto-instituer, et qu’on est tous légitimes pour réfléchir, c’est ce qu’il faut faire. Ça ne va rien changer de statuer « Est-ce que l’AG de Nuit Debout veut le revenu de base ? ».
Ludo : Il nous semble qu’en Espagne, aux États-Unis, en Turquie, dans les occupations de places, ils sont allés vers cette voie. Avec plusieurs espaces d’expression permanente. Pour cela, il faut tenir le camp et répondre à des enjeux. Il faut prendre du temps.
Stéphane : On pense aussi qu’on devrait, sur la place, accueillir des gens avec qui la majorité n’est pas d’accord. On n’en a rien à foutre qu’il y ait des conspirationnistes et des confusionnistes ; de quoi on a peur ? Est-ce que les gens sont débiles ? Si on veut pouvoir un jour démocratiquement changer les choses, il va falloir qu’on discute et qu’on puisse se convaincre.
Ludo : Donc, restons doux. À plusieurs, notre force collective de conviction — si on est joyeux, accueillants, bienveillants — est plus puissante que pas mal d’oppositions et de révoltes violentes. Nos copains d’#OnVautMieuxQueCa et de Hacking social ont bien parlé de la pensée prétendument « Bisounours » : c’est-à-dire comment le monde néolibéral (« il faut être ferme ») a construit un discrédit du « Bisounours », du « bienveillant ». Nous tombons nous-mêmes dans ce piège dès que nous disqualifions, trop facilement, l’attitude « bienveillante » et « naïve » en traitant l’autre de « bobo », en parlant de « kermesse » à propos de Nuit Debout. Il y a là comme un reste de l’hégémonie de nos ennemis : restons sympas.
Revenons un instant aux adversaires politiques qui viennent à Nuit Debout : pourquoi ne pas les exclure ?
Stéphane : En restant ouverts, en débattant, on a beaucoup plus de chances de gagner idéologiquement.
Ludo : Si tu veux convaincre et emporter l’adhésion, il faut partir de ce sur quoi la personne qui se trouve en face de toi est déjà d’accord. C’est toujours comme ça que commence une discussion. Si tu ouvre sur le désaccord, tu construis du clash et, à la fin, chacun va dire « équipe rouge / équipe bleu », « Real / Atlético Madrid ». Ok, super... Si on veut une discussion et créer une concorde collective, il faut partir de nos accords. Par rapport aux conspirationnistes, il faut dire : « Mais tu es là, tu es avec nous, c’est déjà bien ; tu es dans l’erreur mon frère, viens. » Dans la perspective qu’on apporte, il y a un truc un peu « évangéliste ». C’est une impulsion très religieuse dans l’attitude, par rapport à la conflictualité, à la lutte des classes, à la construction conflictuelle de notre démocratie représentative. C’est une approche du monde d’avant 1789, plus inclusif, plus religieux. Ça parait bizarre, mais c’est très vrai : il n’y a aucune discussion qui ne se règle en commençant par la discorde — sauf si les gens sont sensibles à « la force intrinsèque de l’idée vraie », pour faire du Spinoza. Les espaces de discussion purement argumentaires n’existent quasiment jamais — Habermas se goure. Nuit Debout, c’est un laboratoire et un moment d’apprentissage. On ne peut pas exiger de gens qui ne se sont jamais parlés (et qui ont ou non des affinités intellectuelles et militantes au préalable) qu’ils se retrouvent ensemble dans une configuration nouvelle. Et que tout fonctionne bien tout de suite. Il y aura évidemment des divergences, mais, avec le temps, des idées d’équilibre vont circuler. Il faut avoir des attentes raisonnables : ce sera long et il y aura des couacs. On va continuer à tenir cette place, avec des toilettes sèches bien gérées pour les meufs, une cantine bien gérée, de la bouffe bien gérée. Progressivement, on va renforcer la Commission Logistique (qui galère), créer un site Internet de coordination et d’information — avec une curation de qualité. Les gens ont un énorme désir que tout ce « bordel » continue ; on va surmonter les difficultés.
Stéphane : Quelle que soit la façon dont ça va évoluer, on a déjà gagné. Le fait que ça ait existé pendant le temps où ça a existé, que les gens soient venus et se soient rencontrés, qu’ils aient fait tout ce qui a déjà été fait, c’est déjà très bien. On est déjà très contents, même si ça devait s’arrêter demain.
