Que peut-on en effet trouver chez des Iraniens qui ont renié leur pays et qui ne tournent que pour le public européen et, plus spécialement, le Tout-Paris ? des clichés insipides comme de la world food, autour, par exemple, d’une famille recomposée suivant les canons du sociétalement correct.
Dans Offline, par contre, tout a la saveur du réel, l’accent du vrai : nous sommes à Gand (mais nous ne verrons pas de canaux, seulement des quartiers de grands ensembles), en territoire flamand ; Rudy est spécialisé dans la réparation de machines à laver, sa femme est coiffeuse, son meilleur ami, Rachid, un immigré francophone connu en prison, est chauffeur de taxi. Pas de familles recomposées ici : Rachid tient à la réussite de son mariage, dont sont nés trois garçons. Quant à la famille de Rudy, elle reste décomposée depuis sa condamnation à la prison : sa femme vit seule, dans le chagrin et la rancoeur, leur fille Vicky essaie de financer ses études (bien compromises) grâce à la messagerie rose, sous le pseudo de Sweetlips.
Et c’est ce qui servira de lien à Rudy, sorti de prison avec le projet de réunir sa famille, pour reprendre contact avec sa fille : elle va vite distinguer ce client aux messages affectueux, qui vont lui devenir nécessaires. Fort de ces premiers succès, Rudy se présente à elle en personne : mais comment faire coïncider ses deux personnages, le Père réel, lourd de son passé, et son romantique avatar on line ? Rudy comprend qu’il est impossible d’effacer le passé ; mais sa quête n’aura pas été vaine ; car Peter Monsaert, dont c’est le premier long-métrage, ne veut pas faire passer un message nihiliste et désespérant. Il n’y aura pas de happy end, comme dans Paris Texas, le film de Wim Wenders que peut rappeler la reprise de contact indirecte, par écran érotique interposé, Mais l’amour indirect du père et de la fille permettra à l’un de survivre à une tentative de suicide et, sans doute, de se reconstruire autrement, et à l’autre de retrouver son équilibre.
Ainsi, la transcription du réel se prolonge-t-elle vers le symbole et vers une vision humaniste. Les machines à laver que Rudy s’entête à réparer, malgré le manque de clients, marquent son désir de laver et rédimer ses fautes passées (rejoignant, chez Lars von Trier, la machine à laver du prologue d’Antéchrist, qu’on voit en pleine action pendant la " scène primitive" (ou le péché originel) d’Elle et Lui, et qui annonce le projet de rédemption d’Elle). Et toute l’histoire fait du désir d’amour et de l’aptitude à aimer le socle de la construction de soi et des relations avec autrui (au rebours de l’anthropologie libérale fondée sur l’égoïsme et la haine) ; on pense ici à deux autres Belges, les Frères Dardenne,et, par exemple, au Gamin au vélo, où un enfant perdu et violent se reconstruit grâce à l’amour de sa mère adoptive.
Mais il est temps de dire que tout le film est porté par Wim Willaert, l’extraordinaire acteur découvert dans Quand la mer monte, de Gilles Porte et Yolande Moreau ; dans le rôle de Dries, le naïf porteur de géants en quête d’amour, il était bouleversant et son raboteux accent flamand, dans ce film francophone, était irrésistible. Dans Offline, dix ans après, (mais on avait déjà pu le revoir en 2010 dans Hitler à Hollywood, autre film belge), Wim Willaert a mûri et est même transfiguré : avec ses longs cheveux qui cachent un visage émacié, il est un sublime "Christ de la paternité" (comme Balzac appelait son Père Goriot), et son accent émeut toujours autant. Car si, aujourd’hui, les Flamands ont réaffirmé leur identité, et que l’époque est loin où les Wallons se moquaient de leur patois de péquenots, la même discrimination socio-linguistique s’est reconstituée à l’intérieur même du flamand : une scène révélatrice (et là c’est à Ken Loach qu’on pense, et à l’accent prolo à couper au couteau de ses cheminots, dans The Navigators) l’oppose à la secrétaire d’une agence d’intérim, au flamand élégant, qui se moque de l’accent de Rudy et essaie de le styler.
Offline nous donne donc une image nuancée de la société flamande, loin des clichés (Wallons sympas, Flamands racistes), de même que Quand la mer monte nous emmenait dans un Nord populaire et authentique, loin des grosses ficelles de Bienvenue chez les Ch’tis. Ces "petits" films sont le vrai cinéma vivant d’aujourd’hui : sans eux, on pourrait oublier ce que le cinéma peut nous apporter et on finirait par trouver normaux les Superman étasuniens ("L’équipe de l’Enterprise traque un terroriste intergalactique") ou les mélos français et d’ailleurs ("Une jeune retraitée rencontre un trentenaire séducteur", "Une femme croise le regard d’un Anglais dans un train. C’est le début d’une grande aventure amoureuse", "Juliette, 20 ans, apprend que son père, réalisateur célèbre qu’elle adore, est atteint d’un virus dégénératif", "Un Israélien et un Palestinien, amis depuis 30 ans, réveillent un Moyen-Orient chaleureux et sans frontières" !).
Ils sont aussi l’occasion de voir de vrais acteurs, c’est-à-dire de vrais hommes et femmes, lestés d’une expérience humaine et sociale, qui, sans faire de grimaces copiées chez les acteurs de Hollywood, ou dans les pubs pour Nespresso, sont capables de communiquer avec les spectateurs d’âme à âme, c’est-à-dire d’être souffrant mais aussi responsable à être souffrant et responsable.