Ludo : Il se passera forcément plein de choses. Quand les gens se rencontreront, plus tard, ils auront vécu Nuit Debout. C’est un lieu commun de la gauche et des mouvements de lutte que de dire que la lutte forme. Il y a une autotransformation et une autoémancipation de soi dans la lutte. Imaginons le futur de trois copains qui se sont rencontrés dans une commission à Nuit Debout : il y en a un qui va partir dans un parti et il se fera critiquer par les deux autres, sur la base de leur action commune. Imagine les galériens qui tentent ça à Montluçon : ils se reverront au ciné mais ces connexions ne sont jamais perdues et sont déjà constructives. On a vu des gens tracter pour une lutte dans un hôpital, avec des tracts CGT, chasuble et autocollants. On est allés les voir pour leur dire que « c’est cool, mais c’est un espace où il y a un relatif consensus pour qu’il n’y ait pas de logos ». Le mec nous sort l’argumentaire syndical et on commence à le convaincre. Son chef arrive et ressort l’argumentaire syndical, pendant que le premier retire sa chasuble déchire les logos CGT dans le coin de tous les tracts pour pouvoir continuer de les distribuer. Ça donne de l’espoir dans le pouvoir de la bienveillance ! Tout le monde peut se comprendre. Il faut penser au potentiel excluant des logos ou des vieux signifiants qui identifieraient cet espace citoyen et en briseraient le caractère nouveau et inclusif. C’est en train de se mettre en place ; ça a fonctionné à petite échelle.
Stéphane : Sur la place, il y a déjà un milliard de gens qui possèdent des étiquettes mais la laissent à l’extérieur.
Ludo : Sauf Jean Lassalle, qui vient quand même dire « votez pour moi ». Il m’a fait rire : il cherche des voix dans le Béarn. Il n’a pas compris.
Et que pensez-vous du rôle des « leaders » comme signifiants, comme sources de rassemblement, quand les drapeaux et les slogans ne marchent plus ?
Ludo : C’est une contradiction majeure et inextricable. Toute parole est in fine incarnée et référée à un auteur. Même Nicolas Bourbaki et les traditions d’écriture sans auteur. Même le Comité invisible devient le groupe de Tarnac. C’est consubstantiel à la prise de parole. L’analyse qui nous rend sceptiques envers l’incarnation est celle des effets de charisme, au sens sociologique, avec le pouvoir, la légitimité, le crédit symbolique. Cet effet de charisme brise le pari démocratique de Rancière sur l’égalité des intelligences et du pouvoir. Notre scepticisme est tout à fait normal, mais, en même temps, il n’y a pas de discours ni d’actions sociales sans figure, sans situation incarnée. Il faut essayer de jouer et c’est une corde raide ; il faut arriver à être transparent. Depuis que je suis devenu un petit « personnage public », je suis confronté à cette contradiction ; il faut tâcher de rester « normal ». Il faut essayer d’expliciter au maximum les stratégies de communication, ne jamais se payer de mots. J’utilise le lexique de l’ennemi — le branding, le marketing, la communication — pour savoir ce que je fais, pour me protéger de moi-même. Par exemple, #OnVautMieuxQueCa est pour moi un branding, un label, une marque qu’il faut continuer à gonfler. L’hésitation entre les labels « Nuit Debout » et « Convergence des luttes » est à penser en termes de communication, au sens des communicants, des publicitaires. Je parle de communication en des termes extrêmement crasseux, ceux des gens de droite, pour ne pas y croire, pour ne pas avoir l’impression que c’est spontané ! C’est pareil pour toutes ces contradictions « charismatiques ». Je fais chier mes collègues car je parle extrêmement négativement de notre dispositif, en disant qu’on fourbe sur une écriture. Dès que tu écris pour un public, tu changes un peu pour que ce soit plus compréhensible : je n’arrive pas à ne pas le voir comme une fourberie. Ces stratégies que j’applique pour limiter les effets « grisants » du charisme sont éventuellement généralisables.
Ce serait même valable pour une figure d’un parti, à vos yeux ?
Ludo : Oui. Par exemple, une manière honnête pour Mélenchon d’être lui-même serait de s’auto-critiquer en permanence, de savoir quand il se paie de mots, ce qu’il représente et ce qu’il dit car il incarne tel ou tel espoir, d’expliciter pourquoi il fait le choix de dire ceci ou cela par rapport à ce qu’il est lui-même, par rapport à la position d’acteur qu’il occupe. Il faut expliciter les recettes. Il n’y a pas mieux que la transparence. Pour un enfoiré, expliciter sa recette, c’est fatal ; pour quelqu’un qui va vers le bien, c’est fantastique — comme un boucher qui te met la traçabilité de sa viande. Il y aura toujours des figures.
Au fait : comment vous êtes-vous politisés ?
Stéphane : Cela faisait très longtemps qu’on s’intéressait à la politique. Dès 14 ans, je lisais Le Monde diplomatique et étais tout content d’aller voir le film sur Bourdieu, La sociologie est un sport de combat. Ludo, ça fait mille ans.
Ludo : Selon ma mère (et ce n’est pas une source fiable), à un ou deux ans, dès que j’ai pu parler, j’ai demandé si Mitterrand était de gauche ou de droite. Elle m’a dit : « De gauche. » Et là, j’ai chialé pendant une demi-heure parce qu’on m’avait dit que j’étais droitier ! Mes parents ne sont pas du tout militants. Pour comprendre la profondeur du délire, imaginez qu’en CE2 j’ai voulu faire un exposé sur la réforme de la Sécurité sociale de 1995 !
Xavier : Moi, c’est plus tardif. Vers 17 ans. Ça a été beaucoup par l’écologie politique et la décroissance. En 2011, j’étais à l’opération « Indignés » à La Défense, qui avait duré deux semaines.